Le siècle du progrès fut aussi celui de toutes les réactions : retour sur les usages des peurs qui alimentent encore les populismes.

Dans une analyse brillante des deux dernières décennies du XIXe siècle, Michel Winock, l’historien bien connu du Siècle des intellectuels, montre que la IIIe République, dans sa croyance à la marche triomphante du progrès, est aussi minée par un appel à la purification, une vision du monde contre-révolutionnaire, anti-démocratique et décadente. Il s’agit dans ce livre d’une archéologie de la peur qui permet de mieux comprendre le déclinisme contemporain et le profit qu’en tirent les populismes.

 

Une conjoncture économique, politique et démographique particulière

La récession forte qui marque les années 1880 et va durer jusqu’à la fin du siècle explique cette croyance dans le délitement et la décomposition du monde. Elle s’accompagne d’un chômage massif et de la peur du « spectre rouge » (chapitre 6) qu’ont engendrés la civilisation industrielle et l’essor du prolétariat. Le triomphe de la République laïque et démocratique ne va pas sans opposition de la part des catholiques, qui voient dans cet antagonisme un nouvel affrontement entre le Bien et le Mal et appellent, comme Léon Bloy, à lutter contre l’Antéchrist. Le contrôle des naissances, enfin, fait craindre une chute de la natalité, et donne naissance aux fantasmes liés à la propagation des maladies, comme la syphilis, châtiment de l’amour libre et image de la dégénérescence physique et morale : en la matière, un des meilleurs chapitres du livre de Michel Winock est consacré à l’étude de l’« Eros décadent ». Les contempteurs de la décadence s’en prennent ainsi aux mauvaises mœurs et à la République perçue comme une pourrisseuse, qui ferait de la France une catin. Ils critiquent les « vices » révélés dans la littérature érotique ou pornographique, dont la publication a été permise par la loi sur la liberté de la presse de 1881 : libertinage, homosexualité, lesbianisme, androgynie… C’est l’identité même et la famille qu’on assassine.

 

La naissance de l’idée nationaliste

Forgé par Paul Déroulède et Maurice Barrès, le nationalisme à la française a dès lors de beaux jours devant lui. L’un et l’autre déplorent la disparition de la France rurale et patriarcale, hiérarchisée, au profit d’un monde urbain et industriel plein de troubles. Le mouvement ouvrier qui s’organise suscite la peur d’une révolution sociale, notamment avec les manifestations sanglantes, comme à Fourmies le 1er mai 1891. À cette France ingouvernable, il faut un chef. Ce nationalisme s’appuie également sur la xénophobie suscitée par la crise économique. En 1882, le krach de l’Union générale, banque catholique, entraîne des explications fallacieuses fondées sur l’antisémitisme. Le nationalisme naît au total de cette idée d’une double décadence économique et morale, qui suscite une volonté de restaurer l’identité française dont la mise en danger est rapportée à la défaite contre la Prusse en 1870.

 

Entre histoire et histoire littéraire

Cet essai magistral, très documenté, et très pratique notamment grâce à sa chronologie et son index fournis dans les appendices, se situe à la croisée de l’histoire et de l’histoire littéraire et on lira avec grand intérêt les chapitres sur Joséphin Péladan, Léon Bloy, Jorys-Karl Huysmans et Jules Barbey d’Aurevilly. Si on connaît encore À Rebours, « bréviaire de la décadence » publié en 1884, qui se souvient des Déliquescences d’Adoré Floupette (pseudonyme de H. Beauclair et G. Vicaire) qui datent de l’année suivante ? Tout ce travail de contextualisation des œuvres de ces auteurs « décadents », toutes ces analyses de leur style inimitable et de leurs anathèmes sont à la fois précieuses et utiles. Une telle synthèse force l’admiration et vient nous rappeler opportunément que la fin du monde est toujours pour demain, quand tous les grincheux du monde décident de se donner la main pour vitupérer l’époque.