Histoire des conflits armés et des violences nés de l'éclatement des Empires centraux à la fin de la Première Guerre mondiale.

Le travail de Robert Gerwarth était très attendu car il s'intéresse à un sujet important dans le domaine des relations internationales de l'Entre-deux-guerres : la chute des Empires centraux après la Grande Guerre. Le titre est d'ailleurs très explicite : Les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917-1923. La thèse de l'historien dublinois est qu'après la Première Guerre mondiale, les pays vainqueurs se sont trop concentrés sur leur propre destin et ont oublié ces peuples d'Europe centrale et orientale qui aspiraient à la liberté. Les tragédies qui se sont déroulées entre 1917 et 1923 sur les cendres des Empires centraux ont fait plus de 4 millions de victimes. Les vainqueurs de 1918, au premier rang desquels les États-Unis et la France, n'ont rien fait pour les empêcher ou même les arrêter, pas plus que la toute jeune SDN   créée dans ce but en 1919, mais déjà impuissante.

Gerwarth revient donc sur ces événements nés de la Grande Guerre mais oubliés, ou occultés, dans les mémoires occidentales. Il souhaite réveiller notre conscience car, selon lui, toutes ces guerres révolutionnaires ou civiles, toutes ces violences xénophobes ou antisémites qui secouent l'Europe centrale et orientale dans l'immédiat après-guerre ont eu des conséquences durant les années 1930 et dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Selon Gerwarth, les Français et les Anglo-Saxons se sont bercés d'illusion en qualifiant la tragédie de 1914-1918 de « Der des Ders » car, à peine l'armistice de Rethondes était-il signé que les nationalistes et révolutionnaires d'Europe de l'Est s'écharpaient pour créer leur pays ou pour faire advenir le « grand soir ». L'idée, énoncée quelques années plus tôt par Stefan Zweig, d'une communauté de destins de tous ces habitants d'Europe centrale s’avérait erronée. Le rêve de l’auteur autrichien de voir un jour émerger une « Mitteleuropa » ne se matérialisa pas dans l’Entre-deux-guerres.

 

Une plongée dans les enjeux géopolitiques de l'après Première Guerre mondiale

Les Empires centraux sont une des clés de l'organisation géopolitique de l'Europe en 1914. La plupart sont gouvernés par des dynasties pluriséculaires, à l'image des Habsbourg ou des Romanov. La création en 1871 du Reich allemand parachève un processus d'unification débuté au début du siècle. À la veille de la Grande Guerre, les pouvoirs en place à Berlin, Vienne ou Moscou solides. Seul l'Empire Ottoman, « l'homme malade de l'Europe », apparaît fragile et contesté dans ses confins, comme ce fut le cas lors des guerres balkaniques de 1912-1914. Pourtant, au sortir de la guerre, tous les empires ont disparu, victimes des vagues nationalistes ou révolutionnaires qui ont submergé l'Europe à partir de 1917.

Gerwarth s'attaque donc à l'analyse de ces différentes forces qui ont provoqué la fin du « monde d'hier », tel que Zweig l'avait présenté dans son autobiographie, et fait entrer l'Europe dans les problématiques du XXème siècle. En effet, c'est en 1917 que naît véritablement le communisme, en tant que force de gouvernement en tout cas. C'est aussi entre 1918 et 1923 que de nouveaux nationalismes se développent sur les ruines des empires allemands et austro-hongrois qui venaient de disparaître. C'est d'ailleurs à l'intérieur des anciennes frontières de ce dernier, composé avant-guerre d'une mosaïque de peuples, que les tensions et les affrontements se révèlent les plus fratricides et meurtriers.

Spécialiste de géopolitique   , Robert Gerwarth analyse brillamment les enjeux qui ont poussé ces peuples à s'affronter au lendemain de la Grande Guerre. Sa démonstration est très claire : l’objectif poursuivi par chacun des nouveaux Etats, nés du démantèlement des Empires centraux, au nom du principe des nationalités promu par Wilson, est le regroupement de toutes leurs populations allophones au sein de leurs pays en cours de création. Or, de nombreuses régions où vivent plusieurs minorités sont convoitées par différents pays, ce qui entraîne des tensions et des conflits. C'est le cas par exemple en Pologne où le tout nouvel Etat mène plusieurs guerres préventives contre ses nouveaux voisins et cela afin d'étendre rapidement sa zone d'influence et arriver ainsi en position de force aux traités de Paris. Gerwarth permet au lecteur de démêler l'écheveau des relations internationales complexes dans ces espaces au lendemain de la Première Guerre mondiale ; c'est un des points forts de l'ouvrage.

 

Autopsie de guerres civiles et de conflits fratricides

Les Vaincus deviendra, à n'en pas douter, un ouvrage majeur sur l'analyse de la géopolitique européenne de l'Entre-deux-guerres. Il va aussi compter dans le domaine historiographique, grâce, en particulier, à son analyse fine et novatrice des violences qui touchent le continent européen à cette époque. Selon Gerwarth, il convient en effet de parler de violences au pluriel. Il démontre que le concept de « brutalisation » de George Mosse, longtemps au cœur de l'analyse des sociétés en guerre pendant et après un conflit, est aujourd'hui dépassé.

Il explique que les violences à l’œuvre entre 1917 et 1923 sont de trois ordres. Il y a tout d'abord les violences révolutionnaires : celles-ci emportent la Russie dans une guerre civile terrible jusqu'en 1921. Elles déstabilisent l'Allemagne (avec les Spartakistes de Liebnecht et Luxemburg) et la Hongrie (avec Béla Kun). En 1919, elles font craindre à l'ensemble de l'Europe une contagion révolutionnaire. Ensuite, les violences nées des traités de Paris assignent des nombreuses populations loin de leur mère patrie, dans un pays étranger où leur statut de minorité leur fait subir des violences de la part des nouveaux maîtres de la région. C'est le cas des nombreux germanophones qui se retrouvent en Pologne ou en Tchécoslovaquie. Ces deux pays sont issus de la volonté française d'ériger deux sentinelles puissantes pour garder l'Est de l'Allemagne, et l'affaiblir. Soutenus par les vainqueurs, les nouvelles autorités de ces pays mènent alors une politique de répression contre les minorités allemandes qui se retrouvent dans leur pays ; les puissants d'hier se transforment alors en vaincus. En souhaitant régler les problèmes dus aux nationalités en Europe centrale et orientale (à la suite des 14 points de Wilson), les traités de paix signés en France n'ont fait que changer les problèmes d'échelle, comme le prouve magistralement l'historien. Enfin, le dernier type de violence naît de la volonté des nouveaux Etats, comme la Pologne ou la Hongrie, de créer de vraies nations, qui à « l'expurger » de ses éléments étrangers. Celles-ci, au lendemain de la Grande Guerre, reposent désormais sur des conceptions ethniques, voire raciales   . Gerwarth y voit, à juste titre, une des racines de la violence qui se déchaînera à une échelle encore supérieure quelques années plus tard, lors du second conflit mondial.

 

Une lecture nouvelle de conflits longtemps éclipsés par la mémoire de la Grande Guerre

Dans ce livre de près de 500 pages, Robert Gerwarth s'attaque à l'analyse de tous les sujets de tension et de toutes les violences qui ont touché l'Europe dans les années d'après-guerre. Il fait, dans chaque domaine, un point précis et bien documenté. La bibliographie et les notes en fin d'ouvrage sont très complètes (plus de 200 pages) et n'oublient aucun aspect de la période traitée. Il ne se contente pas de s'intéresser aux pays, mais aborde également la question des groupes sociaux ou ethniques. Il propose par exemple un éclairage concis, mais essentiel, sur les Juifs en Europe de l'Est et sur le mouvement sioniste et ses conséquences sur le Proche-Orient.

Gerwarth s’attache surtout à mettre en lumière comment, dans leur aveuglement à faire payer l'Allemagne, les pays vainqueurs de la Grande Guerre, la France tout particulièrement, ont sous-estimé, voire négligé, tous les problèmes des nationalités en Europe centrale et orientale. De là sont nés les traités qui ont surtout entériné une victoire à la Pyrrhus et mis en place une paix bancale et non durable. En effet, les frontières imposées par ces règlements internationaux ne satisfont pas tous les belligérants et laissent la place à de futures tensions. Celles-ci ne tardent d'ailleurs pas à apparaître dans les années 1930, après que les Allemands aient porté un des plus farouches opposants à Versailles au pouvoir : Hitler. Celui-ci joue avec les tensions nées de l'après-guerre pour envahir les pays limitrophes où se trouvent des minorités allemandes isolées en se posant comme leur défenseur après des années d'oppression.

Si les « frustrations » allemandes à la suite des traités sont bien connues depuis longtemps, Les Vaincus nous fait découvrir les conséquences souvent oubliées des choix faits au lendemain de la Grande Guerre pour les autres pays d’Europe centrale issu de l’éclatement des Empires centraux. En suivant la démonstration de Gerwarth, on ne peut que se demander s'il n'y a pas une « concordance des temps » entre cette période et la situation actuelle de ces territoires orientaux. En effet, de nombreuses similitudes existent entre les crises de ces vingt dernières années (ex-Yougoslavie, nationalisme émergent en Pologne et en Hongrie, xénophobie envers les réfugiés syriens) et celles qui ont secoué ces mêmes espaces il y a cent ans