Au cœur des tempêtes doctrinales et politiques, comment demeurer socialiste ? Axel Honneth met au jour les points d’appui d’un socialisme renouvelé.
En langue allemande, L’idée du socialisme date de 2015. Rien à voir, donc, avec les séismes électoraux traversés par le PS français ou par le SPD d’Outre-Rhin. Ce livre fait suite à une série de Conférences-Leibniz prononcées à Hanovre en 2014. Le texte de chaque intervention a ensuite été remanié, en fonction des discussions provoquées au cours des trois soirées de prononciation. Enrichis puis encore rediscutées à d’autres occasions, les textes issus de ces conférences ont finalement été traduits par Pierre Rusch. On ne peut d’ailleurs en détacher entièrement le propos du précédent ouvrage précédent d’Axel Honneth, Le droit de la liberté (Esquisse d’une éthicité démocratique, Gallimard, 2015).
Cet auteur est aussi présent dans les librairies que sur la toile. En très peu de mots, largement simplifiés en ce qu’ils n’indiquent pas les controverses et les enjeux des prises de position qu’ils impliquent, disons qu’Axel Honneth est l’actuel chef de file de l’ancienne École de Francfort, cette École qui a vu se déployer, à partir des années 1950, les enseignements de Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Walter Benjamin (de plus loin cependant), et de nombreux autres. Dans ce rôle, Honneth succède à Jürgen Habermas. Dans son enseignement, il tente de réélaborer une philosophie sociale mieux ajustée à l’époque que celle de ses prédécesseurs. Et dans de nombreux propos publics, il s’attelle à une tâche que bien d’autres conduisent autrement : celle d’identifier, dans le capitalisme contemporain, les processus qui empêchent les humains d’accéder à la réalisation de soi et à la « reconnaissance », pour reprendre le concept central de sa philosophie.
Un état des lieux
L’orientation première de ce dernier volume publié par Honneth en France est le résultat d’un état des lieux de la théorie sociale de l’époque dans son rapport à l’idée de socialisme. Les faveurs de jadis ne lui sont plus acquises à l’aube du XXIe siècle, comme elles l’étaient, au XIXe siècle, chez Émile Durkheim, Max Weber, Joseph Schumpeter et bien d’autres. Non seulement l’idée de socialisme ne présente même plus un défi intellectuel, mais elle ne semble plus susciter l’enthousiasme des foules, et encore moins des alternatives innovantes chez les militants. Paradoxalement, dans le même temps, les religions combattues par le socialisme, dès son élaboration, semblent avoir l’avenir devant elles, alors que le socialisme est perçu comme une donnée du passé, presque périmée.
Pourtant, maintient l’auteur, le socialisme contient encore une étincelle vivante. Mais la condition pour la dégager est d’ôter du socialisme la gangue qui l’a par trop lié à l’industrialisation du XIXe siècle. Que Honneth soit le premier ou non (c’est non) à travailler à retrouver l’idée directrice d’une telle pensée pour la réinvestir dans un nouveau cadre importe peu ici. Ce que son propos éclaire, en revanche, c’est qu’il n’abandonne pas la perspective critique d’une transformation de l’ordre social existant. Au contraire, il veut proposer une esquisse d’ordre social fondé sur une nouvelle conception des institutions sociales et politiques.
De toutes les manières, c’est dans le cadre de la mondialisation qu’il convient de se situer et de situer la perspective critique, évidemment sans rapport avec l’ancien thème de l’Internationale. Néanmoins, si les indignations à l’encontre de la situation du monde à l’heure de la globalisation se multiplient, cela ne signifie pas qu’il soit aisé d’imaginer un état social différent du capitalisme qui l’organise. Serions-nous réellement entrés dans une époque postmoderne, au sens où le présent n’aurait d’autre potentialité que de répéter le même, alors que l’anticipation aurait pour refuge les grandes sociétés multinationales ? E si tel est le cas, demande Honneth, devons-nous la laisser se déployer sans critique ni objections ?
Des principes normatifs positifs
Après avoir tenté une (très) brève genèse de l’idée de socialisme, la reconduisant à divers penseurs, mais surtout au constat postrévolutionnaire (en Europe, durant le XIXe siècle) d’une diffraction entre les idéaux de l’égalité et la réalité, Honneth cherche à cerner les principes normatifs du socialisme ; principes qui pourraient alors servir à refonder ce discours, voire des pratiques militantes nouvelles.
Parmi ces principes normatifs, Honneth retient principalement quatre : les valeurs de bienveillance mutuelle et de solidarité (solidarisme et mutualisme, par conséquent), les exigences normatives d’une coopération sans contrainte, celles de la liberté (qui n’est pas identifiable à l’égoïsme privé) et celles de la fraternité. La grande absente est donc l’égalité, dont Honneth soupçonne que son exaltation (autre que juridique) est la source d’un marxisme socialiste – dont le jeune Karl Marx se voit cependant dédouané – qui prône la collectivisation des moyens de production, finalement dommageable à un socialisme qui devrait s’en tenir à exalter dans la liberté la capacité des humains à se compléter les uns les autres dans un rapport de solidarité. Et Honneth de conclure : « De ce point de vue, le socialisme représente d’emblée un mouvement de critique immanente de l’ordre social moderne, tel que le conçoit le capitalisme ».
On voit bien comment Honneth aborde des questions qui ne peuvent plus être enfermées dans la tradition aristotélicienne de la réflexion sur la justice distributive. Du mot « socialisme », il retient la racine « socius », la question de la manière de faire société, d’entrelacer les intérêts des uns et des autres, de construire la liberté sociale. C’est, encore une fois, une manière d’appuyer son concept central, abordé largement dans d’autres publications comme La lutte pour la reconnaissance (Cerf, 2000) : le concept de « reconnaissance » mutuelle. Grâce à ce concept, il a entrepris depuis longtemps de combattre l’individualisme des conceptions libérales de la société. Aussi entraîne-t-il le lecteur dans un parcours des propositions actuelles sur ce plan, dues aux philosophes contemporains de John Rawls à Philippe Pettit.
Mais un cadre obsolète
En résumé, l’aspect normatif du socialisme tient dans la formule : les être humains ne peuvent réaliser leur liberté individuelle que dans des relations mutuelles. La communauté, par ailleurs, n’est solidaire que si elle permet à chacun de remplir ses obligations normatives. Un être social n’agit pas seulement avec les autres, mais aussi pour les autres.
Cela étant, cette considération socialiste ne peut s’entendre que sur fond de refus du collectivisme qui s’y est substitué. Honneth redécouvre alors le processus par lequel le socialisme s’est fossilisé. Outre quelques autres excursus sur lesquels nous passons pour ne pas alourdir ce bref compte rendu, il s’en tient à la manière dont se sont conjugués, au détriment des aspects positifs, la référence à un sujet révolutionnaire privilégié, une certaine conception de l’histoire ancrée dans une loi historique du progrès, et un refus des expérimentations nouvelles. Ces éléments (référence révolutionnaire, conceptions de l’histoire, refus de l’expérience) sont devenus, écrit-il, les fardeaux théoriques du socialisme. À quoi s’ajoute qu’ils résultent tous trois de leur inscription dans le contexte intellectuel et social de la phase initiale de la modernisation capitaliste.
Ces traits suffisent-ils à juger de l’obsolescence du socialisme le plus répandu ? En tout cas, Honneth le pense et ajoute : « toute tentative visant à ressusciter aujourd’hui les anciens idéaux doit donc commencer par le laborieux effort de les dissocier progressivement de présupposés entre-temps vidés de leur substance, pour se donner les moyens de les reformuler d’une manière plus conforme au contexte actuel ».
Les voies du renouveau
Honneth ne cesse d’y insister : le socialisme doit être rénové ou reconstruit. Il fut et demeure un vaste et fécond projet d’intégration du legs révolutionnaire dans une institutionnalisation des libertés sociales. S’il s’est perdu dans un paradoxe : prôner ces libertés, mais les contraindre dans la révolution industrielle, ce n’est pas une raison abandonner l’idée de viser à organiser la société de l’avenir comme une communauté de sujets agissant les uns pour les autres. Et l’auteur d’insister sur le fait qu’il poursuit une tradition de renouveau qui englobe Socialisme ou barbarie (Cornélius Castoriadis), mais aussi le Jürgen Habermas de l’après chute du Mur. L’urgence, encore une fois, est de préserver la légitimité et la plausibilité historiques d’un projet. Mais en s’écartant d’une théorie qui soumet toutes les questions aux contraintes d’un système économique historique, au point de ne pas apercevoir que la question de l’individualisation ne s’y réduit pas.
Ainsi débouche-t-il sur une perspective différente : donner une forme de liberté propre à une future société socialiste, forme qui échapperait à la pensée hégélienne de la totalité telle que Marx l’aurait reprise à son compte. À cet égard, Honneth propose de relire les considérations sur l’expérimentation sociale de John Dewey. Il fait alors de la communication non contrainte entre les membres de la société la ressource dont le socialisme a actuellement besoin, et dont les structures de parti le privent : ce qui lui manque, en somme, c’est le comportement associatif et interactif. Le socialisme ne peut consister à attendre que le développement des forces productives soit au niveau voulu pour que l’histoire chemine. Il commence dès lors que les citoyennes et les citoyens s’engagent dans des coopérations solidaires avec tous les membres de la collectivité.
Cette perspective est complétée, ou déjà traversée, par une autre idée : celle de la forme de la vie démocratique. Honneth affirme qu’à côté des inconvénients cités plus haut, le socialisme souffre depuis toujours de l’incapacité à trouver par lui-même un accès productif à l’idée de démocratie politique, ainsi d’ailleurs qu’à l’idée de droits de l’humain. C’est ainsi par cette voie qu’Honneth achève son parcours, montrant que la liberté individuelle et la solidarité doivent être pensés comme des principes interdépendants et non plus contradictoires. Tel est le dernier élément susceptible de conforter ce socialisme nouveau qu’il appelle de ses vœux.
En un mot, Honneth pratique à l’égard du socialisme une critique qu’il appelle « sympathisante », dans l’espoir que le socialisme s’investisse dans une théorie et une pratique sociale qui traverse simultanément les relations personnelles, l’agir économique et la formation démocratique de la volonté. L’avenir dira bientôt ce que les « socialistes » en auront retenu