Le théâtre public doit rebattre les cartes de l'élitaire pour tous et s'emparer du réel, à tous les niveaux de la profession et de la création.

François Cervantes n'est pas seulement cet artiste qui aiguise notre sens du comique et du tragique. Depuis de longues années, il mène des expériences qui devraient, au moins par leur exemple, conduire à une transformation profonde des conditions de l'art théâtral – tout comme Gémier, Copeau ou Vilar l'ont fait en leur temps. 

Ces grands hommes reprenaient à la racine chacune des questions pratiques et esthétiques que leur posait la réalité sociale et culturelle. Cette approche est à renouveler sans cesse, car les temps changent. Les temps changent et les solutions vieillissent, avec les structures qu'elles ont instituées. La politique de décentralisation théâtrale initiée il y a fort longtemps   , dont il reste aujourd'hui un maillage magnifique de Centres Dramatiques Nationaux et de scènes nationales, développé dans les années 80, ne peut pas se reposer dans les formes institutionnelles qu'elle a créées. Les artistes d'aujourd'hui doivent nécessairement faire ces outils à leur main. 

Les artistes doivent les faire à leur main car ils doivent jouer la comédie pour les hommes et les femmes de notre temps, sur le territoire où ils se trouvent. Ils doivent irriguer, le plus loin possible, les strates sociales les plus variées, d'où peut surgir et se rassembler leur public. 

 

Zaher Idri, qui cache Marie Othon, Nicolas Legoff, Julien Masson, et Catherine Germain

 

Or, aujourd'hui, un circuit s'est dessiné. Un système s'est figé et peut-être durci. Les productions théâtrales échappent difficilement à cette règle du jeu, qui leur permet d'exister. Mais cette règle les étouffe aussi, parfois, à cause de la répétition du même système et du même circuit, qui peut venir à bout de faner l'élan initial – lequel était (parfois on l'oublie) la rencontre d'une création ambitieuse et d'un public ouvert (un cercle ouvert de connaisseurs, pour reprendre les mots d'Antoine Vitez, ou un public de la diversité, pour reprendre ceux de David Bobée, c'est-à-dire, tout simplement, un public vivant et mélangé, un public de terrain).

À ce titre il est remarquable que François Cervantes ne parle pas de « territoire » mais de « terrain ». L'outil institutionnel organise et distribue des moyens d'action sur un territoire. L'artiste, quand il a la chance de pouvoir user de ces moyens, s'il veut s'élever à la création, et s'il veut respecter le public, doit prendre en compte aussi son terrain. Il doit inscrire la création théâtrale dans le réel.

La tournée devient alors un sujet sensible, et problématique. Comment parachuter un spectacle ici ou là en France pour quelques deux ou trois soirées, sans rien connaître non seulement du public, mais aussi du terrain où l'on s'aventure ? Comment ne pas ressentir durement que le côté impersonnel de cette démarche n'a plus aucune autre raison que commerciale ou budgétaire ? Comment s'estimer soi-même, si, dans le fait, on n'estime plus guère son public, du moins son public de tournées, que pour ces raisons-là ?

Dans l'entretien qui suit, François Cervantes, à l'occasion de son épisode 2 de L'Épopée du grand Nord, qu'il vient de créer, les 7 et 8 novembre 2017, à la scène nationale du Merlan, à Marseille, avec sa Compagnie l'Entreprise et les habitants de ces quartiers dits « nords » (le Merlan, la cité de la Busserine…), revient sur cette expérience et la replace dans sa démarche d'auteur contemporain, comédien, metteur en scène et directeur de compagnie   .

 


1. La chasse au snack


Nonfiction : François Cervantes, ce second épisode de L'Épopée du grand Nord, que vous avez intitulé Le Rouge éternel des coquelicots, raconte une histoire vraie. Une histoire tellement vraie que son dénouement n'a pas encore eu lieu. Son héroïne, Latifa Tir, est une personne qui tient un snack à une centaine de mètres du théâtre. Le snack gêne le chantier de la nouvelle rocade, il sera donc détruit. Latifa se trouve assise au premier rang du public. 

 

 

C'est un peu comme si Achille en personne venait s'asseoir avec sa colère parmi les auditeurs de Homère. Mais c'est aussi transformer la vie de Latifa en épopée, et la lui raconter. La raconter au public qui l'entoure et à elle-même. C'est un cadeau singulier, un geste très fort, et d'une rare excellence. Un cadeau pour une personne, pour son entourage, pour son quartier, pour un public venu de plus loin aussi. Pourquoi faire ce cadeau ?

François Cervantes : Je n'avais pas l'idée d'un cadeau. Mon idée, c'était que Latifa, dans notre aventure délicate de création entre réalité et fiction, entre vie et théâtre, était une personne placée de manière très juste. C'est intuitif. Je n'ai pas eu d'autre raisonnement que celui d'un auteur ou même d'un homme sensible. Je sens que quelque chose est en affinité profonde avec le théâtre, et cela suffit à me décider. Je suis conduit par le souci de pousser intérieurement l'intimité, de trouver la relation de la parole publique à l'intime, de nourrir cette parole publique de ce qui est encore plus intérieur que l'intimité, et qui est universel. Or, Latifa porte cela très fort. 

 

De quelle façon ?

Elle a fait partie des personnes que j'ai rencontrées pour le premier numéro de L'Épopée du grand Nord. De 2013 à 2015, j'ai vu beaucoup de gens, seuls ou en groupes. Latifa m'avait déjà marqué, par son style et sa parole. De fait, elle avait un lien avec le théâtre : son frère est comédien, elle-même a failli le devenir. Elle a été mannequin, et elle a fait une école de cinéma pendant neuf mois à Marseille. Ouverte et cultivée, sa conversation n'est pas agraphée à sa communauté. Et puis elle a un regard, qui s'est confirmé quand elle a assisté à des répétitions – j'ai été étonné de tout ce qu'elle a pu dire à Catherine Germain, qui incarne son personnage. De sorte qu'elle m'a impressionné, et que je lui ai demandé de me laisser faire le deuxième volet de L'Épopée à partir d'elle et de son histoire, sans savoir du tout, à l'époque, où cela pourrait nous mener.

 

Quelle est son histoire ?

Latifa est assez indissociable de ce snack dont elle est la patronne, qui était autrefois l'épicerie de son père. Son père a donné son nom à une rue du quartier. C'était un personnage pourvu d'un fort charisme : chez lui venaient se résoudre beaucoup de conflits, y compris des conflits pour lesquels on venait le consulter depuis le village, en Algérie. À son enterrement, il y avait 800 personnes. À son époque – que tout le monde décrit comme une période bénie – il y avait une vraie mixité sociale, et par là une fantaisie incroyable. Les enfants, dit-on, se levaient avec un rire intérieur, en se demandant ce qu'ils allaient vivre de bien dans leur journée. Le quartier était sans danger, ils jouaient en bas des tours, sans risque, sans voitures dans le voisinage, sans circulation. La Busserine était leur énorme terrain de jeu, et ils en ont des souvenirs éblouis.

 


Latifa est donc plutôt indissociable de son snack et de son passé dans ce quartier. Seulement son snack doit être détruit afin de permettre les travaux de la « L2 », la rocade qui fait le tour de Marseille. On a bien prévu de le reconstruire un peu plus loin, mais on n'a fait que réserver l'emplacement, si bien que le snack risque de se trouver rasé, lui qui est déjà cerné par le chantier et ses poussières, sans être reconstruit – situation inquiétante. Pour l'instant le nouveau snack est un cube en béton : les finitions ne sont pas faites, et on ne sait pas encore s'il sera fini avant ou après que l'ancien snack soit détruit. C'est l'objet des discussions en cours entre Latifa et Logirem    Le point de départ fictif que j'ai choisi est que l'ancien snack soit détruit avant que le nouveau ne soit fini. Mon idée était d'offrir à ce snack une dernière halte sur la scène, avant de le laisser partir dans la mémoire. Une petite cérémonie avant sa destruction. Il a donc été reproduit avec le plus de précision possible, sur le plateau, avant de s'en aller et disparaître. 

 

Mais en passant du réel au plateau, ne prenez-vous pas le risque de n'intéresser, au fond, que les gens du quartier ?

Il s'agit de prendre une parole dans le réel et de la libérer sur le plateau. Du coup je demande aux comédiens d'avoir un rapport au public. L'enjeu, pour eux, est de ne pas se contenter de jouer une histoire qu'ils connaissent bien, au risque de quelque connivence, mais d'être capables de regarder le public, et de faire de la représentation une soirée de rencontre. On dit bonsoir et cela dure une heure et demie – c'est ça le plus important. Le snack arrive comme un éléphant dans le cirque ou comme un animal extraordinaire. Cette prise de parole, cette colère, n'est plus une colère à laquelle on assiste, mais une colère partagée. J'ai souvent dit aux comédiens : « Pensez à un procès plutôt qu'à une histoire de théâtre. » Ils sont conduits à prendre la parole. Le théâtre est un espace de parole publique. Il s'agit, avant toute chose, non pas d'une narration, mais de rencontrer 400 étrangers qui sont venus là, et de témoigner à voix haute.

 

Plutôt qu'une cérémonie, s'agit-il alors d'une cause, qu'on tente d'universaliser ?

Cela reste une cérémonie tant que cette cause concerne la communauté, de toute évidence. Cette cause s'universalise dans le fait de ne pas filtrer une parole qui est directe. Encore une fois, la dynamique du spectacle trouve son origine dans cette arrivée du snack sur scène – on commence en effet par une courte projection vidéo, où l'on voit Latifa en personne sortir de son véritable snack, entouré d'un chantier immense, et se rendre au théâtre ; après quoi Catherine Germain, qui incarne Latifa, entre par une porte latérale, et l'on retrouve le fameux snack, à l'identique, sur la scène.  

 

 

Je n'ai jamais fait construire de décor aussi réaliste. Une fois que la disposition autour de cet « objet » (le snack reproduit sur la scène) – et de l'âme de cet objet qu'est Latifa – est faite, les comédiens se trouvent dans l'obligation d'être présents au plateau du début jusqu'à la fin, sans partir en coulisse, sans entrer ni sortir. Ils restent concentrés. C'est plus exigeant, et ça les ramène toujours vers cette présence publique que je leur demande. C'est donc une fête qui a changé un peu ses codes. Des habitants participent au projet. On efface la frontière entre comédiens professionnels et amateurs. On fait une expérience où ces choses-là ne sont plus nommées, ce qui déstabilise tout le monde. Le public non plus n'est pas tout à fait dans ses marques – il y avait hier soir un grand avocat de Marseille, un vieil ami de la DRAC en Limousin, les cousines de Latifa et Latifa elle-même, l'ancienne directrice du Merlan, des habitants du quartier, des représentants des organismes de logement, et aussi le public attendu, et tous avaient le droit de se mélanger sans dire qui ils étaient. Il y a un temps où l'on cesse de faire ces identifications, où les identités sociales se mélangent, qui est un moment béni, après lequel on pourra nommer les choses à nouveau. Ainsi le public attendu lui-même est dépossédé. Il se passe alors des choses importantes à des endroits où on ne les repère pas. 

 

Ces deux soirées peuvent-elles faire avancer le problème de Latifa ?

Ce n'est pas le but.  Peut-être cela rebondira-t-il de manière étonnante, on ne sait comment. On ne sait jamais comment. Mais je ne crois pas du tout que le théâtre puisse servir directement. Le but n'est jamais où on l'attend. Et ça ne m'appartient plus. 

 

La presse régionale approfondit-elle ces sujets ?

Parmi les journalistes, Philippe Pujol s'est distingué par ses enquêtes. Nous devions collaborer sur L'Épopée du grand Nord. Mais il venait de recevoir le prix Albert Londres. Il a dû alors honorer de nombreux rendez-vous, il n'était plus disponible. Il fait un vrai travail de fond sur des sujets brûlants. Il prend le temps qu'il faut, et là-dessus il est passionnant   .


Sur la scène, en tous cas, une solution finit par être trouvée – est-ce de l'ironie ?

Oui, c'est de l'ironie… ou plutôt une fantaisie. Actuellement, le snack est entouré de bulldozers qui font du gros œuvre, et aucun des corps de métier nécessaires à l'aménagement du local de remplacement n'est sur place… Le chantier de la L2 est à une autre échelle. Les pénalités de retard, par exemple, s'élèvent à des centaines de millions. Les indemnités sont très élevées, elles aussi. Ces indemnités dédommagent les sociétés qui ne peuvent plus travailler. Mac Donald, qui se trouve un peu plus loin, n'a pas trop de mal à négocier ses indemnités de paralysie, et à les obtenir. Pour Latifa, c'est une autre histoire, et sans aide, elle ne les aurait jamais vues. Même avec de l'aide, elle ne s'en sort qu'à peu près : depuis deux ans elle n'a presque plus de clients, et son snack n'est toujours pas reconstruit. Notre solution est imaginaire : il serait impossible qu'un chef de chantier décide, de son propre chef, de lui refaire son local – ou alors il se suiciderait professionnellement. Il faudrait qu'il convoque un carreleur, un plombier, un électricien... son local est un cube vide en béton où il y a tout à faire. Mais notre solution souligne tout de même les vertus d'un passage à une économie solidaire de quartier, lorsqu'on prend conscience que toutes les parties souffrent de ces empêchements, et peuvent y échapper ensemble.

 

 

Lourdeurs bureaucratiques et juridisme excessif paralysent-ils les initiatives ?

Il est vrai que si Latifa n'avait pas eu un lien personnel très fort avec le préfet des Bouches du Rhône, elle n'en serait jamais sortie. Latifa l'a rencontré. Il l'a écoutée. Ils ont noué un lien très fort. Latifa dit que s'il n'y avait que des gens comme ça en politique, avec un tel sens de la démocratie, ce serait formidable. Elle lui a envoyé un mail pour l'inviter à notre soirée, et il a répondu dans le quart d'heure.

 

 

2. Public et théâtre public


Que faire alors de ce spectacle ? Peut-il aller vers d'autres publics ?

Pour vous répondre, il faut d'abord que je vous explique comment j'envisage la question des publics.

Je joue pour ma famille espagnole qui n'a jamais été au théâtre et qui n'ira jamais. Je joue pour eux. Je les attends en quelque sorte. Ils ne viennent pas, parce qu'ils ont autre chose à faire. Ils sont en Espagne, ils travaillent la terre. Intérieurement, je vis cette situation, et je la vis bien. Je les attends. Cela devient une attente symbolique, mais elle est active. Elle est régulatrice, aussi. Quand on tourne beaucoup avec un spectacle, on prend un hotel ici puis là, pour deux ou trois quatre jours, on fait les rues piétonnes, on ramène des cadeaux à sa famille, à ses amis, puis on repart. On n'a pas su vraiment pour qui on jouait. On n'a pas bien su dans quel théâtre. Alors, avec les années, le malaise grossit. Si bien qu'au bout d'un certain temps j'en suis venu à croire que le fait même de faire tourner les spectacles nous faisait perdre notre identité. On ne vit plus que dans un no man's land. Un pays stérile où la culture s'appauvrit. Bien loin de mon public le plus intime et intérieur (symboliquement ma famille espagnole), nos tournées nous dépersonnalisaient, nous plaçant devant un public anonyme et extérieur. Il fallait faire quelque chose.

Avec ma compagnie L'Entreprise, nous avons alors monté le projet de la permanence    de 2004 à 2014. Constituer une troupe permanente, un répertoire, et jouer tous les soirs ou presque. C'était à la Friche La Belle de mai   . Notre répertoire a compté quinze spectacles, que nous avons joué chacun jusqu'à deux mois. Nous étions ouverts tous les soirs, comme un restaurant ou un bar. Je m'étais dit que nous pourrions arriver à jouer six mois dans une ville comme Marseille – dans les faits nous avons joué jusqu'à deux mois le même spectacle.

 

 

Nous n'étions pas capables de savoir comment le public se travaillait, mais on voyait que « ça se travaillait ». On voyait que le spectacle, comme un signal permanent dans la ville, petit à petit, organisait quelque chose. En percevant qui fréquente qui, et comment le lien traverse les couches sociales, on aurait presque pu suivre le chemin de ce signal. Il nous arrivait des gens. L'un allait taper à la porte d'un autre, son ami, son voisin, et disait : « Demain, je t'emmène. – Où va-t-on ? – Ne t'inquiète pas, je t'emmène. » Ou bien telle personne qui venait voir le spectacle nous disait : « Je reviens dans quinze jours avec mes amis : je fête mon anniversaire… »

Cette question du public, on l'agite très fort et jamais très longtemps. Je trouve que si le théâtre était ouvert comme un café restaurant, on simplifierait et assainirait considérablement la situation. D'abord du point de vue temporel : la permanence permet de ramener l'événementiel à une juste mesure. Le théâtre est tiré vers l'événementiel avec une violence énorme. Du coup, l'esprit même des gens, l'esprit du public comme celui des artistes, est tiré vers l'événementiel. Alors l'acteur se trouve heureux pendant la première semaine de répétition quand tout le monde est à table et qu'on découvre l'équipe. Tout est merveilleux, mais tout retombe vite, et l'acteur devient sec. La permanence au théâtre, c'est la patience agricole. On sait qu'il faut du temps, on sait que ça va germer. Prendre le public en patience. Savoir que ça viendra, c'est essentiel. Une temporalité biologique. Je pense qu'un spectacle n'est pas complet tant qu'il n'est pas accueilli par un public. Le public révèle le spectacle. Si les acteurs ne savent pas écouter le silence du public, ils perdent leur métier. Nous aussi, nous travaillons notre terre. De sorte que si je devais dire l'acte de naissance du théâtre, je dirais qu'il naît avec la permanence, c'est-à-dire dans les conditions qui font de lui un métier. Au Japon j'ai rencontré un acteur de nô qui jouait 400 représentations par an. Après on pouvait aller prendre un verre avec lui comme avec un bon ouvrier, tard le soir. C'était une vie agricole. Du coup, tout ce qui est de l'ordre de l'inspiration et des états d'âme de l'artiste se retire un peu du contrat. On se rapproche des sportifs de haut niveau.  Aller rencontrer son public comme un médecin va rencontrer ses malades, le barman ses clients.

 

 

Le théâtre aurait tout à gagner à ce reconditionnement. Loin de l'hystérie que nous vaut notre trop grande soumission à l'événementiel, qui nous épuise, cette discipline de la permanence ferait gagner le théâtre en muscle. Quand par exemple on est sous la pression d'une extinction de voix, on s'aperçoit qu'on sait tout de suite comment la placer correctement, pour la bonne raison qu'autrement on ne parle plus. On sait que si on veut rajouter des fantaisies, c'est fini. L'extinction de voix est – paradoxalement – une très bonne directrice d'acteur. De même, sous la pression d'un théâtre de métier, dans les conditions de la permanence, l'art théâtral deviendrait plus aigu, plus acéré, plus juste, mieux placé.

Nous avons donc vécu pendant dix ans cette pression énorme. Du coup, nous avons décuplé notre activité. Les tournées n'ont pas baissé, elles ont augmenté au contraire. Du point de vue artistique, c'était un bouillonnement, car il y avait toujours deux ou trois projets au four en même temps. On finissait un spectacle, puis on restait au théâtre car il y avait une lecture, et on avait passé la journée en répétitions. Ce n'était pas du tout le même fonctionnement, presque plus la même profession. Des répétitions publiques, des ateliers de formation. Et c'était le quotidien d'une équipe artistique, dans un style parent de celui de la Comédie française, le quotidien d'une troupe. Quelque chose de parfaitement inouï aujourd'hui dans les CDN, qui n'ont plus de comédiens permanents ni de troupes. Et, encore une fois, c'est à mon sens le meilleur moyen de prendre correctement la question du public. On voit bien, actuellement, que les plaquettes des théâtres sont faites pour un public privé. Elles s'adressent aux 3000 personnes qu'on touche, à qui on veut plaire, et qui est le public du circuit. Les non-initiés reculent vite : les dates, les abonnements, toute une affaire… Il faut se souvenir de ce qu'avait donné à Moscou l'utopie communiste de la culture comme bien partagé : on prenait le taxi pour aller à un spectacle, le chauffeur se mêlait à la conversation, ça lui donnait envie d'y aller lui aussi, et… il y suivait ses clients ! Et aujourd'hui, à Aix-en-Provence, par exemple, Patrick Ranchain a ouvert un théâtre gratuit dans les quartiers périphériques difficiles, la salle du Bois de l'Aune   . Cette gratuité pose question, et en même temps elle est formidable. À Cracovie j'ai connu un petit théâtre tenu par un bonhomme, et au fond ce n'était pas tout à fait un théâtre, c'était plutôt chez lui. Parfois il y avait un spectacle, parfois juste des lectures, parfois rien, mais c'était un lieu ouvert et permanent. Il suffisait de venir.

 

Avez-vous fait des émules ?

Notre expérience a intéressé d'autres personnes, en effet. Le directeur de l'Estive, la scène nationale de Foix, Michel Pintenet, un très vieux compagnon, m'a demandé de monter une permanence là-bas. Conjointement, nous y avons créé un spectacle avec les habitants   , en deux semaines (après une patiente préparation qui m'a demandé d'aller en Ariège souvent). De même, Laurent Fréchuret, qui dirigeait le CDN de Sartrouville, a accueilli la Compagnie. Pendant 6 ans, nous sommes allés jouer 11 des spectacles du répertoire, jusqu'à un mois.

 

Isabelle Rainaldi, Rebecca Brandely, Julien Masson, Catherine Germain

 

Que reste-t-il de ces dix années aujourd'hui ?

C'est une expérience coûteuse, qui demande de changer de logique économique. Si on va au bout de cette logique, on change aussi la configuration de tous les métiers du théâtre. Acteurs, metteurs en scène, auteurs et même administration – et donc rapport aux institutions, rapport aux subventions, tous ces domaines sont touchés. C'est pourquoi, lorsque nous y avons mis fin en 2014, j'ai voulu que l'aventure soit évaluée, en concertation avec les institutions – évaluée et labellisée. Labellisée, afin de permettre une transmission. Imaginons qu'un metteur en scène arrive à Marseille avec un intérêt pour ces questions-là : il pourra prendre connaissance de l'aventure, et s'informer d'un savoir-faire acquis progressivement pendant dix ans. Je voulais qu'on se creuse la tête pour savoir pourquoi ça marchait, et comment l'enseigner, en ce sens peigner très finement cette expérience. Il n'a pas été tout à fait possible d'arriver à produire ce document.

 

 

3. Le Merlan et L'Épopée du grand Nord


Mais pour revenir à L'Épopée du grand Nord, est-ce à dire qu'elle ne peut pas se jouer ailleurs, devant d'autres publics ?

Il vous faut considérer combien le spectacle trouve son origine dans des conditions singulières. 

Nathalie Marteau dirigeait la scène nationale du Merlan au moment de Marseille Provence 2013   . Pour le Merlan, l'événement a été à la source d'un terrible conflit dans le théâtre et avec les gens du quartier    : un projet, qui s'appelait « les jardins créatifs », représentait un gros investissement financier qui choquait les habitants. Quand ceux-ci ont appris que le jardin de leur quartier serait détruit par la suite, pour servir de réserve technique aux constructeurs de la rocade « L2 », ils ont perdu patience. Nathalie était aux premières loges et cela l'a profondément affectée. Il y a eu des licenciements au théâtre, et elle est elle-même partie   . Avant de partir, elle a jugé que la situation était si particulière qu'il fallait en laisser une trace – sous la forme d'une fiction. J'en ai discuté avec elle, et très vite j'ai eu envie de ce titre : L'Épopée du grand Nord. Deux années ont suivi pour donner le numéro 1. Je suis arrivé juste après les événements. Les « Mamans » du quartier me disaient clairement : « Ne commence même pas ton projet : tant que le conflit ne sera pas résolu, tu n'y arriveras pas ! » Nathalie m'a donné une liberté totale. J'ai pris le bus, j'ai traversé tous les quartiers d'un terminus à l'autre, et retour, pendant tout un été, et j'ai rencontré les habitants.

 

 

Au fond, comme dans la plupart des banlieues, le théâtre public n'était pas beaucoup fréquenté par les gens du quartier, mais là, avec les quiproquos de « Marseille capitale de la culture », c'était devenu une fracture ouverte ?

Et pour y remédier, il faut poser en plein milieu de ces endroits-là la question de la nécessité de l'art. La scène nationale est un des outils les plus magnifiques de l’État pour diffuser la culture. L'article premier de son cahier des charges est de donner accès à ce qui se fait de mieux en terme de création contemporaine. Certes, on voit très bien comment une scène nationale peut faire venir chez elle la création contemporaine, mais on se demande comment elle peut faire pour y faire venir aussi les habitants de ces quartiers-là. En revanche, on ne trouve pas du tout dans ce cahier des charges l'injonction de capter, comme les radars des astronomes à l'affût de tout signal extraterrestre, si une culture est en train de naître sur le terrain. Or ici, dans le quartier du Merlan, il est évident qu'une culture est née ! Mais faute d'avoir été entendue, elle est partie ailleurs. Par exemple, le frère de Latifa, qui est comédien, est l'un des tous premiers à avoir travaillé dans des compagnies de théâtre implantées dans ces quartiers-là. Or il a bien vu que si quelques liens se tissaient avec le théâtre du Merlan, cela ne donnait rien de durable ni de significatif.

 

En terme de culture, que s'est-il passé ici ?

Il y a une langue qui est née. Si on la débarasse de ses accents fantaisistes, il y a vraiment une langue qui est née, et là où naît une langue naît une culture. Cette langue abimée, cette langue réinventée est un sujet absolument passionnant. Malheureusement, ces établissements n'ont pas les outils pour se saisir de cette culture. Il y a 71 scènes nationales. Elles sont conçues, traitées et pourvues toutes un peu de la même manière. Pour ma part, je n'arrive pas à sortir du cadre de l'individu. S'il n'y avait pas eu Latifa, je n'aurais pas pu orchestrer quoi que ce soit sur les quartiers nord. Je ne peux pas mobiliser ma bonne conscience à la façon d'une belle âme. Sur L'Épopée du grand Nord, j'ai rencontré Slim, par exemple, qui a été vice-champion du monde de boxe, et c'est lui qui m'a amené sept ou huit gamins de son gymnase pour participer au spectacle. J'avais un rapport avec lui que je ne pourrais pas expliquer. Un rapport qui coule de source. C'est cela à la base. C'est la rencontre des personnes. On sent cela tout de suite. Et tout se met en ordre. Il faut que je rencontre des gens, qu'ils soient des voyous, ou des riches ou des pauvres, ou des docteurs ou des génies, des gens que j'aime, avec qui je peux tout dire et qui me diront tout. Je pourrais leur dire que telle chose ne me plaît pas du tout. Et il faut que cela soit possible, car il y a toujours un moment délicat, lorsqu'on passe dans l'écriture, où l'on viole la réalité. Là on doit pouvoir discuter de manière très sincère. Par exemple, pour lire à Latifa les scènes que j'avais écrites, il m'était impossible d'avoir un rapport truqué avec elle.

 

Qu'est-ce qu'un rapport truqué avec une personne, dans ce cadre-là ?

Il y aurait un truc, si je me disais que cette personne n'a d'intérêt que parce qu'elle est réfugiée, ou pauvre, ou voyou. J'aurais mon petit intérêt à moi, qui serait d'instrumentaliser cette personne. J'aurais une idée derrière la tête qui me conduirait à trafiquer un peu mon rapport, pour emmener l'autre vers quelque chose d'artificiel. J'essaie de faire tout le contraire. Quelle que soit la casquette de la personne, être sensible à quelque chose, et réciproquement. Mettre le trouble dans les identités convenues, pour que la relation devienne plus importante, et qu'on se dépossède. De mon côté, je me dépossède de ce que je sais faire – je suis en danger. Quand je travaille avec des acteurs qui ne sont pas acteurs, il y a des moments où je me jette par terre, où je pique des colères.  Mais c'est là que cette dépossession opère, et qu'il faut que j'aille au-delà. Et puis, au moment où je me trouve dépossédé, l'autre aussi se dépossède.

 

Heddy Salem

 

Sur chacun des projets il y a une énorme dépossession. Les comédiens professionnels, sur L'Épopée du grand Nord, sont passés par des moments d'inquiétude terribles. Ils n'avaient plus leur repères. Pensez donc : on ne répétait pas, on passait des journées entières à parler avec des gens. Ils ne voyaient pas du tout comment en faire du jeu. De mon côté, je n'en faisais pas une astuce. Je croyais vraiment que l'écoute était une partie qu'il fallait développer à fond pour rentrer dans ces sujets-là. J'étais persuadé que l'écoute finirait par fabriquer un corps   .


Comment cela s'est-il produit, concrètement ?

Il y avait donc des comédiens professionnels, il y en avait qui étaient encore à l'école de l'ERAC, et il y avait les habitants. J'avais dit aux comédiens : « C'est la relation qui tiendra lieu de répétition. Donc on ouvre tout. Tous ceux qui veulent participer le peuvent, et si on est quatre-vingt, on sera quatre-vingt. » Certains, avec lesquels j'avais fait des entretiens, ont dit : « Après tout, oui, pourquoi pas ? », d'autres ont dit : « Moi, le plateau, hors de question, mais je resterai autour de vous. ». D'autres encore sont venus par intérêt pour le projet, sans même avoir fait d'entretiens préalables. Au fond, pendant les répétitions, on n'a jamais cessé de s'entretenir ! Je donnais des pages à lire, que j'avais commencé à écrire. Cela a conduit parfois à des moments émouvants. Il y a eu cette femme qui ne savait presque pas lire. Avec sa fille, elles sont allées jusqu'au bout, dans un groupe de vingt à trente personnes, en surmontant ce handicap à force de volonté. Les comédiens étaient tous là, et le travail c'était ça. Ils finissaient les journées, parfois, à hurler, pour se détendre l'esprit, le cœur, les jambes et la voix. Ils avaient la tête envahie de paroles, à force d'écouter et d'écouter. 

Et puis, à un moment donné, une histoire m'est venue. Une sorte de mise à feu s'est produite sur le terrain de la fiction, et c'est autour de ce nœud fictionnel que se sont orchestrés tous les témoignages. Un gros bonnet revient dans le quartier après s'être enrichi au Mexique. Il revient à cause de son enfant, parce que celui-ci ne lui ressemble pas. Il fait des recherches et là il réalise qu'à sa naissance, il a été substitué à un autre bébé. Il veut savoir qui est sa mère. On jouait donc ces scènes intimes de confrontation entre sa mère et lui, mais aussi sa confrontation avec l'autre enfant substitué, dont il brûlait le snack pour lui offrir un travail dans le théâtre où lui-même s'était installé. Le spectacle s'ouvrait sur les bureaux de la mairie. Le Mexicain disait : « J'arrive à Marseille, j'ai besoin d'un pied à terre et j'ai trouvé un lieu pas mal qui est le théâtre du Merlan ». La mairie lui répondait : « C'est impossible, c'est un théâtre national ! » et lui sans se démonter : « C'est déjà fait, en fait. Venez voir. » Les gens de la mairie venaient donc dans le théâtre. Ils branchaient une liaison skype avec Francesca Poloniato, la nouvelle directrice, car ils étaient plutôt inquiets. Mais Francesca leur disait : « Non non, tout va bien, il me donne même de l'argent… » 

 

Pour le coup, cette histoire inventée n'a rien de commun avec la réalité...

Ce grain de fiction était la transcription exacte du jeu de forces que je sentais. Autrefois, dans ce quartier, c'était la campagne. Les gens riches de Marseille s'y étaient fait construire des résidences au calme. Puis il y a eu un moment de confrontation étonnante. Ce fut l'arrivée d'un bidonville, puis la construction de grandes barres d'immeubles, en très peu de temps. C'était la campagne, les enfants étaient en sécurité, il y avait du grand air, et la mixité sociale allait tellement loin que les parents pouvaient rentrer au bled en laissant ici leurs enfants, confiés à une famille voisine. Les enfants comoriens pouvaient être élevés par des parents iraniens, et ainsi de suite. Il y avait encore des demeures splendides, et il est vrai, comme on le raconte dans le numéro 2 de L'Épopée, que le père de Latifa a vécu dans un château avec plusieurs familles hébergées par la propriétaire. 

 


Le théâtre du Merlan, scène nationale, est inscrit dans un centre commercial et la mairie d'arrondissement.

Cette parabole des enfants échangés, c'était pour moi le nœud fictionnel du quartier, sur lequel pourrait se focaliser la sensibilité commune. Comme le berceau fameux. On ne l'envoie pas sur la rivière, mais on met l'enfant dans les bras de la femme pour laquelle on travaille, parce qu'on sait qu'il partira à « la Pointe rouge », un des plus beaux quartiers de Marseille. Un acte  insensé, mais signifiant.

 

Est-ce que le malaise de 2013, et ce ressentiment très lourd des habitants, a fini par se dissiper ?

Disons que le conflit s'est refermé, mais qu'il n'est pas résolu. Et puis on est entré dans la période des attentats de Paris et de Nice. Lorsqu'il y a des attentats, on regarde immédiatement dans ces quartiers-là. Ils ont toujours été épinglés, stigmatisés, mais dans ces circonstances, cela s'aggrave. Le Front National est entré au quartier, élu. Il est toujours là. La question de la religion est douloureuse, omniprésente, presque envahissante. Certains ressentent très mal ces événements. Je pense à une comédienne comorienne, formidable, qui disait, pendant le projet de L'Épopée du grand Nord #1 : « Il y a deux choses qui sont importantes pour moi, c'est le théâtre et Dieu. » Mais elle est revenue sur le second projet à reculons. Il y avait des hommes dans le groupe. Un jour, elle m'a dit : « C'est un peu beaucoup, les insultes, enfin les gros mots... » Au début je prenais cela comme une plaisanterie. Mais elle revenait dessus, et j'ai senti que ça lui posait un problème. Au bout du compte elle a fini par me dire qu'elle quittait le projet parce qu'elle s'y sentait trop mal. Elle est tout de même venue voir le spectacle. Le théâtre, oui d'accord, mais… Un simple exemple : je joue le fantôme du père de Latifa dans L'Épopée du grand Nord #2, et je dis que du temps de la colline de la Busserine, Dieu venait prendre un jus de fruit à l'épicerie en rentrant de son travail. Un jour, Selim, l'un des comédiens, m'a dit : « Tu sais, quand tu racontes ça, moi, derrière, je fais starfallah   . » Oser attribuer à Dieu quelque chose de la finitude humaine, c'est un péché dont il faut demander pardon. Du coup, je dis starfallah, moi aussi, sur la scène. En ce sens, il y a toujours des frottements. Latifa est extrêmement ouverte là-dessus. Mais elle y fait face tous les jours, tout le temps. D'ailleurs certains la montrent du doigt, parce qu'elle est une femme qui tient un snack. Avec les radicaux, difficile de discuter. 

 

 

4. Le théâtre, le réel et l'écriture (L'Épopée #2)


Doit-on conclure qu'il n'est pas essentiel que le spectacle soit joué ailleurs, puisqu'il remplit sa fonction devant ce public-là ?

La question n'est pas là, finalement. Au théâtre, on ne peut pas s'abstraire de la réalité. Il y a un public, il y a le temps réel de la représentation, il y a le temps réel de la société et le rythme de ses contraintes, il y a une confrontation, il y a un accueil, une gentillesse, il y a le prix des billets, il y a des réservations… le réel y est toujours. Quand on le fait rentrer de manière plus visible, comme pour L'Épopée, on dit « tiens, il y a du réel » – on le remarque. Mais ce qu'il y a de beau au théâtre, c'est qu'il ne peut pas échapper à la vulgarité – à cet aspect terre-à-terre du réel. Dans un groupe qui travaille il y a toutes les maladies de la société actuelle. Ambition, égoïsme, générosité, partage, c'est un petit laboratoire du grand Tout. Le théâtre ne peut pas échapper à toutes ces lois sociales et c'est son intérêt.

 

Catherine Germain, Zaher Idri, Sélim RS4 Mébarki.

 

La confrontation du réel à la fiction est déjà chez Molière, face aux Jésuites, aux courtisans, aux bourgeois, aux médecins. C'est un invariant, et c'est dans l'essence même du théâtre. Cette confrontation se trouve même à la racine du travail de l'acteur, dans sa chair, qu'il pèse 80 ou 60 Kg, qu'il ait une voix fluète ou une voix puissante. Il y a l'introduction d'éléments bruts et vulgaires dans la pensée théâtrale. Un acteur ne jouera pas moins bien s'il sait combien coûte la paire de chaussures qu'on lui a achetée pour aller avec son costume. Son jeu y gagnera en force. Un acteur doit être un maître de cérémonie qui accueille le public. Il joue un rôle évidemment, mais il doit être capable de ramasser un enfant qui tomberait devant lui. Il y a des acteurs hystériques : j'ai vu en audition une actrice écraser sa cigarette dans la main de son partenaire – sans s'en rendre compte ! Elle naviguait dans on ne sait quel fantasme angoissé. On a vraiment besoin que le réel rentre au théâtre. L'acteur joue un rôle, mais il a tout intérêt à éviter la tentation de composer. Pour cela, il peut se construire une idée du conflit réel qu'il joue, et le ramener à un état intérieur. Comprendre que ses gestes d'hésitation, d'élan, de désir, doivent s'articuler à un état intérieur, sans quoi son jeu ne peut pas être spontané. 

Le besoin de réinjecter du réel dans le théâtre est criant, parce que ce dernier ne peut pas être autre chose qu'actuel. Toutes les questions d'aujourd'hui, qu'elles concernent les quartiers nord de Marseille ou qu'elles interrogent tout autre chose, rejoignent finalement les questions de tous les temps. Mais notre question pratique, à nous les artistes, c'est : comment le réel entre-t-il au plateau, dans le théâtre, et comment le théâtre entre-t-il dans le monde ? Et je trouve que depuis quelques années, le théâtre manque beaucoup de réel. Dans le recrutement des élèves aux écoles nationales, dans la construction des projets, dans les nominations de directeur d'établissement, le théâtre se replie sur lui-même. Il ne peut plus prétendre remplir une salle entière de gens mélangés, car il n'est plus lui-même un terrain mélangé. 


Que pensez-vous de ce qu'on appelle le « théâtre documentaire » ?

C'est une manière de donner un nom, mais le théâtre c'est du théâtre. Ce n'est jamais que du théâtre et le théâtre ne parle que de théâtre. Shakespeare et Racine sont du théâtre « documentaire » : ils témoignent d'une langue, d'une époque – sans le vouloir, sans le savoir ! Non, le théâtre c'est du théâtre. Encore une fois : le public c'est du public. Si quelqu'un qui est en jean est obligé de se sentir mal parce que quelqu'un est en robe de soirée, il y a un problème. Le théâtre, c'est le mélange par excellence, le mélange de l'esprit et du corps, du collectif et de l'intime. Ainsi, si quelqu'un commence à dire qu'il fait du théâtre « documentaire », c'est qu'il y a un problème. Cette catégorisation étouffe tout l'intérêt du théâtre. Elle a un aspect marketing inquiétant. Les acteurs comiques, qu'on assigne toujours à leur prétendu style, ou « emploi », souffrent assez de ces catégories sans qu'on en rajoute.


Comment avez-vous écrit l'épopée de Latifa ?

Avec le numéro 1 de L'Épopée du grand Nord, nous avions formé ce groupe de quarante personnes. Nous avons décidé de garder le même groupe, d'accueillir quelques personnes nouvelles qui étaient des proches de personnes du premier groupe, et d'aller un peu plus loin dans l'alphabet théâtral, au risque de voir le groupe se réduire. Pour le reste on a procédé comme pour l'autre : la relation tenant lieu de répétition, et, du côté de Catherine Germain et de Latifa, beaucoup de conversations et d'observations mutuelles. Dans l'élaboration du spectacle comme dans son écriture, tout mon effort a consisté à ramener un objet extérieur (lorsqu'il est réel c'est encore plus difficile) à un conflit intérieur. Il m'a fallu comprendre comment je voyais Latifa, comment je voyais les quartiers nord, comment je voyais l'équipe. En l'occurrence, le réel est si bruyant et si frappant que je ne vois d'abord rien du tout. Tout mon travail est de « ramener dedans » tous ces éléments, de les intérioriser. Sur cette base je peux m'autoriser à travailler. 

 

Aller chercher l'autre en soi-même ?

Quand j'atteinds cet endroit-là, généralement, l'autre l'atteint en même temps. Il sent alors que j'ai fini de l'embêter, et le ton change ! Avec Latifa notre conversation a changé du jour au lendemain. C'est une expérience, selon moi, biologique. Quand on atteint à une certaine compréhension intérieure, l'autre en reçoit le signal, même s'il n'en prend pas conscience. Un signal chimique a été émis et reçu. C'est la même expérience au plateau, c'est la même expérience pour le travail d'acteur, et c'est la même dans les conversations. Alors on ouvre un espace qui est différent. On change la nature du travail qu'on est en train d'accomplir. Dans le cas où, comme pour l'histoire de Latifa, on touche au réel, qui est très bruyant, qui est plein de stéréotypes, qui est plein de séductions, l'essentiel du travail est là. Une fois que cette compréhension mutuelle est réussie, un autre espace, encore une fois, apparaît, et ce nouvel espace, c'est celui de la création.

 

Isabelle Rainaldi, Marie Othon, Julien Masson, et Milan Marangone


Le spectacle est très écrit. Est-ce à ce moment-là que se déclenche son écriture ?

Oui. Quand je me trouve touché de l'intérieur, ça part. L'écriture, c'est une histoire avec moi-même où personne n'intervient plus. D'abord, je reçois. Parfois, deux mois s'écoulent sans qu'il n'arrive rien. Je regarde, j'entends, j'écoute, voilà. Je sais que le chemin pour aller de l'extérieur à l'intérieur est très long. J'essaie d'en convaincre les acteurs aussi. Ce n'est pas parce qu'on voit quelque chose qu'on sait ce qu'on a vu. Prendre le temps de laisser descendre et savoir que quelque chose est en chemin. Grâce à cette patience et cette confiance, l'écriture devient un travail simple. J'écris ce que j'entends. Et personne n'a plus le droit d'interférer, au sens où il n'y a plus aucune discussion avec le réel. Ensuite, il y a la réception du texte. Mais je crois beaucoup à l'espace mediumnique. D'intérieur à intérieur, il n'y a jamais beaucoup de problème. La pensée circule plus vite que la lumière. Le problème vient plutôt du fait qu'on ne prend pas le temps de cultiver un rapport intérieur au monde, aux autres et à soi-même. Quelques jours avant la première, par exemple, j'ai été voir Latifa pour lui demander si l'on gardait son vrai nom. Elle m'a dit non. « – Ok on met quoi ? – Tel nom. » J'ai inscrit le nom. « Pour ton frère, on fait quoi ? – Tu n'as qu'à prendre tel autre pseudonyme, etc. » Et puis, au bout de vingt minutes, elle m'a dit : « Garde Latifa ! » Et elle a dit oui à tout. J'étais très touché de pouvoir conserver son vrai nom. Si je n'avais pas accepté son refus, elle ne m'aurait jamais dit « oui ». Elle avait besoin de savoir si c'était elle qui fixait les limites à ce sujet. Tout est dans la valeur de la relation.

J'ai commencé à écrire parce que j'étais interdit de parole. J'ai écrit pour apprendre à parler, pour lier mes sensations aux mots. J'étais terrorisé par l'extérieur. Hyperactif, hyperphysique, je vivais au Maroc, puis en Avignon. En jouant au football, je trouvais des moments de paix (rien à dire, juste à courir), mais mon rapport à la parole était une catastrophe. Je sentais bien que mon silence allait finir par m'isoler, et j'ai donc commencé à prendre des heures sur mes nuits pour choisir des mots et les attacher à des sensations. Et ça a été pour moi le début du cheminement vers la parole.

 


5. Le corps déchiré du collectif : Face à Médée


Faire Face à Médée   , tout en faisant face aux quartiers nord, quel est le lien ?

Médée me pose question depuis le tout début de la Compagnie (1986). Elle me conduit à demander ce qu'est la nature du tragique, comme j'ai pu me demander ce qu'est la nature du comique. L'art du clown a été pour moi un vrai mystère à élucider. Comprendre comment on passe dans l'espace charnel du comique   . Je voulais aussi faire une incursion dans le domaine du tragique. Quel est la nature du tragique ? À mon sens, Médée est une porte d'entrée dans ce monde-là.

 

Par le Boudu, de et par Bonvaventure Gacon

 

Carnages (2013), de François Cervantes

 

Catherine Germain dans Le 6ème jour, de François Cervantes et Catherine Germain

 

Pourquoi Médée plutôt qu'un autre personnage tragique ?

Médée me donne l'impression que dès qu'on s'approche d'elle, ça commence à aller très mal. Elle est à l'entrée d'un territoire totalement inconnu. On sait que c'est là, que ça commence là. Elle est à une frontière, dans ce qui la rend si séduisante et si dangereuse – quand on s'approche c'est trop tard. Il y a une part de Médée qui n'est pas dans la tragédie, et une autre qui s'y trouve en plein. Médée fait partie de ces personnages repris sans cesse par les auteurs. Le nombre de réécritures de Médée est invraisemblable, c'est une superstar, sans doute parce qu'elle échappe à toute caractérisation définitive. Elle est tellement mystérieuse. Je la vois comme quelqu'un qui reste à la lisière. Elle a une aventure humaine attachante, de mère, d'amante, et puis il y a l'autre côté, sombre, cruel. Par elle je pouvais initier un mouvement, m'acheminer, mettre un pied à l'intérieur du tragique. 

J'ai pris conscience d'un lien très fort entre le comique et le tragique. Le comique et le tragique ont en commun le sens du présent. Très peu d'acteurs ont le sens du présent. Un présent qui n'est plus tout à fait l'intervalle de temps continu entre le passé et le futur, mais plutôt un mystère qui s'installe là. Une expérience qu'on retrouve dans le duende   , qui est vraie dans la musique, qu'on retrouve dans la corrida etc. Un des mystères de l'art. Le comique et le tragique ont cette chose en commun. L'acteur doit avoir le sens du présent, plutôt que le sens du triste ou de je ne sais quoi. Comprendre que le présent est un mystère, et qu'une autre conscience corporelle va se déployer sur la scène. Comprendre qu'il y a un trou dans le temps qui s'appelle le présent. L'acteur doit trouver et réunir les conditions qui font que cette chose-là va s'allumer. 

Le clown, sur le versant comique de notre art, trouve en lui un être intérieur qui aimerait s'incarner. Cet être porte des désirs tellement incompatibles avec la réalité que ça ne peut que tourner à la catastrophe. Le clown manifeste la réalité de nos désirs et l'absurdité de ne pas pouvoir les satisfaire. Il fait de cette contradiction une catastrophe, et l'on rit de le voir vraiment mal engagé. Le comédien retrouve donc en lui celui qui n'a pas lâché ses désirs, et qui rentre au plateau avec eux, ces mêmes désirs qu'on voit chez l'enfant. C'est une folie de les porter encore à son âge – mais il ne les abandonne pas. Les clowns incarnent cette catastrophe-là.

 

Et pour le tragique ? Comment caractérisez-vous la présence au plateau du tragédien ?

L'acteur tragique manifeste une autre aberration de notre condition : un déchirement. Plus il cherche à l'éviter ou à recoudre, plus il accroît la déchirure.

Pour vous expliquer, permettez-moi de faire un détour par mes propres expériences. Par exemple, quand nous avons monté L'Épopée de Gilgamesh   en Indonésie, nous sommes partis en tournée avec des Javanais. On s'est vite aperçu qu'il était impossible de mettre ces personnes dans des chambres différentes. Il leur fallait une maison commune, pour y rester ensemble. Pour eux, la solitude et l'obscurité profonde sont deux rendez-vous insoutenables. Ils ne dorment pas ou très peu, ils se massent, ils discutent sans fin. En Indonésie, autre exemple, il y avait une exposition collective de photographes. Un agent occidental en avait distingué un, dont les photographies lui paraissaient meilleures. Mais après avoir proposé à cet homme d'organiser une exposition personnelle, il ne l'a plus revu, parce que l'ayant détaché du groupe, il lui avait fait subir une honte. Toutes les activités en Inde et en Indonésie reviennent à fabriquer un corps collectif. L'individualité y est une anomalie et l'individualisme inconcevable. Les hommes tissent continuellement ce corps collectif, jusqu'à en produire et ressentir une sensation physique. Ce n'est pas de la télépathie. Mais c'est hallucinant. Un jour, en Inde, dans un cortège de procession funèbre auquel je participais, j'ai moi-même vécu une expérience de corps collectif. Pendant un court moment, dans ce cortège, mon corps a senti qu'il était lié à tous les autres corps. J'ai beaucoup travaillé en échauffement corporel sur le théâtre, et grâce à cela je peux identifier ce genre d'expériences. J'étais un élément d'un corps plus grand, comme le doigt d'une main connaît les autres doigts. C'était très physique, très concret, et très fugitif. Je voyais à la fois le délice que c'était, et à quel point cela m'était étranger. 

 

 

 

Catherine Germain, Hayet Darwich, Anna Carlier, dans Face à Médée.

 

Ces pays qui sont encore ancrés dans des sensibilités primitives évoluent vers la nécessité d'une vie moderne, individuelle, individualiste, matérielle. Le corps collectif est en train de se disloquer, et c'est peut-être très bien comme ça. Seulement, en ce qui nous concerne en Occident, nous en sommes arrivés à un tel degré de solitude que nous en devenons fous. Si nous pouvions reconquérir la conscience individuelle d'un corps collectif, et par exemple marier cette expérience perdue avec l'expérience perdue du communisme, nous produirions bel et bien une synthèse, un « communisme biologique ». Les enfants qui viendront seront des « dominantes medium ». À mon sens, l'avenir ne nous réserve pas des solutions politiques, mais biologiques. Nous sommes dans une telle impasse que si ça ne change pas corporellement, ça ne changera pas politiquement. Les enfants vont prendre ces dominantes-là, qui engendrent des êtres hors normes. L'homme va changer, il doit muter. 

Médée vient de ce monde-là, ce monde du corps collectif, mais elle en est aussi une chamane. En ce sens elle orchestre elle-même la déchirure de ce monde. Son amour pour Jason, amour individuel, est décrit comme une manipulation d'Aphrodite. Celle-ci manipule Médée pour qu'elle aide Jason à rapporter la Toison d'or. Quand on tombe amoureux, on éprouve ce sentiment d'être sous une emprise, et d'être dépossédé de soi-même. Elle vit en quelque sorte l'amour divin, comme quand Lévinas dit que Dieu se cache dans le rapport à l'autre. Elle vit ce coup de foudre amoureux, avec un corps surpuissant. Les sociétés primitives forgent un corps surpuissant, corps lié à tous les autres dans le collectif. Mais elle est amoureuse, et ça se déchire tout de suite. Déjà marginalisée comme chamane (les chamanes fréquentent les morts), Médée reçoit le coup de foudre, et là commence le tragique. Dès qu'elle s'arrache des siens, par le meurtre de son frère, elle ne peut plus revenir. Elle n'est pas partie, elle s'est arrachée aux siens, et l'on ne peut recoudre ce qui s'est déchiré. Le présent de l'acteur tragique tient à cette déchirure qu'il est capable de porter avec lui sur le plateau. Le déchirement du corps collectif par individuation.

 

Dans Face à Médée, le plateau est occupée par trois comédiennes, les trois narratrices de l'histoire de Médée. Comment s'est agencée leur présence tragique ?

On a travaillé au plateau, pendant des mois, sur la création d'un corps collectif. Élaborer un mode de liaison entre elles et, d'un autre côté, travailler leur individuation. Ainsi, par exemple, du récit d'anecdotes personnelles, qui viennent rompre le cours de la narration, par où elles ont risqué de s'individualiser, et cela beaucoup plus qu'un acteur ne doit le faire quand il interprète un personnage. En tant que sujet individué, il s'agissait de savoir où Médée les touchait. D'avoir le goût de Médée. L'avaler et savoir quel goût ça avait pour elles. Si Médée les heurtait à l'endroit des enfants, si elle les heurtait à l'endroit de l'amour, il s'agissait d'exprimer ce qu'elles en pensaient elles-mêmes, de ne pas se dérober, d'être un peu autre chose qu'une actrice. Pendant mes années de jeunesse où je jouais au football, j'ai vécu cette tension de l'individuel et du collectif. Calme jouissance de courir sur les terrains, les odeurs, la chaleur des plages vierges, une jubilation physique très forte, un accord parfait avec la nature et avec le monde. Je l'ai retrouvée avec ce corps collectif dont on fait l'expérience dans la danse, et dans la musique. Dans Le Dernier Quatuor d'un homme sourd, notre pièce de 2009 qui raconte une crise vécue par un quatuor à corde, nous avions expérimenté un travail du même genre. Quand un quatuor de musiciens a trouvé un son, chaque individu a fusionné avec les trois autres. Or ils finissent par vivre cette fusion comme un drame et c'est proprement – tragique. Au cœur même de la fusion travaille un clivage, puis une déchirure. C'est comme lorsqu'on dit qu'on aimera toujours les gens qu'on a aimés. Il y a un monde souterrain où des forces s'agitent, et notre vertu risque d'être humiliée.

 

 

Cependant, l'arrachement que vit Médée est sans retour, alors que Jason peut – ou croit pouvoir retrouver la civilisation, retrouver un père, se remarier…

Jason se fait illusion là-dessus. Au lieu de retrouver la civilisation, il y met le feu. Au début c'est par ce coup de foudre, lorsqu'il apparaît à Médée. À la fin, c'est par cette douche froide, pour le moins cette humiliation qu'il fait subir à Médée, en venant lui dire qu'il rentre chez lui.  Quant à elle, elle sait tout de suite, en tant que chamane, qu'elle a quitté son monde, et donc qu'elle a quitté le monde. Tous deux ne pourraient peut-être pas vivre indéfiniment en dans un désert. Mais leur exil n'est pas tout à fait hors du monde. Il ressemble plutôt à ce qu'on trouve chez Jean-Luc Godard, par exemple, dans Pierrot le fou. Une tentative en chair et en os, et en territoire, de vivre à un rythme et dans un endroit qui soit en accord avec notre vie intérieure. Où est-ce donc ? Dans le désert ? En plein cœur de Tokyo ?

En ce sens, la culture perdue des quartiers nord, et sa culture retrouvée, comme toute culture humaine, est elle aussi un corps collectif travaillé de déchirures.

 

 

                                        

 

Photographies de plateau : Christophe Raynaud de Lage

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