Ce que le footing, les marathons et autres formes de course à pied disent de notre idéal et de notre société (ou plutôt de celle des années 1990).

Comment expliquer que des millions de Français s’adonnent à la pratique de la course à pied ? Faut-il y voir le signe d’une généralisation de l’idéal de dépassement de soi dans son corps et par sa volonté ? Ou simplement de se sentir vivre en renouant avec notre animalité ? De communier avec la nature ? De cultiver la performance ? De découvrir de nouvelles formes de sociabilité ? De vivre autrement le temps et la distance en se réappropriant l’espace par cette pratique ? Toutes ces questions n’en finissent pas de donner naissance à des réflexions au croisement de plusieurs disciplines.

Martine Segalen intervient dans ce débat en qualité d’ethnologue et propose, avec Les enfants d’Achille et de Nike, un « Eloge de la course à pied ordinaire ». Le premier des sept chapitres de son livre, « D’autres courses ordinaires, ailleurs », reprend ainsi des observations ethnologiques sur tous les continents, pour mieux cerner le rôle de la course à pied d’un monde à l’autre et en général. Dans une (trop) longue énumération de tribus variées, on apprend qu’il peut s’agir, selon les lieux, de « se mesurer à l’animal », de « courir pour son groupe », « pour des paris », parfois lors de « courses cérémonielles » ou encore « pour des femmes ». Plus axé sur une démarche historique, le second chapitre décrit l’apparition, essentiellement en France, avec parfois une inspiration venue d’outre-Manche, de courses liées à des corporations. Ainsi la « marche des midinettes » organisée en 1903   montre bien l’ambivalence entre l’émancipation des femmes et le côté voyeuriste de la manifestation.

 

Observation à marche forcée

En dehors de ces aspects ethnologiques ou historiques stimulants, Martine Segalen tient cependant des propos sur la nature de la course à pied qui dissimulent mal une connaissance assez superficielle du sujet, bien que, pour s’être alignée sur plusieurs courses, elle soit elle-même présentée comme « coureuse et ethnologue » par son éditeur. Son milieu d’origine (des générations dans la ville très huppée de Neuilly-sur-Seine) l’a amenée au Racing de Paris, et de là, dans un petit groupe de coureurs défrichant sans cesse les allées du Bois de Boulogne. Pour autant, certaines affirmations, qui dans l’ensemble tendent à dramatiser l’expérience de la course, laissent songeur. Non, la préparation d’un marathon n’exige pas « la séparation d’avec sa famille, de ses amis »   . Au sujet des équipements, on lit que « toutes ces améliorations techniques n’empêchent cependant pas le corps, même vêtu et chaussé avec soin, de rappeler son existence centrale : les ongles de pieds jaunissent trois mois après un marathon ; parfois ils tombent »   ; or si de tels phénomènes peuvent bien se produire, il est tout aussi vrai qu’un coureur bien exercé et bien équipé peut tout aussi bien courir des dizaines de marathons ou d’« ultras » sans le moindre problème. On s’interroge aussi sur cette « habitude » qui se serait « prise, à la fin des épreuves, de s’échanger les maillots »   : la course ne se confond pas plus avec les matchs de foot que les coureurs n’ont besoin d’anti-inflammatoires pour courir le marathon de New York   ! Quant à celui de Berlin, il existe depuis 1974 et non 1981   .

De même, les propos sur les rituels de course pourront sembler étranges… aux coureurs eux-mêmes, à tel point que peu d’entre eux, sans doute, s’y reconnaîtront. Martine Segalen évoque par exemple, à propos des tenues de course, une « quasi nudité mutuelle »   , ou l’usage ordinaire des douches en commun dans les vestiaires (ce qui est sans doute le cas dans son club à Neuilly, mais l’immense majorité des coureuses/coureurs ne courent pas en club !), ou encore la tradition qui consisterait, le week-end où après la course, à se retrouver « autour de thermos de thé, de gâteaux ou de sucreries ». Ce sont peut-être ses souvenirs de moments chaleureux qui l’amènent à asséner   que le « le coureur ordinaire aujourd’hui est un être grégaire ». Est-ce à partir de sa propre expérience qu’elle conclut à une religiosité de la course à pied ? Selon l’auteure, le spectacle sportif révèle le « fondement de nature religieuse » du sport   , sans que l’on comprenne bien quelles preuves appuient cette conclusion ambitieuse. S’appuyant sur les travaux de Paul Yonnet remontant aux années 1980, l’ethnologue poursuit et verse de la religion dans la spiritualité : « Filant la métaphore, on peut dire que la course promettrait une nouvelle vie aux convertis qui se feraient à leur tout prosélytes. » Assez conservatrice dans ses positions, elle explique sans autre commentaire que le décalage de l’horaire du cross du Figaro a pour objectif de « permettre aux coureuses de remplir leur rôle de mères »   – mais on n’en connaîtra pas la source.

 

Queue de peloton

Ces pages qui concernent le cross du Figaro sont emblématiques d’un sérieux défaut de l’ouvrage qui explique peut-être une grande partie ses saillies les plus étonnantes : son manque d’actualisation. En dehors de l’avant-propos d’une vingtaine de pages, le texte n’a pas été actualisé pour sa réédition, alors qu’il date de 1994 : bientôt un quart de siècle tout de même ! Le cross du Figaro a cessé d’exister en 2001, pourtant on lit encore que « chacun se sent moralement obligé de participer à la course du Figaro organisée le dernier samedi avant Noël »   . A quoi bon savoir, à propos d’une course, que « les résultats seront consultables sur Minitel [et qu’]une cassette souvenir officielle sera disponible » ?   . Il n’est pas non plus utile de se plaindre qu’il est impossible de trouver son nom dans les listes de résultats affichées longtemps après la course sur le lieu de l’épreuve, alors qu’aujourd’hui, la moindre course de village présente ses résultats en ligne.

Si l’opposition entre « épreuve sportive » et « fête collective » peut sembler exagérée, puisqu’il n’y a pas forcément d’opposition entre les deux, certains passages du livre de Martine Segalen peuvent toutefois encore susciter des réflexions prometteuses. Il en va ainsi de la question de l’appropriation ou de la réappropriation de l’espace, lorsqu’on réalise combien la voiture a modifié l’urbanisme depuis le siècle dernier. C’est d’ailleurs le sens de la dernière phrase du livre : « Récupérant leur corps, ils (les coureurs) récupèrent la ville, la conquièrent un moment sur les voitures. Ils la subvertissent, la réhumanisent grâce à l’activité anthropologique la plus ancienne »   .

Les grandes courses qui se déroulent en ville, dont les marathons sont les plus emblématiques, offrent l’occasion unique de rassembler dans un même temps, dans un même lieu, les champions de la discipline et les anonymes. Pas de sélection, de poules « éliminatoires » ou de « divisions » quasi-militaires. La course à pied, avec la simplicité qui la caractérise – pour qui saura résister aux sirènes des marchands du stade –, demeure un des rares espaces de liberté.

Martine Segalen le résume bien : « La course apparaît comme une peau de caméléon, capable d’incarner les valeurs les plus compétitives comme les plus collectives, de servir de métaphore à l’entreprise, de carte de visite aux régions et aux agglomérations urbaines, mais aussi d’être le support d’actions charitables, renouant, sous les formes renouvelées qu’impose la médiatisation, avec l’esprit qui présida à la fondation du mouvement. »   .

Une fois actualisé, une fois mis de côté le biais de l’auteure lié à son expérience particulière de Neuilléenne privilégiée et une fois corrigées quelques erreurs manifestes, ce livre pourrait ainsi devenir un ouvrage de référence sur la pratique de la course à pied.

 

A lire également sur nonfiction.fr

« Cela sert de courir... », au sujet du livre de Guillaume Le Blanc,  Courir - Méditations physiques, Flammarion, 2012

« Roman - Marathon, de Pascal Silvestre », au sujet du livre de Pascal Silvestre, Marathon, JC Lattès, 2016