Trois articles publiés par Simone de Beauvoir dans l'après-guerre permettent de redécouvrir une pensée souvent refoulée derrière celle de Sartre.

De cette édition, retenons d’abord une perspective historique. Simone de Beauvoir, comme Jean-Paul Sartre, tous deux fondateurs de la revue Les Temps modernes, en 1945 (et publiée chez Gallimard depuis 1985), ne se sont pas contentés de soutenir cette revue, ils y ont édité des textes décisifs pour la période qui couvre les années 1945 à 1960. Non que leur histoire intellectuelle s’arrête à cette date – au contraire, elle se renouvelle avec l’émergence du structuralisme, etc. –, mais cette première période enveloppe sans aucun doute les textes les plus typiques de l’après-guerre et de la nécessité de reconstruire une pensée promotrice après les débâcles que l’on connaît.

Les articles de Sartre sont en général abondamment publiés et republiés, on en trouve en tout cas plusieurs versions dans les bibliothèques. Ce n’est pas le cas de Simone de Beauvoir. Elle n’a pas à sa disposition autant de republications. Et en particulier ses articles centraux, à beaucoup d’égards, sont encore confidentiels ou ne peuvent être lus que dans une bibliothèque possédant la collection complète de Les Temps modernes.

De là résulte que cette édition de trois articles, publiés successivement en 1945 et 1946, de sa main, est bienvenue, puisqu’elle met à la disposition de tous des propos qui ont enrichi la revue, tout en participant largement à la « mission » d’engagement dans un monde en chantier que réclame sa philosophie.

 

Une manière d’écrire

Ce qui frappe, ensuite, dans une perspective plus littéraire, c’est, à la lecture de ces trois articles, de même veine mais d’objets différents, la souplesse de l’écriture de Beauvoir, sa manière particulière d’être pédagogue, et de ne pas alourdir des articles de revue par une conceptualisation qui exigerait d’avoir lu les ouvrages philosophiques de Sartre ou d’elle-même.

Et, au sein de cette pédagogie, sa manière de faire allusion au contexte : la Libération, les procès de l’épuration, les attaques contre l’existentialisme, etc. Elle brosse à chaque fois les grands traits des événements qui lui servent de point de départ, mais sans description, de telle sorte que le cœur de la question soulevée à ce propos devienne le centre de l’exposé. Notamment la question cruciale, pour l’époque, du châtiment, celui des lâches, mais aussi celui de ceux qui ont pourtant rationalisé leur position de collaborateurs (Robert Brasillach).

De ce fait, la leçon proposée – faire confiance aux humains dans le cadre d’une philosophie de la liberté – cherche moins à définir l’existentialisme qu’à mettre en jeu une démarche susceptible de porter cette idée de liberté.

 

Philosophie de la liberté ou existentialisme

Au demeurant, on note que Beauvoir recentre bien la philosophie défendue sur la liberté, beaucoup plus que sur ce que « l’avenir » et les simplifications scolaires retiendront : la notion d’existentialisme. Il est vrai que la conférence de Sartre, « L’existentialisme est un humanisme », date de 1946, jouxtant ces articles, mais laissant encore la latitude de centrer les propos sur la liberté plutôt que sur l’existence, ou disons de centrer le propos sur les deux termes, plutôt que sur un seul, comme c’en est devenu l’habitude.

D’ailleurs, lorsque Beauvoir (premier article) entreprend de défendre l’existentialisme contre la « sagesse des nations », pas dupe de la difficulté, elle ajoute : « Justifié ou non, nous lui conserverons ce nom pour plus de simplicité. » Et pourtant, chacun sait bien que la notion de liberté est plus centrale que celle d’existence, elle qui permet de comprendre que l’homme est transcendance ; que sa vie est engagement dans le monde, mouvement vers l’Autre, dépassement du présent vers un avenir « que la mort même ne limite pas ». La liberté compose donc bien le premier plan de cette pensée.

Par conséquent, elle ne constitue pas une philosophie du « moi ». Dans cette pensée, le « moi » n’existe pas. En revanche, « j’existe » comme sujet authentique, dans un jaillissement sans cesse renouvelé qui s’oppose à la réalité figée des choses. Plus exactement : « Je suis libre, mes projets ne sont pas définis par des intérêts préexistants ; ils posent même leurs fins. »

 

Reproches et réponses

La rédaction de ces articles est toutefois motivée par les reproches adressés à Sartre et à Beauvoir durant les années d’après guerre. Autant Sartre y faisait-il référence dans la conférence citée ci-dessus, autant Beauvoir ne se laisse pas non plus démonter par les motifs qu’on lui oppose, et qui dessinent finalement, ainsi le remarque-t-elle, une conception de l’homme et des relations humaines qui ne font pas de la vie un moment bien exaltant. Elle ramasse en quelques pages les rengaines autour desquelles se sont tissés les refus de sa philosophie de la liberté : l’échec permanent de l’existence, le défaut d’amour, le bonheur terne, les paradis perdus, les déceptions de la vie, la morale de la médiocrité (ni trop, ni trop peu), la vertu du « juste milieu », les faiblesses humaines, et nous en passons encore.

Trois reproches sont, selon elle, habituellement adressés à la philosophie de la liberté : on lui reproche d’offrir aux hommes une image d’eux-mêmes et de leur condition propre à les désespérer ; puis, on lui reproche d’être un système cohérent et organisé, une attitude philosophique qui réclame d’être adoptée intégralement ; et, enfin, on le taxe de subjectivisme au nom de son opposition à toute psychologie.

La réponse est brève, mais efficace, dans la perspective de l’auteure : l’humain n’est rien d’abord ; il lui appartient de se faire bon ou mauvais selon qu’il assume sa liberté ou la renie. L’humain n’est pas condamné à une misère irrémédiable ; il n’est pas naturellement bon ou mauvais.

 

Politique et morale

C’est dire si le côté ramassé de ces articles facilite l’entrée dans cette pensée, même ou justement, à soixante-dix ans de distance. On y retrouve tous les ingrédients de cette philosophie dans son époque, non qu’elle s’y réduise, mais parce qu’elle l’analyse et la commente, à la lumière du postulat « existentialiste » : l’humain n’est pas une mécanique dont les ressorts sont aisément décelables ; il a prise sur sa destinée, il peut modifier son essence. « L’existentialisme qui remet leur sort entre les mains des humains » vient troubler le repos des pensées édifiantes.

Ce qui vaut pour la politique. Dans le cas de cet article portant sur morale et politique, la « méthode » de Beauvoir est encore plus caractéristique. Elle consiste, sous couvert d’un principe : la liberté ne doit pas faire peur, à s’opposer à la fois aux conservateurs – qui déclarent toute réforme impossible – et aux réalistes – qui se coulent dans toutes situations. Comme la même méthode est employée pour la morale (quoique nettement orientée vers la critique de Kant), il faut bien reconnaître que le rapport entre politique et morale est aisé à construire, dans un tel cadre. Non seulement il est reconnu, en dépit de multiples affirmations verbales, que la morale des moralistes est discréditée ; mais encore, il est flagrant que dans la politique se joue un futur qui ne peut être une fonction de ce qui est seulement. Résultat, évoquer l’idée de justice et l’idée de droit revient à préciser d’abord que la carte du monde futur n’est pas tracée. Ni les moralistes, ni les politiciens par conséquent, et encore moins les utopistes qui croient pouvoir décider d’avance de ce que seront la paix, la justice et le bonheur.

S’il n’est pas certain que tous les articles de presse d’un philosophe doivent être retenus pour des publications futures, il est clair que les trois articles choisis pour cette édition donnent matière à réflexion et à connaissance de la pensée de Simone de Beauvoir, à une époque donnée