Un recueil de documents originaux, commentés par des historiens, au sujet d’Européennes, connues ou inconnues, du XVIIIe siècle à nos jours.

Très attendu dans le domaine des « gender studies », L'Europe des femmes (XVIIIe-XXIe siècle), sous la direction de Julie Le Gac et Fabrice Virgili est assurément novateur par son angle d'approche et sa volonté de diffuser les derniers résultats de la recherche historique dans le domaine de l'histoire des femmes. Longtemps resté en retrait, malgré les travaux pionniers de Michèle Perrot, celle-ci connaît, en France, un nouveau souffle depuis quelques années ; ce livre en est la preuve.

Chaque document est d'abord présenté en version originale, puis traduit. L'intérêt est que ceux-ci, très connus dans leurs pays d'origine respectifs, n'étaient pour la plupart pas encore traduits en français. Ils sont, ainsi que les articles qui les présentent, assez brefs, ce qui offre une lecture aisée. Il est en effet possible de « picorer » chaque article, en se délectant du document, que ce soit dans sa version originale ou dans sa traduction française, puis de lire l'éclairage proposé à la suite par un historien. Pour une lecture plus aisée et une plus grande cohérence, les différents documents, tous concernant une femme ou traitant des femmes en Europe, sont classés en onze grands thèmes ; certains très attendus et incontournables quand on parle d'histoire des femmes, d'autres beaucoup plus novateurs.

Les 68 contributeurs, tous spécialistes des études du genre, ont souhaité écrire une histoire par le bas afin de donner de la chair à la vie des femmes européenne depuis le siècle des Lumières : ouvrières, intellectuelles, paysannes ; tous les milieux sociaux sont représentés. À noter qu'il n'y a pas que des témoignages féminins. Des hommes ont en effet contribué à développer en Europe l'histoire des genres et sont, à ce titre, présents dans le corpus.

 

Multitude d'auteurs, multitude d'aspects de l'histoire des femmes en Europe

Écrire un ouvrage historique avec autant de contributeurs est une gageure : la principale difficulté pour les coordonnateurs est de faire apparaître une cohérence entre toutes les contributions. Sur un sujet aussi vaste que l'histoire des femmes, à une échelle aussi grande que l'Europe, le pari était risqué. Et pourtant, le groupe dirigé par Julie Le Gac et Fabrice Virgili a parfaitement réussi cette mission difficile, notamment grâce à l’organisation retenue pour chaque document (texte ou iconographique). Celle-ci donne une vraie cohérence au livre, en dépit de la diversité des périodes étudiées et des aires géographiques ou culturelles représentées. De l'Europe du Nord à la Méditerranée, de la Turquie à la Suède en passant par la Russie, les femmes étudiées sont d'une extrême diversité de par leur origine (que ce soit nationale ou sociale). De la paysanne turque à l'aristocrate anglaise, du XVIIIe siècle à nos jours, les auteurs ont réussi à balayer le temps et l'espace pour trouver des exemples représentatifs.

Les différents chapitres ont été élaborés pour répondre à des thématiques précises. Certains sont classiques (« On ne naît pas femme, on le devient » avec l'inévitable figure de Simone de Beauvoir, « féminismes en tous genres », « Et Dieu créa la femme », « femmes artistes » ou « travailleuses de tous les pays »). Classique ne rime pas ici avec une absence de renouvellement du regard ou encore d’évolution historiographique dans la façon de les traiter. D'autres entrées sont très novatrices dans leur thématique, notamment « femmes en guerre » qui montre le rôle primordial, mais longtemps sous-estimé, joué par les femmes dans certains conflits ou « À corps perdu » qui retrace l'évolution de la perception du corps des femmes par elles-mêmes, mais aussi par le sexe opposé. Cette diversité, au cœur du livre, en fait sa force.

 

Une histoire pas seulement contemporaine

« Il n'existait pas encore de recueil sur l'histoire des femmes du XVIIIe siècle à nos jours, pas plus en France qu'en Europe. C'est désormais chose faite » : tels sont les mots qui ouvrent la quatrième de couverture de l'ouvrage. Ce choix de découpage historique peut en effet désarçonner le puriste de la périodisation historique puisque le XVIIIe siècle fait partie de l'histoire dite moderne, puis, du XIXe à nos jours, de la période contemporaine. Les coordonnateurs du livre ont donc choisi de « casser » ce code historique pour étudier des exemples au siècle des Lumières, celui-là même où des philosophes et des scientifiques ont fait évoluer la pensée vers ce que nous connaissons aujourd'hui. Leur choix est donc ici tout à fait pertinent, d'autant plus que la sélection des documents présentés sur ce siècle est faite pour montrer le caractère originel et novateur des avancées sociales et scientifiques de cette période (on pense ici aux travaux pionniers d'Angélique de Coudray qui a formé de nombreuses sages-femmes à l'obstétrique au XVIIIe siècle et dont la « machine à accoucher » est présentée dans le livre).

Le tout est organisé de façon thématique et non pas chronologique, ce qui donne du sens et surtout de la nervosité au livre : cette approche permet de rassembler, voire de comparer, des figures féminines à travers les siècles. Ainsi, dans le chapitre « Travailleuse de tous les pays », la couturière de la bourgeoisie parisienne des années folles, Coco Chanel, côtoie la socialiste autrichienne de la fin du XIXème siècle Adelheid Popp, pionnière de la social-démocratie dans son pays ; deux femmes importantes, mais aux idéaux et idéologies diamétralement opposés. Et c'est là tout l'intérêt du parti pris thématique des coordonnateurs : montrer l'extrême diversité de l'histoire des femmes.

 

Des parcours de femmes avant tout : de la figure illustre à l'illustre inconnue

L'autre intérêt majeur de ce livre repose dans sa présentation, à côté de femmes célèbres, d’illustres inconnues qui, dans un lieu ou une époque donnés, ont eu un parcours représentatif ou à contrario à l'opposé de celui de la majorité des femmes de leur époque.

À la lecture de l'Europe des femmes, on (re)découvre avec plaisir des textes sur Simone de Beauvoir, Virginia Woolf, Anne Frank, Olympe de Gouges ou Alexandra Kollontaï. D'autres figures féminines célèbres à leur époque, mais depuis oubliées, sont présentées, comme Valentina Tereskova, l'alter égo féminin de Youri Gagarine, première femme dans l'espace. Le lecteur peut aussi accéder à des textes originaux écrits par des femmes, fondateurs pour l'histoire de leur pays, à l'image du discours de Simone Veil en 1975 sur la légalisation de l'avortement en France.

Les auteurs ont aussi fait le choix de présenter des inconnues pour montrer que l'histoire des femmes est aussi et surtout celle des catégories populaires et pas simplement des femmes de l'élite. Ainsi, la présentation d'Aslan Tufan Egemen, paysanne turque élue au parlement de son pays en 1935, surprend le lecteur et montre que, dans un pays musulman européen, la femme peut aussi avoir une place centrale.

 

Un livre majeur sur l'histoire des femmes

L'Europe des femmes est un livre militant, soutenu par l'association Mnemosyne (qui défend le développement d'une histoire des genres). Les auteurs l'annoncent dès l'introduction : « Ce livre a vocation à sensibiliser les jeunes générations, et les moins jeunes, aux inégalités du genre ». Il ne s'agit pas ici d'un livre épistémologique réservé aux spécialistes qui a pour but de définir et de faire évoluer les « gender studies ».

Comme son illustre prédécesseur l'Histoire des femmes en Occident, dirigé par Georges Duby et Michèle Perrot, l'Europe des femmes est là pour montrer comment vivent les femmes en Europe depuis le XVIIIe siècle. Certes, ce dernier est moins ambitieux que l'histoire totale voulue par l'Histoire des femmes en Occident qui a embrassé toute l'histoire depuis l'Antiquité. L’entreprise dirigée par Julie Le Gac et Fabrice Virgili se place néanmoins dans la lignée de ce que voulaient faire Duby et Perrot, c'est-à-dire présenter les dernières avancées de la recherche à un large public. L'Europe des femmes n'assomme pas son lecteur de notions, ni d'articles très longs. Un livre à la fois accessible, militant et européen