Le collectif Hauen und Stechen s'empare du célèbre opéra comique de Bizet à l'Athénée – Théâtre Louis-Jouvet.

Une femme étrange surgit du parterre. Évoquant une sorcière, décoiffée et vêtue de haillons, elle s'avance sur les larges marches blanches et noires qui comblent la fosse d'orchestre, devant l'immense mur métallique qui condamne l'accès à la scène. Là, elle interpelle les spectateurs, avant de frapper trois fois contre le mur doré, rappel des trois coups qui ont longtemps marqué le début des spectacles de théâtre. Le mur se soulève. Commence alors la folle danse de Notre Carmen.

 

Une grande fête carnavalesque

Une cabane trône au centre de la cage de scène vide et noire. Les musiciens sont installés sous un plafond de feuilles de cigares avec leurs instruments (piano, alto, flûte, harpe, mais aussi trompette et percussions). Tous portent des costumes improbables, relevant d'une esthétique carnavalesque, parfois assortis à ceux des acteurs : perruque blonde et escarpins, jupons colorés ou jupes longues scintillantes... Nous sommes bien loin des conventions qui ont cours dans les fosses d'opéra de nos jours, et pour cause : audace et irrévérence sont les maîtres mots d'un spectacle qui se joue des conventions pour mieux se réapproprier l'histoire si connue, trop connue peut-être, de Carmen.


Toutefois, ni les musiciens, ni les acteurs ne resteront sagement sur scène : c'est l'ensemble de l'espace théâtral qu'ils envahissent, des loges aux balcons, en passant par le parterre. Pas question de maintenir les spectateurs dans le confort d'un dispositif frontal, installés à l'abri dans le noir : les artistes vont à leur rencontre pour leur parler, les prendre à parti, leur jeter des fleurs en plastiques, des cigares en papier ou des oranges, mais aussi se filmer à leurs côtés. La fête est partout et tous y sont conviés.

 

Un spectacle loufoque et touchant

Pour représenter de nouveau l'histoire de la fascinante bohémienne, tout un univers polyglotte et burlesque est mis en scène, dans une ambiance survoltée. Une cigarière, enroulée dans une feuille de tabac géante, demande fiévreusement à Don José de l'allumer. Diseuses de bonne aventure et tireuses de carte se confrontent à la mort au cours d'un rituel digne d'un sabbat de sorcières (parodique). Une jeune femme blonde dans une combinaison de félin roux s'avance en fumant une cigarette géante pour nous conter une parabole sur l'aveuglement de la vérité. Deux immenses cônes de paille se jaugent et s'affrontent tandis qu'une forte odeur de foin envahit la scène et la salle.

 

Mille scènes se succèdent ainsi, surprenantes ou parodiques, convoquant parfois d'autres références culturelles. Ainsi, Carmen surplombant les autres personnages depuis l'une des loges qui bordent la scène rappelle Juliette penchée vers Roméo du haut de son balcon. Une reprise inattendue de la chanson Wuthering Heights de Kate Bush introduit dans une partition largement empruntée à l'opéra comique de Bizet un grand succès de musique pop de la fin des années 1970. Cette référence est signifiante à plus d'un titre. Elle inscrit l'histoire de Carmen dans la lignée d'autres passions tragiques, en l'occurrence celle de Heathcliff et Catherine dans le roman Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë. Elle instaure aussi un parallélisme entre la bohémienne Carmen et Heathcliff, dont la peau brune semble indiquer une origine gitane : deux personnages un peu sauvages, qui osent affirmer leurs désirs et résistent aux injonctions de la société, mais qui sont aussi condamnés à ne connaître que des amours violentes.

 


Au cours de cette scène, une vidéo d'un amateurisme assumé est projetée sur trois écrans : les personnages caressent un poney dans une campagne verdoyante qui pourrait se trouver dans l'Angleterre d'Emily Brontë. Cette projection confère à la scène un comique décalé, sans nuire à l'émotion offerte par le chant. L'équilibre fragile et subtil de ce beau moment est emblématique de l'art du collectif berlinois Hauen und Stechen, qui est invité pour la première fois en France : un art exigeant, qui mêle références savantes et populaires et sait faire rire sans renoncer à émouvoir.

 

Carmen, à la fois la même et une autre

Même si la musique de Bizet est adaptée, modifiée, réagencée et réinterprétée, les grands airs de Carmen sont bien présents. Ils circulent entre les personnages, qui eux-mêmes circulent entre les acteurs, mais des repères subsistent. Il ne faut pas se fier à l'apparente nonchalance et à l'impression générale de bric-à-brac musical qui émane parfois du spectacle : sa construction dramaturgique est signifiante et stimulante. Comédiens et musiciens ne jouent pas seulement aux clowns ou plutôt, s'ils le font, c'est à la manière des bouffons shakespeariens, souvent plus sensés que bien des gens raisonnables.


Les paroles d'un air peuvent être délaissées et sa musique confiée aux seuls instrumentistes, comme dans les retrouvailles de Don José et Micaëla. La scène se prête alors à différentes interprétations, selon la mémoire de chaque spectateur et la précision de ses souvenirs. Un sentiment de familiarité se mêle en tout cas à l'étrangeté de la scène, qui se trouve ainsi paradoxalement renforcée. Après avoir chanté, parlé, chuchoté ou crié de sa voix grave et rauque, Carmen peut rester muette face à Don José. L'alto fait alors entendre sa voix. Il est ici à la voix de mezzo-soprano, tessiture de Carmen, ce que le violon serait à celle de soprano. Il assume les réponses du personnage, que l'actrice accompagne d'une gestuelle rappelant la langue des signes, dans une scène formidable de poésie. Dans ce spectacle, on reconnaît souvent, on croit parfois se souvenir, mais on est surtout surpris : toujours pris de court, sans jamais être déçus.

Ne vous attendez donc pas à retrouver le célèbre opéra comique de Bizet tel que vous le connaissez (ou pensez le connaître) si vous assistez à Notre Carmen. Ce que vous découvrirez dans le merveilleux petit théâtre rouge et or de l'Athénée s'en inspire et s'en écarte tout à la fois : c'est Carmen, peut-être, sans doute, mais aussi bien autre chose encore. Si le collectif Hauen und Stechen (nom qu'on pourrait traduire par « Frapper et poignarder ») s'est emparé de Carmen, ce n'est pas pour en proposer une relecture sage et conventionnelle : leur théâtre musical est tout de bruit et de fureur.

 

 

 

Notre Carmen, création d'après Georges Bizet, livret Henri Meilhac et Ludovic Halévy, adaptation musicale Louis Bona et Roman Lemberg, direction musicale Roman Lemberg, mise en scène Franziska Kronfoth, avec le collectif de théâtre musical Hauen und Stechen et l'Ensemble 9,

du 9 au 19 novembre 2017 à l'Athénée – Théâtre Louis-Jouvet.

Crédits Photographiques :  Ioni Laibaroes, Paula Menzel.

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