Avec "Les larmes de Barbe-Bleue", en passant par l'opéra de Bartok, Mathieu Bauer fait du conte de Perrault un hymne aux ressources du chagrin.

La scène épouse la forme rectiligne de la péniche qui tient lieu de salle de spectacle : au-dessus d’un couloir, délimité de chaque côté par les fauteuils des spectateurs, sont suspendus des négatifs encore humides, fraîchement développés. Un petit espace aménagé au tiers de ce couloir représente une cuisine des années cinquante, équipée d’un réfrigérateur et d’un gros poste de radio d’où sort une voix parlant hongrois.

Tandis que les spectateurs s'installent, la comédienne, un verre de liqueur posé devant elle, déchiffre une méthode d'apprentissage du hongrois, langue maternelle de Bela Bartok. Son opéra Le Château de Barbe-Bleue est le point de départ à la pièce. Comme une enfant, ou comme une bête, elle ahane des syllabes isolées, de manière comique, puis met en marche une cassette pédagogique. Cette dernière lui dicte un certain nombre de mots de vocabulaire, mots-clés du conte de Perrault, qui ouvrent le récit comme sept clés ouvrent les sept portes interdites du château.

 

 

Les larmes carrefour du théâtre, de la philosophie et de la musique

La pièce est adaptée du livret de Bela Balasz par Mathieu Bauer, directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil, et également musicien. Elle mêle le médium de la musique, celui du conte et celui du théâtre. Le point fort de cette adaptation littéraire et de cette mise en scène, qui vont puiser dans la philosophie et la musique, est de proposer une version touchante du personnage de Barbe-Bleue. Ce dernier, présenté comme un monstre assoiffé de violence dans le conte de Perrault, est dans la version de Balasz revisitée par Mathieu Bauer un homme fragile et refermé sur lui-même.

Quant à sa femme, nommée Judith dans la version hongroise et dans cette adaptation, elle apporte soulagement et joie de vivre à son mari, au cœur même de son marasme. Les larmes, mises en exergue dans le titre de la pièce, sont l'instrument par lequel Judith va parvenir à surmonter l'épreuve qui lui est imposée par Barbe-Bleue, et elle pourra se projeter vers un avenir apaisé. Tandis que Barbe-Bleue, lui, dissimule ses larmes accumulées dans un immense lac derrière une des portes du château. Il n'a en effet pas accès à ce soulagement et à ce dépassement que donne pleurer.

C'est Évelyne Didi, sœur de Georges Didi-Huberman, qui mène la danse, seule. Elle endosse tour à tour tous les rôles, de la sorcière à la conteuse en passant par la chanteuse de rock, pour mettre en valeur cette perméabilité des arts, qui vise la porosité des profils d'artistes et donc l'universalité du sujet.


Les arts et l'Art, les artiste et l'Artiste

Après avoir terminé sa leçon de vocabulaire, Évelyne Didi passe du profil de la cinquantenaire alcoolique et célibataire à celui de la sorcière géniale. D'après une recette de boudin noir à la hongroise qu'aurait envoyé Bartok à sa mère, elle va donner naissance à rien moins que la musique de l'opéra original. Elle jette, très vivement et à grand coups de cymbale, des ingrédients dans une marmite d'où jaillissent les sons des instruments de l'orchestre. Il s'agit d'enregistrements de la musique de Bartok diffusés par un amplificateur dissimulé dans la marmite.

 

 

Il y a là une mise en scène de la magie, comme acte poétique. La métaphore de la composition comme recette nous est présentée au premier degré, dans la matérialité qu'offre la scène. La célibataire un peu folle qu'incarnait Evelyne Didi atteint alors au sublime, exaltée par sa puissance créatrice. Peut-être grisée par les vapeurs qui émanent de cette cuisine sorcière, Évelyne Didi va alors raconter le conte de Barbe-Bleue.

Elle devient en effet un être intermédiaire entre la Pythie et l'aède. Pythie, parce que de ses yeux écarquillés et comme terrifiés par la révélation d'une réalité qui dépasse l'homme, elle joue véritablement celle qui voit les choses. Aède, puisqu'elle raconte également, adoptant une scansion qui module les sonorités et les rythmes. Il s'agit bien de fondre en un seul protagoniste les figures de l'artiste.

Mais la fusion entre les arts s'exprime aussi par la partition musicale créée pour cette mise en scène. Mathieu Bauer, Sylvain Cartigny et Alexis Pawlak ont composé pour Les Larmes de Barbe-Bleue une partition originale. Enregistrement diffusé par des amplificateurs, il s'agit d'un savant dialogue entre le rock'n roll et la musique de Bartok. En effet, la sonorité puissante des basses et des cuivres de l'œuvre originale trouve un écho dans les graves de la guitare électrique, profonds et forts. De même, la musique de Bartok, qui puise au patrimoine folklorique de son pays, partage avec le rock sa vigueur percussive.

En outre, un jeu de découpage et de recomposition de passages de la partition de Bartok emmènent cette dernière dans la dimension du bruitage et de la musique de film, donnant le la à l'histoire. Les styles et les époques musicaux dialoguent ensemble, donc, dans la tonalité sombre et envoûtante qui est celle du conte de Barbe-Bleue. Mais aussi dans la chaleur des larmes.

 

 

Une version humaniste du conte de Perrault

Les larmes sont l'arme par laquelle une victime reprend le dessus. D'après Peuples en larmes, peuples en armes de Georges Didi-Huberman, Mathieu Bauer fait des larmes de Barbe-Bleue et de Judith la fin d'une réflexion sur le sujet.

Après avoir fait ouvrir les six premières portes du château par Barbe-Bleue, Judith qui jusque là allait d'émerveillement en émerveillement est prise au piège de sa propre curiosité. Dans la dernière pièce scellée du château se trouvent les épouses précédentes du Comte, non pas mortes, mais comme mortes. Elles sont bien vivantes, mais Barbe-Bleue les a toutes punies de leur curiosité et les a enfermées à vie. Comme les trésors que renferme son château, comme des chose donc.

Judith subit le même sort : elle se trouve désormais cloîtrée jusqu'à la mort parmi les épouses de Barbe-Bleue. Et de cette réification jaillissent ses larmes. Barbe-Bleue, enfermé dans son chagrin, garde tout pour lui, larmes et femmes. Judith cependant se laisse aller à l'épanchement délicieux de son chagrin par leur écoulement.

Alors la grâce s'opère. Elle avait péché par curiosité, elle renaît à la joie par les larmes. Judith s'illumine et voit l'avenir comme un vaste horizon plein de promesses, débarrassé des anciennes passions. Car les larmes sont la fin d'un monde et l'ouverture vers l'au-delà.

 

 

Crédits photographiques : Jean-Louis Fernandez

Conception et mise en scène par Mathieu Bauer
Avec Évelyne Didi
Musique originale de Mathieu Bauer, Sylvain Cartigny et Alexis Pawlak.
Création à La Pop (face au 34, Quai de la Loire 75019 Paris) du 7 au 10 novembre 2017
Reprise au printemps (dates et lieux non encore communiqués)

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