Plongée au cœur de la République pirate de Salé, au XVIIIe siècle

Le temps des pirates barbaresques

Dans ce petit ouvrage, réédition d'un livre paru pour la première fois en 1998, Peter Lamborn Wilson se penche sur les républiques pirates du littoral maghrébin à l'époque moderne : Alger, Tunis, Tripoli, et surtout Salé, aujourd'hui Rabat. Les trois premiers sont des protectorats de l'Empire ottoman, mais sont de facto indépendants. Tous se financent par la piraterie et la vente d'esclaves : Robinson Crusoé y est esclave pendant deux ans dans le roman de Defoe. S'y épanouissent des structures politiques originales, fondées sur l'articulation complexe et toujours mouvante d'un conseil des janissaires et d'un conseil des capitaines pirates. Ces deux  ensembles sont marqués par une mobilité verticale très importante : on peut débuter comme humble mousse et finir comme seigneur pirate à la tête d'une flotte de plusieurs navires ; on peut débuter comme esclave et finir comme janissaire riche et redouté. Surtout, les structures politiques sont assez égalitaires : tous les membres du divan des janissaires ou du conseil des capitaines pirates ont le droit de prendre la parole et les décisions sont prises en commun. Le butin est partagé entre tous les pirates, le capitaine ne prenant que deux parts – alors que dans le même temps les capitaines corsaires prennent généralement quarante fois plus que leurs hommes. L'auteur peut alors y voir des structures démocratiques, proches de ces « zones d'autonomie temporaire » sur lesquelles il a par ailleurs beaucoup travaillé.

Cette analyse des républiques pirates se croise avec celle d'un autre phénomène : une grande partie des pirates sont en réalité des chrétiens convertis à l'islam, ce que les Occidentaux appellent des « renégats » (Renegados en espagnol). Venus d'Espagne, d'Italie, des Balkans, de Grèce, ils donnent à ces sociétés un caractère bigarré et cosmopolite, marqué notamment par l'émergence d'une langue métisse, le franco. Si plusieurs ont été convertis de force après avoir été capturés et vendus comme esclaves, d'autres viennent volontairement, cherchant à échapper à une condition de marin extrêmement dure à l'époque. Ces renegados s'intègrent plus ou moins à la société locale. Certains négocient, avec plus ou moins de succès, des pardons royaux et retournent en France ou en Angleterre où ils ont souvent laissé femmes et enfants ; d'autres deviennent de véritables Turcs, comme le notent avec un mélange de fascination et de répulsion les voyageurs et diplomates occidentaux témoins de ce phénomène. Au fil de ces va-et-vient se produisent de nombreux transferts culturels et techniques : c'est le cas par exemple de Simon Danser qui, vers 1600, aurait convaincu  les Barbaresques de renoncer aux gréements à voile latine   pour adopter les navires à gréement avant et arrière utilisés par les Occidentaux depuis plusieurs décennies. D'autres marins apportaient avec eux leurs connaissances des routes maritimes, permettant aux pirates de Salé de lancer des raids dans la Manche, voire même en une occasion jusqu'en Islande !

 

Que pensaient les pirates ?

Ces pirates renégats ne nous ont laissé aucun texte autographe, et l'auteur fait preuve d'une réelle ingéniosité pour dénicher des éléments permettant de comprendre, au moins en partie, la façon dont ils se pensaient eux-mêmes. Ainsi de John Ward, un marin anglais qui se mutine et devient pirate à l'âge de cinquante ans : il rebaptise l'un des navires qu'il capture le « Petit Jean », ce qui souligne, comme le note finement l'auteur, qu'il se voyait lui-même comme un Robin des Mers.

Le plus souvent, cependant, impossible de reconstituer véritablement l'horizon mental de ces acteurs. L'auteur note ainsi que ces conversions généralisées à l'islam, à une époque où celui-ci était à la fois mal connu et diabolisé en Occident, témoignent que le monde oriental devait être chargé de nuances positives, à même de faire rêver les marins européens. Dans les ports occidentaux devaient circuler des rumeurs sur le monde musulman, que l'on y voit un monde sans clercs, un espace où tout le monde peut s'enrichir ou encore un paradis terrestre peuplé de belles femmes et de jeunes façons accessibles. Sur plusieurs points, l'auteur a la prudence d'en rester au stade des questions : c'est en particulier le cas de l'hypothèse d'un lien direct entre ces expériences politiques pirates et la pensée occidentale de la démocratie, qui ferait des pirates de Salé « les pères fondateurs de la démocratie moderne »   . Il s'agit du reste de thèmes particulièrement à la mode en ce moment, et l'on signalera notamment l'ouvrage récent de Jean-Paul Curnier intitulé La piraterie dans l'âme. Essai sur la démocratie.

 

 

Peut-on être un historien pirate ?

Souvent plaisant à lire, l'ouvrage est nourri d'anecdotes, de micro-histoires, de parcours individuels assez fascinants. Néanmoins, le livre pose plusieurs problèmes, de forme comme de fond. Sur le plan formel, on tiquera devant la tendance qu'a l'auteur d'accumuler les longues citations d'autres ouvrages d'historiens : il va parfois jusqu'à en reprendre des pages entières – signalons par exemple le chapitre 7, qui fait 49 pages mais dont près de 40 pages sont en réalité des extraits compilés d'autres œuvres, notamment d'un article de H. Barnby. À ce stade-là, il serait plus honnête de vendre le livre en le présentant comme une anthologie... Ces citations sont toujours sourcées et il ne s'agit donc pas d'un plagiat : mais on ne peut s'empêcher de trouver assez peu correct, d'un point de vue strictement déontologique, de copier-coller ainsi jusqu'à dix pages d'affilée empruntées à d'autres travaux en se contentant de rédiger, entre les passages ainsi grappillés, de vagues transitions. En outre, ce qui est peut-être encore plus gênant, l'auteur cite indifféremment et sans toujours les présenter des historiens contemporains et des sources d'époque, d'où un effet de brouillage des textes : on ne sait plus qui parle.

La question du fond est plus délicate. Dans son dernier chapitre, l'auteur revient sur le fait que l'historien, face à de tels sujets, doit forcément utiliser son imagination pour combler les vides des sources. De même revendique-t-il fièrement « une touche de fantaisie », inscrite selon lui au cœur de la piratologie : il serait en effet tout à fait vain de nier que les pirates font rêver. Ils constituent, comme l'analyse bien Jean-Pierre Moreau, un mythe moderne et il est donc impossible – voire même non souhaitable – de chercher à désamorcer cette charge émotionnelle lorsqu'on veut faire l'histoire de la piraterie.  Ni l'imagination ni la fantaisie ne s'opposent a priori au travail de l'historien. Encore faut-il en faire un usage raisonné et maîtrisé. Or l'auteur semble plusieurs fois se laisser emporter par son sujet, ce qui le conduit à des affirmations plus que douteuses. Pour n'en prendre qu'un exemple, qui résonne particulièrement avec l'actualité, l'auteur mentionne que parmi les nombreuses femmes européennes capturées par des pirates et vendues comme esclaves, on peut penser que « toutes ne furent pas des captives malheureuses et que certaines d'entre elles goûtèrent l'aventure »   . En l'absence de source sur ce point, il s'agit là d'une affirmation au mieux un peu rapide, au pire très maladroite, qui semble enchâssée dans une culture du viol prompte à confondre le silence des femmes avec leur consentement.

De même, on ne peut s'empêcher de penser que l'auteur, lui-même anarchiste et soufi, écrivant sous le nom arabe d'Hakim Bey, projette sur ces pirates convertis à l'islam une grande partie de ses propres aspirations et fantasmes: il se plaît à les imaginer en aventuriers libres, défiant les pouvoirs établis, refusant fièrement le travail et le salaire, et l'on peut légitimement penser que l'image qu'il en donne recoupe largement l'image qu'il a de lui-même. Ainsi signale-t-il au début du texte que le livre en lui-même peut être « piraté », sous réserve de le signaler à l'auteur. Encore une fois, les croisements entre l'historien et son sujet ne sont pas un obstacle a priori – pensons à ce que peut en tirer Ivan Jablonka avec son Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus. L'auteur explicite d'ailleurs son propre positionnement dans les deux dernières pages du livre, en précisant bien sa vision des pirates est un « prolongement de [s]a subjectivité »   . Mais, pour assumé qu'il soit, ce positionnement n'en conduit pas moins l'auteur à forcer le trait : écrire que les pirates de Salé étaient « à la fois des anarchistes et des communistes, par leur abolition de la hiérarchie économique »   semble ainsi largement exagéré, en plus d'être parfaitement anachronique. Dans les ports barbaresques devait exister toute une hiérarchie sociale et économique, du capitaine commandant quatre navires à l'esclave vendu à l'encan. Les écarts dans la répartition du butin semble d'ailleurs être plutôt de l'ordre de un à dix que du simple à double, ce qui laisse deviner de belles inégalités sociales. Quant à en faire « les vrais précurseurs de la radicalité politique »   , ou, à l'échelle individuelle, mentionner qu'un capitaine pirate renégat a dû « atteindre un certain degré de conscience politique et de ferveur révolutionnaire », c'est donner à leurs parcours une cohérence et une réflexivité qui n'existent probablement que dans l'œil du chercheur disposé à les voir.

 

Pour le dire simplement, l'ouvrage, aussi stimulant soit-il par moments, reste, comme l'écrit l'auteur lui-même, le travail d'un « enthousiaste amateur ». Vu l'importance des questionnements soulevés, on espère voir prochainement apparaître des piratologues qui sauront allier l'enthousiasme des passionnés avec le détachement des chercheurs professionnels