Édité par Jean Rose, ancien professeur de nahuatl classique à l'université de Mexico, cet ouvrage explore origine, cosmogonie et théogonie du peuple aztèque.

Traduction du célèbre ensemble de récits nahuatl, La légende des soleils, mythes aztèques des origines nous livre pour la première fois le texte en français. Traduit, annoté et préfacé par Jean Rose, ancien professeur de nahuatl classique à l’université de Mexico, cet ouvrage nous éclaire sur l’origine du peuple aztèque, de sa cosmogonie, sa théogonie, de ses rites et ses traditions.

La particularité et l’intérêt des textes choisis et édités par Anacharsis ne se comprennent pas tant dans l’originalité de leurs sources que dans leur capacité à mettre en exergue l’existence d’une altérité culturelle qui sollicite le lecteur. C’est dans cette optique que s’intègre l’ouvrage dernièrement paru chez cet éditeur, La légende des 5 soleils : mythe aztèque des origines, suivi de l’Histoire du Mexique d’André Thevet. Le premier texte est pour la première fois traduit en français par Jean Rose, qui a également mis en français moderne l’Histoire du Mexique d’André Thevet. S’il semble à première vue s’agir de mettre à disposition un texte encore absent des bibliographies francophones, une rapide revue de la dynamique éditoriale d’Anacharsis ainsi que de la préface du traducteur nous permet de considérer des aspects peut-être moins pragmatiques. En effet, hors des considérations et méthodes historiques, Jean Rose propose d’approcher de manière définitivement plus abordable la pensée aztèque à travers leurs récits afin d’amener le lecteur à une réflexion. Si l’auteur-traducteur n’évite pas certains clichés concernant la civilisation méso-américaine, il s’attache néanmoins à nous exposer ces tableaux d’une culture trop précipitamment jugée, laissant libre cours à une poésie méconnue et élégamment  traduite.

C’est lors de la préface que Jean Rose expose sa démarche. Elle s’intègre dans une dynamique ethnographique qui débuta dès l’arrivée des conquistadors notamment par l’entremise des premiers missionnaires tels qu’André de Olmos, Fray Bernardino de Sahagun ou encore Bernard Diaz del Castillo. Il désire ainsi aborder cette traduction d’un point de vue ethnologique et approcher une part du psychisme collectif des aztèques. Jean Rose présente brièvement les textes avant d’aborder l’histoire des Aztèques telle qu’elle semble dans les grandes lignes maintenant admise. Il met en valeur l’attitude des Aztèques envers leur Histoire et notamment le remaniement de celle-ci par Itzcoatl aux alentours de 1472 dans le but de sublimer l’origine de son peuple, son rôle littéralement moteur dans le "Monde" et ainsi de légitimer sa "mission" . Vient ensuite la traduction même de la Légende des soleils à partir  d’une "copie incomplète d’un manuscrit  disparu datant de 1558"   qui rassemble par écrit des récits très certainement issus d’une tradition orale.


Toutes choses sont muables et proches de l’incertain (P. Michon)
 
"Toutes choses furent créées par le Soleil il y a deux mille cinq cent treize ans à ce jour, 22 mai 1558". Le récit de la légende des Soleils place l’astre solaire au centre de la cosmogonie aztèque. Ce monde fut créé puis détruit à maintes reprises, chacune des 4 tentatives étant symbolisées par un soleil, un élément et un point cardinal. C’est cette "obsession de l’inéluctable" qu’est la destruction de leur monde qui conditionnera de nombreux aspects de la société aztèque. Le premier monde fut celui du Soleil 4-Jaguar et les hommes qui y vécurent furent tous dévorés par des jaguars, le soleil s’éteignit. Le second monde fut celui du soleil 4-Vent. Les habitants de ce monde furent un jour tous emportés par le vent et transformés en singes, et le soleil s’éteignit. Le troisième soleil est 4-Pluie et s’éteignit lorsque les hommes "périrent sous une pluie de feu"   et furent transformés en petits dindons. Le nom du quatrième soleil était 4-Eau et son monde fut englouti sous les eaux, métamorphosant ses habitants en poissons. De cette apocalypse, un couple seul survit, à l’abri dans un tronc d’arbre géant (l’Ahuehuetl), par la prévenance du dieu Titlacahuan. L’homme s’appelait Tata, la femme Nene, équivalent aztèque des Noah et Naamah bibliques ou encore de l’Ut-napishtim sumérien du cycle de Gilgamesh. Pour avoir transgressé les interdits des dieux, ils furent transformés en chien  et le quatrième monde toucha à sa fin. Après avoir créé un Nouveau Monde, celui du Soleil 4-Mouvement, notre monde, les dieux tinrent conseil et prirent le parti de repeupler la terre d’homme. Ici entre en scène le célèbre Quetzalcóatl, chargé de récupérer les "os précieux" dans le Mictlan, la région des morts. Le premier il fit couler le sang de son sexe dans le récipient de jade accueillant les os sacrés, précédant le cortège des dieux qui firent pénitence.   Ainsi, "les serviteurs des dieux sont nés !"   . Par la suite, Quetzalcóatl sous sa forme Nanahuatl se vit confier le ciel et la terre. Il s’immola par le feu il s’éleva aux cieux sous la forme du Soleil, Tonatiuh, mais resta désespérément immobile. Les dieux se réunirent alors à Teotihuacan. Par leur sacrifice et le don de leur sang, le Soleil entreprit son cycle. Le sang devint alors littéralement la nourriture de la terre et du soleil.

La suite du récit s’attache à expliquer et légitimer divers aspects socioculturels et religieux du monde aztèque tels que la guerre, le sacrifice, la fureur conquérante, diverses cérémonies telles que l’inauguration des temples, la cérémonie du Feu Nouveau ou encore le Jeu de la Pelote. Il nous détaille également l’exode aztèque de la mythique ville d’Aztlàn jusqu’au bassin de Mexico. Ils expliquent leur rôle souverain dans ce monde par leur mission civilisatrice et le légitiment par leurs origines divines. Chaque mythe se recoupe, par un personnage, un lien de filiation, un peuple, l’ensemble modelant un assemblage cohérent de récits mythologiques définissant l’identité aztèque. La Légende des Soleils s’achève par un catalogue des premiers souverains aztèques désormais établis dans la ville de Tenochtitlan et de leurs conquêtes.

Le second volet de l’ouvrage est consacré à la mise en français moderne d’une œuvre d’André Thevet, Histoyre du Mechique certainement lui-même traduction du XVIe d’un  manuscrit espagnol éventuellement récupéré lors de la capture d’un galion sur la route des Indes   . L’auteur, quel qu’il soit, y développe méthodiquement dans une dynamique d’exhaustivité propre à l’idéologie humaniste nombre d’aspects de la société aztèque, ainsi la création de la ville de Texcoco, ainsi le périple des Mexicains et la nature de Quetzacoatl, ainsi le système calendaire, l’ensemble restant développé sur fond de mythes et récits mystiques. Si d’une part c’est donc bien de religion qu’il s’agit, l’attitude adoptée par l’auteur André Thevet vis-à-vis du sujet reste presque symptomatiquement caractéristique de cette mouvance "ethnographique" précédemment mentionnée. Quoi qu'il en soit, ce texte se situe donc dans le prolongement direct de la Légende des Soleils. Ces récits sont les récipiendaires et les vestiges d’une pensée riche et complexe qu’il nous appartient d’appréhender.


Traduction et Réflexion.

Nous serions bien en peine de juger de quelconque manière le travail de J. Rose quant à l’exactitude linguistique de la traduction du nahuatl. La qualité littéraire de la version française est, elle, indiscutable. Dans une langue poétique, mais juste, le traducteur parvient à transmettre aussi bien le fond que la forme du texte originel. La lecture est supportée par de pertinentes annotations concernant aussi bien l’étymologie que l’histoire elle-même. L’approche développée présente au lecteur averti et patient bien plus qu’une simple traduction, c’est une page ouverte sur les fondements de la société aztèque et l’origine des lois qui la régissent.

Jean Rose aborde la signification du récit avec le recul nécessaire à ce type d’exercice. Peut-être pourrions-nous tout de même regretter une objectivité parfois un peu branlante entraînant certains clichés. Ainsi, loin de conditionner "Tout ce que nous savons de la civilisation aztèque", le "sentiment de crainte, d’angoisse devant le destin"   fut potentiellement un instrument politique au service d’une idéologie théocratique impérialiste et expansionniste. De même, nous aurions souhaité des références plus nombreuses et peut-être mieux organisées. Certaines idées développées ainsi que certaines citations   restent malheureusement sans sources comme le paragraphe traitant du sacrifice   qui reprend à première vue certaines idées développées en premier lieu par Michel Graulich   . De plus, et il s’agit certainement d’un choix délibéré de l’auteur se reposant sur la richesse littéraire du texte, mais les illustrations pourtant riches sur les thèmes abordés font défaut. Retenons enfin le choix du traducteur de rendre compte parfois de manière quasi litanique de l’aspect sacré du texte tel qu’il dut être compris, un choix qui, s’il nuit parfois à la fluidité de la lecture reste louable de par l’objectivité qu’il engendre.

Ces derniers commentaires restent bénins tant la qualité du texte est évidente. La complémentarité des 2 textes enrichit une traduction déjà richement annotée et nous retranscrivant le plus fidèlement possible cet esprit aztèque. Cet ouvrage semble être apte à assumer le rôle d’outil tout autant que de livre "de plaisance", mais demande un effort essentiel au lecteur. En définitive, tant par l’approche et les commentaires développés que par la traduction elle-même, La Légende des Soleils, classique de la littérature nahuatl peut enfin se pourvoir d’un alter ego francophone à sa hauteur.



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