Une étude novatrice sur l’aristocratie de l’autocratie tsariste, devenue « ennemie de classe » du régime soviétique.

En publiant Les gens d’autrefois. La noblesse russe dans la société soviétique, Sofia Tchouikina, explore un pan méconnu de l’histoire sociale de l’URSS, celle des ci-devants, les nobles que l’on croyait morts au cours de la guerre civile ou transformés en chauffeurs de taxis parisiens. Elle nous livre une synthèse magistrale sur ces privilégiés de l’ère tsariste qui sont déchus par la Révolution d’Octobre et deviennent des « ennemis de classe ».

 

Si les nobles appartiennent majoritairement aux organisations conservatrices avant la Première Guerre mondiale, on en trouve également chez les libéraux voire les socialistes : plus de la moitié d’un échantillon de 384 révolutionnaires dénombrés à la fin des années 1870, étaient nobles. Le chiffre est révélateur de l’impasse dans lequel l’autocratie s’est immobilisée à la fin du XIXe siècle. Incapable d’engager les réformes indispensables au vu des transformations économiques rapides de l’empire puis de conduire la guerre, Nicolas II est balayé et les bolcheviks prennent rapidement le pouvoir. Comme tous les nobles n’ont pas les moyens de s’expatrier, ceux qui demeurent en Russie sont contraints à l’adaptation forcée.

 

De Lénine à Staline, les reconversions nécessaires 

Une partie des « gens d’autrefois » rallient les bolcheviks et l’Armée Rouge et se trouvent ainsi (relativement) protégés par le nouveau régime qui a besoin de leurs compétences techniques. Les « spécialistes bourgeois », qu’ils soient d’origine aristocratique ou effectivement bourgeoise sont surtout tenus de s’investir pleinement dans leur métier. Il est vrai que le nouvel État ne peut guère faire autrement : tout est à rebâtir dans un empire qui comptait 60% d’illettrés à la veille de la Révolution d’Octobre. Le décret du 20 mars 1925 interdit aux nobles de vivre sur leurs terres bien qu’il faille attendre le tournant stalinien du premier plan quinquennal pour qu’il s’applique rigoureusement et chasse les ci-devants de leurs régions natales.

Sous Staline la répression devient féroce. L’accès à l’Université leur est fermé. Il ne leur reste qu’à s’inscrire à des cours d’Etat, composés d’écoles spécialisées, ou à travailler à l’usine pour obtenir le statut d’ouvrier. A partir de 1929 Staline cherche à remplacer la « vieille intelligentsia » par une nouvelle intelligentsia soviétique, composée de spécialistes loyaux, autrement dits d’ingénieurs idéologiquement convaincus. Ainsi s’accélère la formation des ingénieurs, techniciens et la promotion d’ouvriers qualifiés membres du Parti à des postes d’encadrement. Cet endoctrinement ne va pas sans contradictions : la courtoisie semble passée de mode surtout après l’assassinat de Kirov en 1934, où la propagande, à l’affût de pseudo-complots d’origine aristocratique, incite la population à se méfier des gens qui affichent de bonnes manières. Et de se plaindre en même temps de la grossièreté qu’adoptent les citoyens soviétiques, à commencer par les cols blancs. Le Parti et le Komsomol se fixent même pour objectif de créer une véritable élite, en mesure de s’exprimer convenablement. La Constitution de 1936 proclame l’existence de deux classes non antagonistes, les ouvriers et les paysans et la couche intermédiaire de l’intelligentsia dont Staline précise qu’elle n’a plus rien à voir avec l’intelligentsia d’autrefois, au service des propriétaires terriens et des capitalistes. Sofia Tchouikina démontre que la définition de la nouvelle intelligentsia soviétique est très floue puisqu’un conducteur de moissonneuse-batteuse en fait partie au même titre que les diplômés de l’Université.

Les ci-devants sont dès lors contraints à des stratégies de reconversion professionnelle et de dissimulation. Nombreux sont ceux qui occultent leurs origines nobiliaires ou l’engagement d’un membre de la famille dans les Armées Blanches sous la guerre civile. Sofia Tchouikina distingue deux générations. Ceux qui sont nés à la fin du XIXe siècle ont beaucoup de difficultés à s’intégrer dans la société soviétique. Ils sont massivement victimes de la Grande Terreur stalinienne et restent généralement nostalgiques de la période prérévolutionnaire. L’auteure raconte d’ailleurs comment l’arrestation d’un parent pouvait entraîner la persécution de l’enfant par les camarades et les enseignants. Il arrivait aux commissaires des écoles d’obliger les enfants à renier publiquement leur filiation poussant ainsi de nombreux adolescents au suicide. Dans Les Chuchoteurs, Orlando Figes brosse un portrait comparable des familles classées parmi les « koulak   ». Le mythe de Pavlik Morozov largement fabriqué par le régime encourage les enfants à dénoncer leurs parents afin de déchirer les liens familiaux et la filiation. Le déclassement est tel qu’il n’est pas rare de voir des nobles échanger des cours (de langue étrangère, de danse, de mathématiques) contre un repas, particulièrement dans les appartements communautaires.

Les nobles nés dans les années 1910 parviennent globalement mieux à s’adapter, voire à se soviétiser en s’élevant socialement, surtout après la Deuxième Guerre mondiale. À Leningrad dans l’entre-deux-guerres on trouve des « gens d’autrefois » à tous les échelons de la hiérarchie sociale, du cadre de haut niveau à l’ouvrier non qualifié. Ils se concentrent toutefois dans les universités et les instituts universitaires fondés avant la Révolution, à l’Académie des Sciences, dans les théâtres municipaux, les écoles et les musées. Sofia Tchouikina fait parler un noble, auquel le Parti propose l’adhésion dans les années 1950 en connaissant ses origines. Il y entre, alors même que son père et ses oncles avaient combattu dans les Armées Blanches puis émigré. Lui-même avait d’ailleurs épousé une femme noble. En 2000, il se considérait toujours comme noble, patriote soviétique et avait conservé sa carte du Parti.

Il existe cependant des stratégies pour inscrire des origines nobiliaires dans la filiation que cherche à se construire un régime soviétique en quête de légitimité. Dans les années 1920 les ci-devants prétendaient, mensongèrement parfois, descendre de décembristes ou de socialistes glorifiés par le Parti. Staline réhabilite l’héritage de l’empire russe et s’identifie à Ivan le Terrible et Pierre le Grand. Certaines grandes familles, comme les Touchkov-Koutouzov, profitent de la réintégration dans l’histoire nationale du Prince Mikhaïl Koutouzov qui avait combattu Napoléon en 1812. En 1955 l’astrophysicien Boris Vorontsov-Velianimov intitule sa chronique familiale Des Varègues aux bâtisseurs du socialisme.

 

La transmission de la mémoire familiale et de l’habitus nobiliaire

Si l’école devient obligatoire à partir de 1930 les familles nobles s’efforcent de préserver le modèle prérévolutionnaire d’éducation : apprentissage des langues étrangères, des danses de salon, du dessin, de la peinture, de la musique, de l’histoire, de la géographie et des sciences naturelles notamment grâce à des professeurs particuliers. Ils parvenaient parfois à conserver l’entre-soi dans les appartements communautaires en faisant venir parents et amis de la campagne ou en publiant des annonces par voie de presse pour rechercher des colocataires issus de l’intelligentsia.

Les familles inventent des codes pour échapper aux oreilles indiscrètes des voisins. Une dame de la noblesse rapporte à Sofia Tchouikina que lorsque l’un des siens prononçait en français « les trois lettres » cela signifiait que la GPU les écoutait probablement et tous se mettaient à parler français. Dès les années 1940 les ci-devants ne possédaient plus rien de matériel qui rappelait le passé prérévolutionnaire : ils avaient été expulsés de leurs terres et de leurs demeures, avaient détruit les portraits de leurs ancêtres, leurs meubles et leurs livres. A partir du dégel (1956-1964) certains rédigent des chroniques familiales destinées à transmettre à leurs descendants l’histoire de leur lignée et des valeurs morales. Irina Golovkina écrit Les vaincus, roman sur la vie des nobles dans les années 1930. L’ouvrage, rédigé dans les années 1960, circule sous le manteau. Il ne sera publié qu’en 1992. La solidarité entre les membres de la famille fait partie des valeurs les plus communément mises en exergue. À partir de la Perestroïka les « gens d’autrefois » ont commencé à reconstituer leur histoire familiale et des associations de descendants de la noblesse se sont créées dans les années 1990.

 

Une histoire de la société soviétique

L’ouvrage stimulant de Sofia Tchouikina ouvre de nombreuses pistes de recherche, à commencer par la transmission de la mémoire et la filiation en URSS. Dans Les Chuchoteurs, Orlando Figes montre que toutes les familles sont confrontées à la délation dans les appartements communautaires et à la transmission des valeurs ou de l’histoire familiale. La Perestroïka puis la disparition de l’URSS ont donné lieu à des travaux de recherche en vue de reconstituer l’histoire soviétique et à la création de Memorial en 1989 malgré les risques que cela comporte : en 2008 la police a confisqué à l’ONG ses archives sur le Goulag. Sofia Tchouikina applique à la noblesse la thèse du sociologue Youri Levada selon laquelle la génération née dans les années 1930 et 1940 constitue la seule qui soit vraiment soviétique de toute l’histoire de l’URSS. La reconstruction du passé et des filiations atteste de notre point de vue les limites de la fabrication de l’Homo sovieticus.

Le stalinisme entendait fonder une ère nouvelle dans l’histoire de l’humanité. La momification de Lénine en 1924 avait été inspirée par la découverte, deux ans plus tôt, du tombeau de Toutankhamon. Le socialisme devait accoucher d’un homme nouveau éclairé par la seule science marxiste-léniniste et la voix de Joseph Staline. Le réalisme socialiste, héritier du Proletkoult jetait les fondements d’une culture nouvelle. La stigmatisation de la « vieille intelligentsia » et la promotion d’une nouvelle poursuit les mêmes objectifs que l’épuration de la vieille garde bolchevik, remplacée par une nomenklatura docile. Staline cherchait à doter l’URSS d’une base sociale et à éradiquer tout ce qui rappelait la société prérévolutionnaire et ses antagonismes qui avaient conduit à la révolution. Mais le régime soviétique flottait dans le vide. Staline a dû puiser dans l’histoire russe de quoi conforter sa faible légitimité. Eisenstein réhabilite Ivan le Terrible. Mieux encore, les barons rouges de la nomenklatura singent la noblesse et la bourgeoisie : la communiste Nemtsova invitée à la datcha de Polonski, adjoint du commissaire aux Transports Kaganovitch est accueillie par un Suisse en livrée puis par une femme de chambre. Une demi-douzaine de domestiques s’affaire autour de la table un cours du repas   . Ce type de comportement s’est d’ailleurs exporté dans les démocraties populaires. Klara Rothschild propriétaire du Clara Salon de Váci Utca, rue huppée de Budapest était restée à la tête de son commerce malgré la nationalisation parce qu’elle habillait les épouses des dirigeants du Parti à la mode de Paris. Elle avait ainsi reçu l’autorisation de se rendre régulièrement dans la capitale de la France   .

Un dernier point mérite d’être approfondi : la continuité des antagonismes de classe entre la Russie tsariste et l’URSS.  La violence était chose commune dans la Russie prérévolutionnaire. Elle était banale des nobles envers les anciens serfs jusque dans l’armée. A l’entrée des parcs on pouvait lire « entrée interdite aux chiens et aux soldats (Orlando Figes, La Révolution russe, tome 1, Paris, Folio histoire n°170, 2007, p. 140) ». Les révoltes paysannes furent d’autant plus violentes : à l’été 1904 dans le gouvernement de Kherson des centaines de paysans incendient par trois fois les domaines seigneuriaux et abattent tout leur personnel   . L’abolition du servage en 1861 a surtout pour objectif de pousser les moujiks à l’exode en vue de constituer une classe ouvrière nécessaire à l’industrialisation de l’empire. Les paysans n’ont pas les moyens de racheter les terres et les corvées. En 1891, trente ans après l’abolition du servage, les paysans n’ont payé que 1,2% des indemnités liées au rachat de la terre   . L’exode rural, qu’accélère la réforme a également pour effet de fragiliser la noblesse, pilier du régime. Habituée au travail gratuit des serfs, elle est globalement incapable de s’adapter aux lois du marché et de constituer des domaines rentables.

Parallèlement une prise de conscience se forme, notamment chez les jeunes nobles las de la violence dans les familles, de la corruption de l’État et de l’injustice des rapports sociaux. En 1874-1875, deux mille populistes se lancent dans l’alphabétisation des campagnes… Alexandra Kollontaï, issue de la noblesse terrienne, défend les droits des ouvrières. L’incapacité de Nicolas II à accomplir des réformes politiques urgentes et à conduire efficacement la Première Guerre mondiale précipite l’effondrement du régime. Sous la guerre civile, les violences difficilement contenues avant 1914 se déchaînent. Staline a su exploiter les tensions mal cicatrisées de la société russe pour asseoir le système totalitaire : campagne contre les koulaks ou exacerbation des rivalités entre nobles appauvris et ouvriers démunis dans une économie de pénurie. Comme l’indique d’ailleurs Sofia Tchouikina pour le néoprolétariat soviétique issu des campagnes, les anciens nobles qui avaient conservé leurs meubles et leurs pianos faisaient figure de riches.

 

La noblesse a dû s’adapter à la disparition de ses privilèges et aux transformations de l’URSS tout en s’efforçant de transmettre un habitus et une mémoire. Le livre de Sofia Tchouikina suscite des questions sur l’histoire soviétique et ouvre des perspectives extrêmement intéressantes. Différents secteurs de la société ont affronté le douloureux problème de la dissimulation et de la transmission. La question des antagonismes sociaux que le livre évoque mériterait d’être encore élargie et approfondie : luttes paysannes, luttes ouvrières voire les ruptures au sein de la nomenklatura dont les Mémoires d’Arkadi Chevtchenko, Rupture avec Moscou   , parues en 1985, donnent un aperçu.