Olivier Cadiot s'essaie à une histoire de la littérature par les problèmes, avec les outils de l'écrivain.

Olivier Cadiot, écrivain, poète, dramaturge et traducteur, avait commencé de se livrer dans le tome I de son Histoire de la littérature récente   à une enquête sur la disparition de la littérature expérimentale (faute ici de meilleur terme pour la définir). L’histoire (récente) dont il était question dans cet ouvrage n’était ni une histoire des œuvres, ni une histoire des auteurs (même si on en croisait plusieurs, pas vraiment récents). Elle s’apparentait à une histoire problème, « qui questionne le passé et remet constamment en question ses propres postulats et méthodes » ("De quelle école ?"). Elle prenait la forme, pas si étonnante si on y réfléchit, d’une histoire des conseils aux futurs écrivains, mais qui était faite avec les moyens de l’écrivain (Cadiot parle d’un essai sans idées), très différents de ceux d’un essayiste ou d’un critique littéraire, et consistait essentiellement à mettre ces conseils en scène. Une histoire, de surcroît, a priori non systématique (et sans dates), où les conseils en question n’étaient pas précisément rattachés à un contexte ou à un autre. L’ouvrage prenait ainsi la forme d’une série de préceptes adressés à quiconque voudrait écrire, incluant, ironiquement, une série de bonnes et moins bonnes raisons de ne pas embrasser la carrière d’écrivain. Il témoignait surtout à travers une soixantaine de courts chapitres (auxquels on se référera ci-après entre parenthèses, mais sans guillemets désormais) de l’agitation de ce que peut-être l’écriture. C’était aussi, de l’aveu de l’auteur, un moyen de reconstituer, pour lui, des ressources et, sans doute aussi, l’envie de revenir ensuite au roman. 

 

Conseils à un écrivain

Certains de ces conseils étaient, assurément, mauvais et pouvaient sembler le moyen de tuer des clichés. Par exemple, vous habitez un endroit que vous jugez invivable mais que vous ne pouvez guère quitter, écrivez donc un livre, « [Traduisez] ces soucis en une seule ligne de code. Comptabilisez vos larmes. Prenez le même temps que le temps de la vie pour la consigner, la réduire et la stocker. Construisez une route à côté d’une autre […] qu’on n’empruntera pas » (Rose de personne). Si ce n’était que la référence ici à Paul Celan pouvait faire douter des intentions réelles de Cadiot…

D’autres étaient, en apparence, plus sérieux, mais tout aussi déceptifs. « On dit souvent que la littérature est une thérapie, mais pas du tout […] Vous pouvez seulement traduire […] chaque sentiment dans un espace blanc et épais » (Oubliettes). Ou encore, vous voulez tout dire, tout faire sortir ? Prenez plutôt les choses qui sont autour et déjà dehors (Conseil d’ami). 

Certains de ces conseils prenaient l’exact contrepied de ce qu’on avait pu lire ailleurs : « pour réussir votre livre, ne faites pas l’artiste, ni l’artisan […]. Trouvez la position la plus proche possible du lecteur visé et ne bougez plus » (Enquête). Peu importe le conseil finalement, il semblerait que l’on puisse apprendre à écrire en l’éprouvant (la quatrième de couverture vante une méthode révolutionnaire pour apprendre à écrire en lisant).

D’autres, bons ou mauvais, concernaient le lecteur, car sans lui l’écrivain ne pourrait pas grand-chose…

De grands anciens étaient convoqués. La littérature ne s’écrit pas (Blanchot), « Le truc finira par tenir en l’air comme par miracle […] en accumulant calmement des erreurs et des remords » (Je veux écrire). « Remettez à demain chaque jour le travail à accomplir ; il s’inscrira malgré vous quelque part. Il s’agira juste de le ramasser» (Lettre à un très jeune poète). 

Certains conseils pouvaient laisser croire que l’on touchait quelque chose d’important : « Vous passez votre temps à assembler, à relier des bouts de vos vies […] le principal c’est de surveiller le point de colle », et savoir si on veut obtenir un fondu ou, au contraire, révéler les jointures, car les deux sont possibles (Point de colle). Mais était-ce vraiment le cas ? Les livres nous parlent de nous à travers leur agitation. « Il faut apprendre à passer plus vite sur les choses et les noms, on doit être véloce » (Pourquoi j’écris de si bons livres). Mais concrètement ?

L’objet de la littérature récente pouvait ainsi apparaître finalement comme un écheveau de contradictions, auquel il s’agissait de donner une forme (Fabrique du pré). « C’est ainsi, par cette accumulation de remords et de désirs, que se façonne un objet – que nous aimerons. Il faut trouver un espace contraint où l’on peut changer d’avis profondément. Exercice étrange qui consiste à s’appuyer sur une branche pendant qu’on la coupe, et au moment du fracas, à sauter sur la prochaine – et ainsi de suite, c’est épuisant. Finalement, je vous déconseille d’embrasser cette profession » (Par défaut).

C’était (faussement ?) didactique : « On cherche quelque chose ensemble – mais ça n’a pas de nom. C’est une nébuleuse. Un champ d’attraction entre différentes choses. Chacune est un levier pour ouvrir un coin du mystère. Dans une portion de ciel noir se forme ce nuage de questions qu’il s’agit de démêler en agissant. Mais c’est très amusant, c’est comme un cygne se traînant sous le Carrousel en plein hiver par le petit bout de la lorgnette. Dans un rond noir et blanc – et très loin » (Andromaque, je pense à vous)

 

Exercices d’écriture

Le tome II, qui vient de paraître   , ressemble davantage à un livre d’exercices, découpé, à nouveau, en une centaine de courts chapitres. « [La littérature] possède peu de mots pour parler d’elle et attirer l’attention […] Personne ne sait pas quel bout la prendre. Alors, admettons-le, on n’y comprend rien, considérons-la comme un objet technique dont on ne connaît pas l’usage » (Inévitable clairière aimée), mais que l’on peut interroger, sous toutes les coutures. « Des choses qui n’ont rien à voir s’organisent un instant en rapprochements brûlants » (Chose de personne).

Mais l’enquête, qui se poursuit malgré tout, rencontre aussi des discours, comme celui qui recommande de se centrer sur le réel (Saison enfer). « La poésie cela vous exile en deux lignes. Vous avez le droit d’exiger un retour sur terre et une vérité plus durable » (Bonjour tristesse). En même temps, le réel c’est compliqué : « Une série de causes enchevêtrées et de conséquences innombrables. Ces dernières ont hâte de devenir des causes […] Les drames adorent être le début d’une série d’autres drames, en cascade » (Saison enfer, suite). Le représenter ne va pas de soi (Espéranto), d’autant qu’il peut être lui-même une copie (Lascaux II, Meuh). De plus, il évolue sans arrêt (1971).

Le travail ne s’arrête pas au succès d’un livre : « vous avez comblé ce fossé qui vous séparait des lecteurs. Enfin ensemble, dans le même bain, ça communique, on vous écrit » (Félicitations). Il y a les conférences (Vis ma vie, suite). La demande récurrente de simplifier (Simplifions). Une série de petits tableaux imaginaires, souvent drôles, permettent à Cadiot d’explorer d’autres situations, en montrant, de manière ironique, comment pourraient se résoudre efficacement quelques-uns des problèmes que rencontre l’écrivain.

La suite s’écarte de ces réflexions à propos du métier, pour rappeler à celui-ci l’importance de travailler contre soi. C’est l’occasion pour Cadiot de résumer d’une phrase les développements précédents et ceux, à venir : « On vient de suivre celui qui se plie aux situations, affairé au service de ceux qui le demandent. Avant, au début de cette histoire, on a suivi le petit être perdu dans un imbroglio d’idées contradictoires ; puis revient le saboteur, celui qui est furieux en permanence. Et après on verra bien si finalement, quand même, on peut aligner trois mots » (Un diable au paradis). En attendant, il faut apprendre à vivre avec cette colère, pour la changer en douceur, « Ce qui n’exclut pas la fermeté de ton, au contraire » (Paradoxe). « Nos humeurs successives […]. Ces moments éperdus alternés de terreur, ces montées et ces descentes, on peut les combiner, comme s’ils étaient les deux faces extrêmes d’un sport spécial qui exige d’entrelacer les doutes et les émerveillements. » (Optimist). « A force de contrariétés successives, le bégonia que vous vouliez faire apparaître sur la page ressemblera à un cactus tordu – c’est parfait. Il ne dépend pas d’un projet qu’on exécuterait plus ou moins bien, il a réussi à être autonome » (Par défaut). 

Plus apaisés, les textes de la cinquième et dernière partie semblent alors vouloir illustrer les pouvoirs de la littérature, prenant, pour les plus longs, la forme de petits contes (on pourrait mettre Siam, par exemple, au programme des écoles), entre lesquels sont cependant intercalés d’ultimes conseils : « Simplifions. Si vous voulez écrire, il faut vous débrouiller pour faire une sorte de brassée – prendre tout ce que peuvent contenir vos bras grands ouverts et ensuite ligaturer la chose. Attention, il faut lier la chose… avec la chose même – comme lorsqu’on fabrique une corbeille d’osier. C’est un parti pris. Ce sont les mêmes tiges qui serrent et sont serrées. » (Fibre), d’où émerge finalement une définition de la littérature, comme « cet écheveau de sensations, qui attire, crochète, soude tout ce qui nous arrive » (Littérature). Ensuite, il faut finir. Rendre à César ou pas, l’auteur s’y essaie en citant  Barthes ou Benjamin, sans vouloir les nommer (César), et arrêter l’enquête, au moins momentanément (L’adoration perpétuelle), même si l’auteur nous promet déjà une suite, un tome III. Cela laisse un an ou un peu plus pour lire ces deux-là et éprouver, peut-être, sur soi, cette méthode censée donner les clés pour réaliser soi-même un livre, car, dans l’esprit de l’auteur, il s’agit bien, au risque de rencontrer ici un autre champ miné, d’une histoire qui, bien que dépourvue de certitudes, devrait pouvoir nous apprendre quelque chose tout de même (la quatrième de couverture annonce cette fois : « cinq techniques [autant que de parties] pour réaliser un livre »)

 

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