Oublié de l’histoire, un champion de boxe retrouve sa place sur le ring, entre Paris et New York.

Né en 1902 au Panama, Teofilo Alfonso Brown est destiné à connaître une vie de misère, comme tous ses compatriotes coincés dans des baraquements pour achever le chantier du Canal. Un jour pourtant, sans doute lassé des insultes, crachats et autres moqueries dont il est régulièrement la cible, il décide d’infliger une correction aux railleurs. Ainsi débute la légende sur les docks.

 

Un combat en noir et blanc

Pour raconter cette histoire, sur fond de blues, Alex W. Incker et Jacques Goldstein ont choisi d’emprunter la technique du film noir : un décor en noir et blanc, entre ombre et lumière, des scènes de nuit dans des bars et des hôtels, ou encore les quais de Seine constituent les éléments du décor. AL Brown étant l’énigme de cette bande dessinée. Mais au lieu du détective privé au physique avantageux interrogeant des femmes pulpeuses, c’est un journaliste français, Jacques, qui mène l’enquête et récolte les indices à travers les souvenirs des anciens compagnons, afin de savoir qui était le véritable AL Brown. Cet enquêteur apparaît sous les traits d’un homme grassouillet, peureux, en perte de vitesse professionnellement et qui voit dans cette mission l’opportunité de restituer la légende, mais aussi de reprendre sa place dans le métier.

Ce récit rythmé en noir et blanc, parfaitement exécuté par des scènes de jour favorisant des échanges avec des personnages dans leur cadre de vie quotidien, ou des scènes de nuit laissant apparaître combats et souvenirs du boxeur sur fond musical, entre rires et larmes, conduit le lecteur du Panama vers Harlem, puis à Paris. Des décors toujours un peu sombres ou des bars miteux seront le prétexte à de belles rencontres pour recueillir les éléments de l’histoire d’AL Brown.

Au début du XXe siècle, les Etats-Unis représentent la destination parfaite pour un jeune noir d’origine hispanique. Là, il peut rêver à de nouveaux projets, se construire une nouvelle vie, loin de la misère de l'Amérique centrale. Cependant, à cette époque, rien n’est simple au cœur d’une société dominée par la haine raciale. C’est donc bercé par ces illusions de grandeur que AL Brown décide d’abandonner le navire sur lequel il travaille pour poser ses valises au cœur d’Harlem, alors en pleine renaissance. Il apparaît tantôt en personnage minuscule lorsqu’il s’agit d’aborder ses déconvenues ou ses échecs, d'une rive à l'autre de l'Atlantique. C’est notamment dans le cadre d’un décor pluvieux, au bord des larmes, qu’il rappelle avec amertume sa condition à sa sœur au Panama : oui, il est champion du monde, mais en Europe il ne reste qu'un « nègre » dont le manager est un « négrier ». Cependant dès qu’il s’agit d’évoquer son parcours d’athlète, à travers ses souvenirs, tantôt les planches occupent presque une pleine page pour montrer un roi sur son ring, tantôt ses adversaires sont dessinés sous les traits de géants pour montrer que tel David contre Goliath, le boxeur n'a à chaque fois vaincu ses adversaires qu'avec sa seule droite. Le dessin fait bien apparaître un athlète au poids léger, mettant en difficulté des boxeurs largement plus musclés et annoncés comme invaincus, tels que George Joseph Stockings dit « Kid Socks », Édouard Mascart, Giuseppe Merlo, Gustave Roth dit « Scillie » ou Young Perez. Contre chacun d’entre eux, ce fut une victoire par K.-O.

 

Le dandy des nuits parisiennes

Dès son retour à Paris, le journaliste poursuit son enquête. Un chauffeur de taxi un peu caricatural lui raconte comment le champion était perçu par le public français. Il était détesté, notamment lorsqu’il a vaincu en 1929 le champion français, Gustave Humery dit le « Tigre », en le mettant K.-O. « en même pas vingt secondes ». Une rapidité de jeu que lui reprochait le public français, qui n’en avait pas pour son argent et ne pouvait profiter d’un long combat de boxe.

À Pigalle, une ancienne danseuse de revue et le propriétaire d’un cabaret racontent comment AL Brown s’est épanoui au cœur des nuits parisiennes : un véritable artiste, un flambeur aux allures de dandy. Après avoir quitté l’Amérique pour une nouvelle vie à Paris, il pouvait être saxophoniste, batteur et danseur de claquettes. La boxe n’était pas très loin, il était toujours un champion terrassant un à un ses adversaires. Les notes de musique qui défilent sur les planches rythment les souvenirs de ses anciens compagnons, montrent comment l’alcool coulait à flots, le champagne de préférence, et l’argent distribué avec générosité aux amis dans le besoin.

AL Brown avait de grandes facilités athlétiques mais détestait les entraînements et surtout la boxe. Il n’aimait pas combattre, répandre le sang de ses adversaires et préférait écourter ses combats. En revanche, si un adversaire avait l’audace de le provoquer ou de l’insulter publiquement avant la rencontre, il faisait durer chaque round pour lui rappeler qui était le maître du jeu. C’était sa façon de s’imposer sur le ring ; celle qu'il préférait éviter. Cette discipline lui permettait avant tout d’écumer les bars, de dépenser à outrance et d’éponger ses dettes à coup de promesses de victoire sur un prochain combat.

 

Les doutes d’un champion

Les souvenirs du boxeur italien Cleto Locatelli laissent entendre que AL Brown avait une revanche à prendre après avoir perdu son titre en Espagne en 1936, et qu’il ne voulait pas raccrocher. Cette époque est marquée par le doute, la lassitude, ce que montre très clairement le dessin d’Alex W. Inker. AL Brown passe du noir au blanc, de l’ombre à la lumière pour disparaître complètement et devenir un spectre, hanté par ses souvenirs, à la limite de la folie. Sa rencontre avec Jean Cocteau lui permet de reprendre le dessus, de se dépasser et de remonter en 1938 sur le ring pour reprendre son titre en combattant celui qui le lui avait fait perdre, Baltazar Sangchilli.

L’histoire d’AL Brown, boxeur malgré lui, dandy aux nombreux talents musicaux dont la chute était inéluctable, annoncée dès la première page par un morceau de blues, une complainte pour un athlète tourmenté tout au long de sa vie, est celle du retour d’un champion à la droite légendaire. Il n’aimait pas la boxe mais ne pouvait s’empêcher de monter sur le ring ; car comme le souligne Cleto Locatelli, raccrocher est impossible pour un boxeur, il ne sait faire que ça. Aussi jusqu’à ce que la maladie l’emporte, c’est avec des apprentis boxeurs qu’AL Brown avait choisi de se retrouver, pour quelques dollars.

À la lecture de ce récit, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec l’œuvre et l’histoire personnelle de James Baldwin décrivant des personnages solitaires en proie aux doutes et aux tourments, fuyant la folie ségrégationniste de l’Amérique pour se retrouver à Paris au milieu d’artistes et d’écrivains souhaitant tourner la page des années de guerre