Une biographie croisée du révolutionnaire russe Iakov Blumkine et de l’écrivain Christian Salmon, par lui-même.

L’ouvrage de Christian Salmon ouvre un genre biographique particulier : il consiste à raconter sa propre histoire en même temps que celle du personnage choisi. Ici, il s’agit de mettre en perspective la vie d’Iakov Blumkine, ancien socialiste révolutionnaire russe passé à la police politique bolchevique avant de travailler avec Léon Trotski. Parallèlement à ce récit, Salmon expose les étapes de sa vie militante de jeune cadre trotskiste se construisant un récit mythique pour édifier « la dernière génération d’octobre », pour reprendre le titre du livre par lequel Benjamin Stora revenait déjà sur son engagement militant dans le même mouvement. Mais Le projet Blumkine est aussi une biographie au conditionnel, qui use abondamment de ce mode et des hypothèses laissées en suspens ; quitte à laisser au lecteur un goût d’inachevé, comme en témoigne ce bref résumé des hypothèses proposées.

Iakov Blumkine serait né en 1898 ou en 1900. Comme c'était le cas pour la grande majorité des Juifs d’Europe centrale et orientale, les enfants étaient déclarés collectivement : il était donc rare qu’ils aient une date de naissance exacte. Entre 15 et 17 ans, écrivain et poète amateur, peut être membre des groupes littéraires Odessiens – que l’on oppose aux Pétersbourgeois – il fréquente la bohème des écrivains. A cette époque, il semble que son coté mauvais garçon lui fasse aussi rencontrer les milieux interlopes.

Arrivent les révolutions russes, au cours desquelles se déploie la légende de Iakov Blumkine que Salmon raconte sans établir les faits ni les démentir. Il présente un Blumkine qui, à l’âge de 17 ans, aurait été socialiste révolutionnaire, braqueur de banque, activiste, poète alcoolique et chef d’état-major. Une accumulation d’épisodes que ne soutient aucune preuve : les faits sont colportés par des témoins de deuxième voire de troisième main sans qu’il soit possible d’en tirer de conclusion historiquement valable. Il en est de même pour l’assassinat du comte Mirbach, ambassadeur d’Allemagne en Russie soviétique. Le meurtre est revendiqué par le Parti socialiste révolutionnaire, et Blumkine aurait participé à l’opération. Mais dans le fond, on ne sait si les éléments évoqués à propos de cet assassinat tiennent de la légende, de la manipulation ou du simple fait divers. On ne sait même pas si Blumkine est réellement l’auteur de l’assassinat.

Les seuls faits avérés sont son arrestation, en 1919, par les armées blanches, sa libération extrêmement rapide et son passage devant la commission d’enquête de la Tchéka, la police politique du jeune Etat soviétique pour laquelle il semble travailler à partir de cette date. Au-delà de ce constat, le biographe est dans l’impossibilité de dire ce qu’y fait réellement son personnage. Les dossiers existent, mais ils sont fermés, le FSB actuel n’ouvrant pas les archives de son ancêtre. Par la suite, la seule trace de l'activité de Blumkine est une note de Trotski, le présentant comme un militant prêt à œuvrer pour les services de l’Armée rouge. Trop proche de Trotski, il aurait ensuite été intercepté par les services soviétiques et éliminé en 1929.

Narrant une vie dont si peu de documents accessibles portent la trace, Le projet Blumkine livre finalement davantage un récit autobiographique construit en miroir d'une vie romanesque. Blumkine est un spectre, un détour à partir duquel celui qui s'observe dans ce reflet construit le « storytelling » de sa propre posture révolutionnaire. Si celui-ci a perdu certaines de ses illusions, il n'en demeure pas moins fasciné par la violence révolutionnaire, à laquelle il conserve toute sa complaisance. La biographie de Blumkine reste donc à écrire. Quant à l'autobiographie de Christian Salmon, on s'étonne tout de même qu'elle emprunte la voie d'une autoconstruction historique, si facilement dénoncée quand d’autres la mettent en œuvre