Un beau roman autour de l'isolement urbain et des vies minuscules qui errent dans les villes.

Nos vies, nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, évoque dans une prose alerte et sensible l’univers de la ville. Au Franprix de la rue du Rendez-Vous à Paris, Jeanne Santoire, la narratrice – retraitée depuis près d’un an – rencontre quotidiennement des êtres dont elle ne connaît presque rien mais qui, sollicitant son imagination poétique, deviennent les figures centrales d’un récit. Il y a en premier lieu Gordana, l’étonnante caissière du Franprix ; il y a aussi l’un de ses clients, Horatio.

Le roman s’ouvre sur un portrait à la verve généreuse, tout en hyperboles, célébrant la vitale plénitude du corps de Gordana ; mais rapidement on perçoit les failles de cette femme dont on peut, au boitement d’une de ses jambes, à la rugosité de sa voix, deviner les souffrances passées. Gordana, campée derrière l’habitacle de sa caisse de supermarché, est une figure énigmatique chère à Marie-Hélène Lafon. Au printemps 2012, elle avait déjà publié autour de ce personnage la nouvelle Gordana, dont elle avait senti qu’elle n’était qu’« un départ de pistes et donc, peut-être, un début de roman ».

Nos vies suivra les traces, aussi infimes soient-elles, de quelques-uns de ces personnages que la narratrice croise quotidiennement sans que jamais aucun événement ne puisse vraiment tirer les êtres de leur anonymat.

Tout réside dans le regard de l'observatrice, regard exercé depuis l’enfance. « J’ai toujours fait ça », écrit-elle : dans sa famille, au pensionnat, dans le métro ou au supermarché, Jeanne n’a jamais cessé d’observer ces vies des autres, scrutées, devinées, réinventées. On comprend assez vite qu’à travers ces figures anonymes de la vie parisienne dont elle s’empare, Jeanne retrouve en fait l’écho – la projection – de sa propre vie. Les récits de vies (imaginées) de Gordana ou d’Horatio sont entrecoupés de souvenirs personnels qui dévoilent peu à peu la narratrice ; si bien que les fragments de vies des autres et de soi-même tissent ensemble un récit de vie(s) singulier et pluriel, à bâtons rompus et ouvragé. Comme dans les autres récits de Marie-Hélène Lafon, le style épouse pleinement le sujet. L’écriture cherche à faire écho au rythme de la grande ville, « labyrinthe des vies flairées, humées, nouées, esquissées », labyrinthe de solitudes. Et la narratrice compose avec la part d’inconnu d’êtres qu’on ne fait que croiser : partant de bribes aperçues, elle invente à Gordana et Horatio, ou à tant d’autres des vies, des passés, présents et avenirs possibles. Alors, lancée au conditionnel, la phrase s’étire et invente des fugues dans ces vies possibles, imaginées, regrettées ou espérées – ici c’est Gordana qui aurait eu un enfant, là c’est la narratrice qui aurait enfanté Horatio et Gordana, avec Lionel le premier homme dans sa vie.

Le récit guette dans les vies une énergie vitale : celle d’une inlassable capacité de recommencement : par-delà une rupture amoureuse (celle avec Karim, l’homme qu’a aimé Jeanne), par-delà l’exil (pour Gordana, femme d’un Est inconnu), par-delà la mort de proches. Ce recommencement est également dans des symboles (comme ces maisons sur lesquelles s’attarde Jeanne, qui se vident – pour peut-être pouvoir s’emplir à nouveau) et bien sûr dans la langue : telles ces expressions qui émergent du passé – notamment ce mot du père, « s’enroutiner », qui au détour d’une phrase semble redonner sens aux gestes quotidiens. Étrangère à la colère, au cynisme, et aux révoltes aussi semble-t-il, Jeanne veut donner voix à des passants, des souvenirs et des possibles dont elle se met à l’affût, comme pour les sauver de l’anonymat, du silence ou de l’oubli. Le récit est bien sûr voué à rester une quête – de l’autre et du sens. Jeanne cherche à comprendre ; mais elle respecte aussi les mystères, les silences : comme ceux laissés par Karim, soudain disparu de sa vie après dix-huit années passées avec lui. On sent dans la voix qui raconte la présence de blessures ou de regrets ; mais toujours tenus à distance, ils sont comme diffractés vers un espace imaginaire : ces vies des autres ou ces autres vies en soi. Finalement, l’amour ou la paix intérieure deviennent chacun comme des lieux à « inventer ».

Née dans le Cantal où elle a longtemps vécu, Marie-Hélène Lafon est une romancière dont l’univers fictionnel s’est d’abord ancré dans le monde de la province. Ses derniers livres tendent plutôt à explorer l’univers de la ville. Mais comme dans les romans de la province, ce sont des vies souvent discrètes, voire à la marge, qui sont dépeintes. Dans Les Pays   , Claire, fille de paysans du Cantal, vient vivre à Paris. Dans Mo   , le jeune héros éponyme (déficient mental, dernier rejeton d’une famille d’immigrés algériens) voit naître en lui le désir de se libérer des carcans : le « Centre » commercial où il travaille, l’appartement de « la mère » qu’il soigne et également certains démons (l’ombre d’un frère ; la honte sourde). Ce nouveau roman Nos vies offre par moments comme l’ébauche d’un art poétique urbain : Jeanne vit l’écriture comme une rhapsodie qui coud des vies ; et ravivant l’étymologie du raconter, elle conte et compte à la fois, énumère depuis l’enfance : ces gestes, ces événements, passages de la vie quotidienne. Mais ce regard ne se veut pas une exception : Jeanne découvre que tout citadin qui en a le temps peut l’exercer, vivant de cette vie des autres presque autant que de la sienne.

On sait quel rôle jouèrent les Vies minuscules   de Pierre Michon dans la venue à l’écriture de Marie-Hélène Lafon (elle fut, dit-elle, « acculée à l’écriture »   par ce livre). Dans ses derniers récits évoqués, n’a-t-elle pas commencé à inventer des vies minuscules de la grande ville ? Et si ses textes semblent d’abord rester éloignés de la violence, qui a hanté nos villes ces dernières années, et donc d’un aspect important des agglomérations contemporaines, sans doute faut-il – pour mieux mesurer le potentiel de son écriture – lire la saisissante chute du récit Mo ou bien entendre Nos vies comme une rhapsodie moderne autour de la question majeure de l’altérité