La question de la « transmission » et de l’« héritage » revue par les intervenants du Forum Le Monde-Le Mans de 2016.

Les formulations publiques et médiatiques de la question de la « transmission » ou de l’« héritage » sont devenues si nombreuses, et si prégnantes, qu’un petit effort s’impose à chacun s’il veut tenter de construire un discours à ce propos un peu moins répétitif que les plus répandus. Cette difficulté formelle est cependant aisément surmontée par beaucoup de ceux qui insistent, plus ou moins lourdement, sur la nécessité actuelle de déployer une politique de l’héritage, justement parce qu’ils sont eux-mêmes des « héritiers ». Dans Hériter, et après ?, la combinaison du fait de penser l’héritage en étant soi-même héritier débouche sur une extrême souplesse dans la déclinaison du thème. Évidemment le propos, qui fait signe vers un ouvrage déjà ancien de Pierre Bourdieu (Les héritiers : les étudiants et la culture, 1964), se veut pour partie humoristique. Pour autant, il s’attache surtout à mettre en évidence la permanence du nœud qui semble rendre insurmontable le problème de l’héritage : à savoir, que la défense et illustration de la nécessité de la transmission, de nos jours et pour les générations à venir, reste très souvent le combat de ceux qui ont des positions à faire valoir ou à entretenir à la faveur de cette transmission.

 

La sommation

D’ailleurs, non moins généralement, ce type de discours sur l’héritage revêt l’aspect d’une sommation (« transmettons ! ») ou d’un devoir moral (« il faut... , tu dois... »). Mais qu’est-ce qui peut bien pousser à se plier à un tel devoir, à un tel impératif ? La mondialisation qui bouscule la continuité dans le temps ? Le passage de la doctrine de la « table rase du passé » à la doctrine du patrimoine ? Et que dire d’avance de ce qui va devenir, bientôt, la commémoration de Mai 1968 ? Dès lors que la « crise de notre civilisation » est proclamée, l’ultime tentative semble ne plus pouvoir résider que dans un appel à restaurer des « valeurs », et donc dans une succession de valorisations de la « valeur ». Pour autant, si ces appels ont jamais été entendus, rien n’incite à penser que la « transmission » vive aujourd’hui de meilleurs jours.

 

L’héritage de la rupture

De fait, l’impératif de transmettre se heurte à l’un de nos héritages les plus bruyants : quoiqu’on fasse tout pour l’oublier, le regard constamment porté sur la Révolution française par notre République n’est pas sans souligner que ladite Révolution s’est caractérisée par un violent refus d’hériter, comme l’indique Mona Ozouf. Rejet sans doute tout à fait inédit, mais efficace et entretenu. Jusqu’à 1789, on ne pouvait, semble-t-il, donner sens aux actions humaines qu’en puisant dans le trésor des connaissances déposé dans la durée historique, appelée « tradition ». Mais depuis 1789, cette tradition cesse d’un coup d’être la grande instance explicatrice des événements et des êtres. Et ce serait ce même esprit républicain qui devrait désormais proclamer tout autre chose ?

On en connaît d’autres formules. Par exemple, le mot d’ordre de la « tabula rasa », dont le compositeur Karol Beffa rappelle le souvenir, n’est pas sans insister sur la manière dont cette idée de la « transmission » a longtemps modelé le devenir de la musique, et notamment le rapport de la musique moderne à la musique ancienne.

 

Querelle de mots

La philosophe Isabelle Stengers résume fort bien quelques enjeux autour de ce thème en relevant que le mot « hériter » est susceptible de nombreux sens. Elle ouvre quelques pistes qu’il conviendrait de prolonger encore. Ainsi on peut hériter sans savoir de quoi on hérite, ou alors sans en avoir le moindre souci. On peut se sentir capable de faire table rase. On peut aussi sommer certains d’avoir à hériter. Mais on peut aussi tenter de persuader certains que l’héritage auquel ils tiennent n’est en fait qu’un poids qui les paralyse.

En la matière, René Char a proposé une formule dont beaucoup se réclament : notre héritage n’est assorti d’aucun testament ! Le problème n’en est pas réglé pour autant, puisqu’il oriente alors vers des questions diverses, telles que celles poursuivies par Hannah Arendt dans la Crise de la culture. Et si l’héritage n’oblige aucunement, que vient alors faire, dans nos régions, la mutation d’activités ou de sites au rang de patrimoine, voire de patrimoine de l’humanité (si ce n’est procurer l’avantage d’entretenir des lignes budgétaires) ?

Le problème de la transmission mérite bien, cependant, d’être décomposé : parlerons-nous d’héritage, de legs, de don, de transmission ou d’éducation ? Olivier Rolin met les mots à la question. Ce qui est une manière de répondre, un peu vertement, à Chantal Delsol dont l’intervention laisse perplexe en ce qu’elle affiche d’emblée quelque mépris pour la postmodernité qui produit des thèses qui, en la matière comme dans d’autres, « ne valent pas même la peine d’être récusées ». Peut-on finalement, comme elle tend à le dire, traiter toutes ces affaires d’héritage comme autant d’« évidences » et les voir répandues également « partout » ? Chantal Delsol admet cependant qu’aussi universelle soit-elle, la transmission varie au moins, ici ou là, par la diversité de ses modalités (entre autres l’initiation).

 

Un devoir antiquaire

La question du « comment on hérite » le cède cependant à la question de « ce dont on hérite » : hérite-t-on « d’après », ou « après » ? Dilemme, au demeurant, central. D’autant qu’il donne corps à une réflexion sur le travail à accomplir face à l’héritage : Olivier Rolin, encore une fois, a beau jeu de conduire au jour ce travail, à partir de son expérience personnelle. En fin de compte, de quoi l’héritage est-il le nom, ou de quoi la transmission est-elle le nom ? En paraphrasant cette interrogation inquisitive, il s’avère que la question peut basculer d’un « nous ne devons jamais oublier [...] » à un refus de l’excès « d’histoire » qui nous menace. On sait, depuis Friedrich Nietzsche, que cet excès est dommageable pour la vie. Disons qu’il est mortifère.

Il y a aussi dans l’idée de transmission toute une métaphysique de la manière dont les hommes tentent d’élaborer leur rapport à la mort, de la façon de l’apprivoiser et de la tenir symboliquement en échec, de la succession ininterrompue des générations, de l’éternel jeu de cache-cache entre la mort des uns et la naissance des autres... C’est parce que les uns savent qu’ils vont disparaître qu’ils voudraient léguer un peu d’eux-mêmes aux autres ; c’est parce que ceux-là naissent dans l’état d’inachèvement propre à l’homme qu’ils auraient besoin d’apprendre de leurs aînés... Chercher l’essence du problème de la transmission reviendrait donc à inscrire la question au cœur du tragique de l’existence, au cœur de la temporalité humaine, conditionnée par l’alternance des disparitions et des apparitions de générations.

À quoi s’ajoute que l’on ne devrait plus avoir à se rapporter à l’idée de transmission sur le mode d’une pensée de la causalité linéaire et continue. Georges Didi-Huberman, tout en évoquant Spinoza, a beau jeu, à son encontre, de revendiquer la part des hiatus, des refus de l’héritage, des mauvaises transmissions, dans la perspective trop facilement proposée par beaucoup des transmissions bien conçues