Sur la base de résultats d’enquêtes, une proposition de nouveaux concepts pour penser l’ère des individus et du « commun ».

Alors que la modernité place en son cœur la singularité de l’individu, comment les sociologues pourraient-ils éviter d’en tirer toutes les conséquences ? Certes, leur science sociale et historique s’est constituée sur un primat de la « société » sur l’individu – primat qui fait l’objet d’une brève analyse de La condition sociale moderne. Mais ce point de départ méthodologique a toujours encouragé le risque de faire passer une différence de nature entre l’individuel et le collectif. Ainsi à l’instar du roman du XIXe siècle qui renverse le primat de la caste pour présenter un individu « qui ne tient sa physionomie que de lui-même », comme l’écrivait Balzac   , la sociologie doit désormais à son tour renouveler ses objets, ses perspectives et ses enquêtes et observer, analyser ou rendre compte des phénomènes sociaux nouveaux, comme des variations et des mutations des types sociaux anciens. En l’occurrence, elle doit se mettre en mesure de s’emparer pleinement de la nouvelle manière d’être et d’exister propre à la condition sociale moderne, celle des « jeunes », de la situation des femmes, des coming out, de la multiplication des modes d’existence, etc. que le cinéma de ces derniers temps a sans doute mieux saisie que la sociologie la plus courante.

Danilo Martuccelli, professeur de sociologie à l’université Paris-Descartes, n’en est pas à son premier essai sur cette question des manières d’aborder la condition moderne des individus sans négliger les statuts sociaux pour autant. Il a procédé à des enquêtes sur ce qu’éprouvent les acteurs sociaux et la manière dont ils éprouvent les changements et mutations sociales. A ce sujet, La condition sociale moderne livre les résultats d’enquêtes conduites d’abord entre 2003 et 2005, ensuite entre 2014 et 2016. Chaque fois des personnes de catégories socio-professionnelles, de sexes et d’âges différents ont été interviewées sur le thème des processus d’individuation en France et des expériences de « vivre en société » contemporaine. En partant du constat que ces expériences ne pouvaient plus, désormais, être réduites aux anciennes considérations sur la « vie » ou le « bonheur » privés.

L’exposé des résultats de la recherche prend ici une forme littéraire reconnaissable d’emblée, tandis les résultats des enquêtes sont interprétés à la lumière de conceptualisations (ou de critiques conceptuelles) antérieures, qui permettent d’approfondir les ressources mises en œuvre au long des pages.

 

Vie sociale et monde commun

Si, dans de tels énoncés, on reconnaît des thèmes de nombreuses discussions publiques (l’être-ensemble, le commun, l’individu, la mobilité sociale, l’égalité des conditions, la cohésion sociale, la solidarité, etc.), il n’en reste pas moins vrai qu’ici leur approche n’est pas celle de l’opinion publique. D’autant que cette dernière se contente souvent de balancer entre individualisme et holisme, sans pour autant préciser vraiment ce que recouvrent ces termes.

Au demeurant, la perspective de la condition moderne a toujours proclamé le primat des situations ou de la société sur les individus. L’intelligence sociologique des rapports entre les humains et le monde social s’est largement fixée sur ce présupposé, rejetant les discussions, pourtant nécessaires, sur l’expérience sociale de l’être-ensemble, qu’il s’agisse de la famille, du travail, de l’école, ou d’autres éléments des rapports sociaux.

Néanmoins, on ne peut faire comme si la situation actuelle n’avait pas profondément obligé les chercheurs à s’inquiéter de nouveaux éléments, voire de « mutations », même si ce terme est critiqué. On ne peut guère se satisfaire de répéter des arguments datant de la période de fondation de la sociologie. En l’occurrence, il est extrêmement important de concevoir les nouvelles manières d’être et d’exister propres à la condition sociale moderne puis contemporaine, et finalement d’appréhender ce qui constitue la nature même du social à notre époque, ainsi que les changements survenus dans l’expérience de l’être-ensemble.

Ce point reste décisif : c’est au milieu d’une très forte inscription sociale et historique qu’il faut étudier les modalités spécifiques à la modernité de la quête d’une coïncidence des individus avec eux-mêmes. Ainsi l’enquête doit-elle tout autant porter sur l’expérience de la non coïncidence du sujet moderne. Là est en tout cas le point de départ de l’auteur. La modernité (ou la « postmodernité ») a poussé la sociologie à interroger les liens entre les individus et la société, les « acteurs » et le « système » – pour renvoyer à des auteurs célèbres. Mais l’expérience contemporaine est marquée par une dynamique particulière : l’accentuation d’un fort sentiment de singularité et de participation à une vie en commun.

 

Des conditions nouvelles

Parmi ces dynamiques nouvelles, comment ne pas tenir compte, par exemple, de la société en réseau, telle que l’a scrutée par exemple Manuel Castells ? Certaines théorisations des réseaux ont eu dans les dernières décennies le grand mérite d’attirer l’attention sur la pluralité de formes de connexion à l’œuvre dans la vie sociale, notamment leur plus grande labilité vis-à-vis de ce qui avait été reconnu par des représentations antérieures, écrit l’auteur. Néanmoins, ce qui l’intéresse, ce sont moins les théories des réseaux que les expériences que les individus en font ou en ont, ainsi que la manière dont ils se racontent et les racontent.

Cela dit, ces conditions nouvelles, au-delà de la question des sociétés en réseau, obligent d’abord à souligner que la question des singularités individuelles est traversée par des modèles qui ne conviennent pas tous aux analyses entreprises ici, si l’on met de surcroît de côté les aspects philosophiques de cette question de l’individu et de l’existence (Kierkegaard étant ici cité à juste titre). On y trouve le modèle de l’individu artiste, mais aussi des versions hautement élitiste. Ce n’est pas vraiment d’elles que s’occupe l’auteur. Il craint à juste titre la concentration de certains chercheurs sur les injonctions institutionnelles à la singularité, et leur glissement vers des normes disciplinaires.

Il en appelle plutôt et entre autres aux analyses – qui devraient être mieux connues – d’Anthony Giddens, ce chercheur qui attire l’attention sur l’existence désormais d’une pluralité de modèles et de styles de vie entre lesquels les individus doivent choisir. Serions-nous donc assez proches de ce que Giorgio Agamben nomme « la singularité quelconque » ? Mais le débat n’est pas clos pour autant puisqu’il importe encore de différencier les appartenances et les identités.

 

Le commun

Cette question est centrale, tant dans la recherche de Martuccelli que dans les discussions publiques contemporaines. Par exemple dans Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, C. Dardot et P. Laval posaient que le « commun » peut être cerné comme un trait spécifique à certains bien susceptibles d’un usage collectif ; que l’usage de ces biens communs peut être analysé et valorisé à partir d’une révision de l’exploitation propre au capitalisme contemporain, au fur et à mesure que la privatisation du commun devient un problème central du capitalisme cognitif contemporain et que la production élargie des formes de vie devient la base de la plus-value. Cette perspective correspond bien, par ailleurs, à la thèse développée par Michale Hardt et Antonio Negri dans Empire. On peut encore réhabiliter le commun comme figure de la coopération et de la pratique. Enfin, on peut donner au « commun » un caractère plus existentiel, montrant que la dimension d’être « avec (les autres) » est constitutif de l’individu. Pour amplifier la réflexion sur cette catégorie encore confidentielle de commun, il faudrait encore tenir compte des appels moraux au commun, des appels politiques à la « restauration » du commun, etc., ces styles de discours un peu crépusculaires portant néanmoins sur la vie sociale contemporaine.

Cet aspect terminologique des débats théoriques n’est pas indifférent. D’abord il découle de la manière dont on pose le problème du moderne ou de la modernité : soit le rapport à l’expérience de la fin de la totalité, qu’il s’agisse, comme le souligne Martuccelli, de celle qui concerne l’homme et la nature, du cosmos, des mots et des choses, de la vision enchantée du monde ou de la séparation entre la science, la morale et l’art, pour être bref. L’arrière-plan de la modernité est incontestablement une société instable : prise entre une rupture historique inédite et l’impression d’être constamment dans une nouvelle et interminable phase de transition.

 

Une enquête

On comprend aussi pourquoi les enquêtes sociologiques doivent être renouvelées sans cesse. Les résultats des travaux d’enquête présentés dans cet ouvrage recouvrent une ère qui s’est ouverte en 1990 et court jusqu’à nos jours. Pourquoi cette date de commencement ? Elle est claire : après la chute du mur de Berlin, nous sommes entrés dans le « XXI° siècle », non pas au sens d’expression chiffrée mais au sens de nouvelle ère. Martuccelli précise toutefois que si ces années 1990 tracent une division pertinente, elles n’inaugurent pas, d’après lui, une nouvelle période de la modernité (et encore moins une postmodernité).

Martuccelli introduit alors un concept spécifique afin de préciser l’orientation de son propos relatif à la modernité : le concept d’inflexion.

Comment le justifier ? Ce concept prend place au sein de la série de termes habituellement utilisés afin de parler des différents moments historiques traversés durant notre histoire. Par exemple, les notions de « mutation », de « rupture », de « révolution ». Ces premiers termes ne lui semblent plus pertinents pour cerner l’imaginaire contemporain du changement. Ils sont trop proches d’une représentation d’un nouveau commencement ou d’une création socio-historique radicale. La notion d’inflexion lui paraît donc plus précise : « Tout en signalant une modification de cap dans une trajectoire, elle a l’avantage de renvoyer à une forme de continuité avec le passé ». Ce terme permettrait donc de mieux saisir l’expérience du nouveau stade de déploiement de la modernité dans sa coexistence avec le sentiment sous-jacent de la continuité.

L’inflexion majeure du temps serait par conséquent celle d’une nouvelle expérience de la vie sociale. L’originalité de l’ouvrage prend ici sa pleine dimension. La condition moderne de l’expérience de l’être ensemble devient un véritable parti-pris d’interprétation de notre situation ou de notre condition (européenne, s’entend, même si l’extension postcoloniale devient mondialisation). L’auteur ne privilégie donc plus ni l’économie, ni les mutations du capitalisme, ni les conflits de classes, ni encore d’autres thématiques actuellement à la mode. Il forge son regard autrement. Loin, pour autant, de négliger ces modes d’interprétation du social, il se contente de les croiser durant son travail, sans en faire le cœur de l’analyse. On reconnaît là la préférence de nombreux auteurs d’une certaine manière pris à parti, et leur choix de contourner, dans une théorie de l’expérience historique particulière, la question de l’être ensemble.

 

La condition sociale moderne

Ainsi le propre de l’« expérience sociale » actuelle – pensée comme un infléchissement, qui ne se réduit donc ni à une exaltation de l’individualisme ni à la seule considération d’une vie esthétisée – est marqué par une profonde tension. D’une part, l’individu est pris, plus qu’il ne l’a jamais été, par la vie sociale en commun. D’autre part, et en même temps, il est assailli par l’abîme de la distance de sa singularité face à la société. L’interprétation de Martuccelli rend bien compte de la tension qui a motivé ses travaux : la tension devient abyssale entre des individus de plus en plus fortement mobilisés par la société et, en même temps, de plus en plus pris par des sentiments d’étrangeté extrêmes. Où l’on retrouve bien le problème du rapport entre le commun et le singulier. Les individus contemporains sont donc pris entre plusieurs ordres de réalité qui se chevauchent, qui compliquent la perception d’un commun à partir d’une singularité.

À ce titre, l’exploration de Martuccelli reprend les niveaux des statistiques, en les investissant dans une conceptualisation qui prend en compte les acquis conceptuels précédents de la sociologie, tout en en démontrant les limites. « Individu », « individuation », « individualité » prennent ainsi une signification que beaucoup négligent, alors même que nous devrions être attentifs aux individus jusqu’à la génération Instagram, dont on sait qu’elle adore styliser son existence sur les réseaux sociaux. Ou pour le dire autrement, ceux qui veulent insister sur une théorie contemporaine de l’individu devraient lire cet ouvrage. Comme ceux qui souhaitent reprendre à nouveau frais la notion de « modernité », dont Martuccelli rappelle qu’elle désigne la première civilisation à prendre pleinement conscience de sa finitude.

 

A lire également sur Nonfiction :

Giorgio Agamben, Qu'est-ce que la philosophie ?, par P.H. Ortiz

     Toutes nos critiques de Giorgio Agamben

Furio Jesi, Spartakus. Symbolique de la révolte, par S. Minelli

Paolo Virno, L'usage de la vie et d'autres sujets d'inquiétude, par S. Minelli

Collectif, Differenze italiane. Politica e filosofia : mappe e sconfinamenti, par L. Pisano

CollectifL'Italian Theory existe-t-elle ?, par P.H. Ortiz

Entretien avec Davide Luglio, Le style de la pensée italienne, propos receuillis par P. Gentile et S. Minelli