Une mise en scène de l'inquiétude, du trouble et de l'émotion causés par une cavalière fantôme.
Déploiement de l'espace et échappée belle
La scène, organisée sur deux niveaux, est entourée sur trois côtés par trois à cinq rangées de spectateurs, placés au bord du plateau. Dans cet espace pensé en volume, différents points de vue sont possibles, mais aussi une grande proximité puisque les spectateurs sont de fait placés très près de la scène. Cette proximité favorise le sentiment d'intimité entre acteurs et spectateurs : les uns comme les autres doivent renoncer à la protection factice qu'offre, voire impose, la distance si souvent instaurée entre eux. Cela permet aussi d'apprécier au mieux à la fois le jeu des acteurs et leurs qualités de musiciens, qu'ils chantent ou jouent d'un instrument (piano, guitare, violoncelle, saxophone...).
Si l'espace est signifiant, c'est aussi par la façon dont les acteurs l'occupent et l'étendent. En effet, l'espace scénique semble se déployer au fur et à mesure de la représentation, alors que l'étrangeté atteint les personnages et que le mystère autour de Mademoiselle Guillaume s'épaissit : l'intrigue gagne en densité tandis que l'espace s'étend.
Mademoiselle Guillaume est une jeune femme qui, au tout début du xxe siècle, n'a pas survécu à une mauvaise chute de cheval. Elle semble revenue parmi les vivants. Plusieurs employés de l'hôpital où elle est morte l'ont vue, parfois même touchée. Les hypothèses les plus diverses sont avancées. Ainsi, alors que Soeur Giraud soutient avec enthousiasme l'idée de l'arrivée d'une nouvelle Messie parmi les hommes, le docteur Alexandre tente de convaincre ses confrères qu'il faut tuer la revenante pour la renvoyer définitivement d'où elle vient, parmi les morts. Tous s'accordent néanmoins sur la nécessité de se délivrer de cette présence inquiétante. Ils conviennent alors d'une mascarade funèbre, dont le dénouement sera aussi étrange que Mademoiselle Guillaume elle-même, à la faveur d'un glissement du fantastique vers l'onirique.
D'abord restreint autour d'un piano enfoui sous des couvertures, piano qu'on entend avant de le voir et d'où surgit Mademoiselle Guillaume avant même qu'on comprenne de qui il s'agit, l'espace s'élargit ensuite vers les spectateurs, avec l'arrivée des différents acteurs. Il gagne la mezzanine et des lieux en partie dissimulés derrière des portes. Puis, il s'ouvre vers l'extérieur, laissant un froid nocturne envahir la salle. C'est par cette ouverture vers l'extérieur que l'échappée pourra avoir lieu, Mademoiselle Guillaume chevauchant vers des espaces infinis, fuyant sous les arbres de la Cartoucherie, là même où les spectateurs sortiront à la fin d'un spectacle en rêves et en chansons.
La parole en jeu
Tensions et détentes se succèdent. On rit beaucoup. On se surprend parfois même à rire après avoir eu le cœur serré, et ce déséquilibre émotionnel est un plaisir. Le rire naît des situations, mais aussi des nombreux récits proposés par les différents personnages pour rendre compte d'une expérience, d'une rencontre avec la revenante ou d'un projet.
L'occasion est donnée aux jeunes acteurs de mettre à l'épreuve leur talent de conteur. Loin d'être le fait d'un corps figé, chaque récit favorise l'incarnation et le développement d'un personnage, avec ses traits de caractère, son attitude et sa parole. Raconter mais jouer, donner à voir ce qui n'est que dit, esquisser physiquement un monde imaginaire. À l'inverse, produire un silence presque absolu, comme le fait Mademoiselle Guillaume, personnage longtemps muet (qui tient son nom de son interprète, comme tous les autres personnages). Les deux situations, expansion verbale ou silence obstiné, témoignent aussi d'une grande confiance envers les spectateurs, qu'on pense (à raison !) capables de participer à la création du spectacle par leur sensibilité, leur intelligence et leur imagination.
Par le récit, les personnages se révèlent eux-mêmes acteurs devant d'autres personnages devenus spectateurs. La tentation du théâtre va parfois plus loin, par exemple quand le prêtre entreprend de diriger une représentation du paradis. Ce projet burlesque, qui le conduit à interpréter Dieu le Père, s'effondre brusquement quand le metteur en scène amateur se trouve confronté à la tentation, face à sœur Giraud dénudée en Ève.
Alors que le chant permet aux personnages d'exprimer une intimité qui déborde, le récit correspond plutôt à une mise en scène des autres et de soi. Toutefois, malgré leurs différences, parole et chant sont ici deux versants d'un même spectaculaire, qui exacerbe les émotions pour mieux exposer l'intimité des personnages et éprouver celle des spectateurs.
Un chant intime
Portés par des acteurs qui ne sont pas et ne prétendent pas être des chanteurs lyriques professionnels, les lieder choisis dans le spectacle deviennent des chansons. Plutôt que ce qu'on appelle communément le beau chant, c'est le jeu qui est ici privilégié, ainsi que l'expression de sentiments intimes, comme murmurés plutôt que projetés, par des interprètes qui semblent à fleur de peau. Mais le chant peut aussi parfois prendre de l'ampleur, se confondre avec des rugissements et des sanglots, comme dans une formidable scène d'accouchement.
L'une des grandes réussites du spectacle est de préserver à la fois le sens des textes et l'émotion plus sensuelle que peut faire naître la musique. Les lieder font écho à la fable. Ils n'en rendent pas compte de façon illustrative ou explicative, mais l'enrichissent d'images et de sons, stimulant l'imagination des spectateurs, notamment par association d'idées. Ce sont aussi des moments de pause, ou de tension, qui interrompent la fable pour lui donner un nouveau souffle. Ce sont enfin des chants que le spectateur connaît peut-être, mais qu'il n'a jamais entendus ainsi, ce qui fait naître dans le même temps le plaisir d'une reconnaissance et celui de la surprise.
Le duo de Jeanne Candel et Samuel Achache est connu pour ses spectacles mêlant théâtre et musique lyrique et celui-ci ne fait pas exception à la règle. Ses sources d'inspiration croisent notamment des textes d'Edgar Allan Poe (dont la nouvelle La Chute de la maison Usher) et des lieder de Schubert et de Schumann. On retrouve ici cette tension entre théâtre et musique, entre parole et chant, que les deux metteurs en scène exploraient aussi, avec l'aide déjà de Florent Hubert à la direction musicale, dans Le Crocodile trompeur / Didon et Enée (2013) et Orfeo / Je suis mort en Arcadie (2017)
Du 03 au 07 octobre 2017 à l'Atelier de Paris – Carolyn Carlson, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris.