Aux francophonies, Josse de Pauw dessine l'insignifiance, désormais acquise, de notre humanité.
Un plateau plus profond que large, très éclairé, encombré.
En partant du fond, au centre, un trumeau vide, aussi froid et triste qu'un échafaud, pour enchâsser le héros figé de la commémoration, sa formule plastique idéologique.
Puis, toujours au fond, côté cour, une console musicale, où siège Dominique Pauwels, le compositeur-interprète-installateur d'une musique de volumes, volumes matériels et volumes sonores. Une musique de machines, ça prend de la place. D'autant plus que s'ajoutent des magnétophones, posés l'un devant l'autre sur des colonnes de hauteurs décroissantes, côté jardin. Ces grosses valises à bobines qui tournent comme de gros yeux vides, voient leurs bandes magnétiques subtilisées adroitement par le scénographe, lancées comme des cordes à linge de ce côté vers l'autre, traversant donc, et plutôt de biais, le plateau, pour y trouver des poulies qui les renvoient d'où elles sont parties, afin d'entrer enfin en lecture et d'émettre le bruit des oiseaux.
Devant cet entrelac qui s'oppose à la circulation, un praticable en bois délimite un espace carré, pourvu de filins verticaux à ses quatre coins. On dirait un ring pour le combat. Sur le côté un banc, où Josse de Pauw, l'auteur-interprète, après avoir enjambé, s'être penché, faufilé, vient s'asseoir, et ne pas monter sur le ring, pas tout de suite, et certainement pas comme un héros.
Josse de Pauw
De l'autre côté du ring, à l'opposé du banc, un bric à brac musical : une trompette mécanique, dressée comme un serpent à sonnette ou une grue cendrée, et au sol un attirail d'assemblages peu intelligibles, destinés à faire assurément beaucoup de bruit.
Dominique Pauwels
On est toujours étonné de la puissance acquise par les machines musicales, étonné de leur faculté de reproduire tous les sons d'un orchestre symphonique, de celle de produire aussi des timbres nouveaux, etc. Mais on l'est plus encore de voir le musicien réduit à un pousseur de curseur, à un déclencheur de boucles, à un commutateur de timbres. Il nous rappelle avec inquiétude les analyses de Leroi-Gourhan sur l'usage de la main et son intelligence. Quand on pense que Stravinsky, composant le Sacre du Printemps sur son piano, ne pouvait pas tout à fait ouïr les dissonances dont il avait l'idée et qu'il couchait sur le papier, on s'inquiète du renversement des valeurs qui semble faire que la machine fait ouïr des harmonies connues, éprouvées (dont on n'a pas l'idée, mais la mémoire), et des dysharmonies mécaniques dont l'aléa n'est pas nécessairement intéressant.
Cette réflexion d'un profane ne vise pas à soutenir une thèse discutable sur les conditions de la création musicale aujourd'hui. Elle permet de risquer une interprétation. Pourquoi, en effet, cette présence imposante de la musique de machines sur ce plateau ? Philippe Sollers, dans une émission de radio, rappelait naguère une sorte d'inégalité frappante entre les arts : tout le monde peut singer assez facilement le peintre, jusqu'à exposer des œuvres picturales ; en revanche, celui qui voudrait jouer du piano ou du violon en concert, sans de longs exercices patients, et plus que du talent, ne pourrait tromper personne. Mais l'art musical, grâce à la sophistication des machines, parvient dorénavant, lui aussi, à accueillir ce nivellement bienheureux, peut-être « démocratique », ou bien conforme à l'idéologie consumériste, dont la conséquence – et c'est le sujet du spectacle – est non pas la disparition du héros – qui a toujours été rare – mais plutôt sa dissolution (l'abolition d'un trait de culture).
Josse de Pauw raconte. Il dit que c'était près du chemin de halage. Posément, il répète, et l'histoire avance pas à pas, soutenue ou retardée, dans sa répétition même, d'un contrepoint musical. On voit se lever, au bord de ce ring vide, notre propre imaginaire : un canal, de grands arbres, des feuilles d'automne, ou bien de jeunes pousses de printemps, d'un vert tendre, des ronces, de l'herbe, de la boue, le courant, les flots. Cet homme n'est pas désemparé. Il n'est pas non plus démoli, ni torturé, ni dans l'obsession. Plutôt interdit. Étonné. Réfléchi.
Une jeune fille, qui manquait l'école, était là, blottie dans le talus, au bord de l'onde, à contempler un « rouge-queue ». Parce que l'homme, qui s'émerveille de la voir là, mais qui aussi voit qu'elle regarde un « rouge-queue », le bien nommé, alors que rien n'est dit ni même souligné, laisse échapper une parole (« c'est beau »), la jeune fille, surprise, tombe à l'eau et disparaît dans le courant. Difficile d'exprimer en moins d'éléments le nœud embryonnaire et tragique du désir.
Le grand Pan n'est pas mort, il dévore encore les jeunes beautés. Comme Zeus il se transforme en ce qu'il veut, en moineau, et fait mouvoir à ses propres fins ce gros balourd – un homme qui passait par là. L'homme songe, en effet, et il songe que la Nature lui a volé ce qu'il ne revendique plus comme sa part – les héros sont fatigués. Il voulait sans doute respecter, admirer. Aimer et respecter. Il se plonge creusement dans Schopenhauer pour essayer de conceptualiser tout cela.
« Je ne sais pas nager », dit-il. Et pour cause, le 100 mètres nage libre n'est guère qu'un sujet de télévision. On a beau aimer les promenades sur les chemins de halage, on reste un homme de son temps. L'Âge des Dieux semble être revenu, qui relègue les hommes à l'insignifiance, abolissant l'Âge des héros qui l'avait aboli. L'âge des ouragans et du réveil de la planète courroucée, l'âge des machines, l'âge de l'optimisation technique et bureaucratique, voilà ce que semble être le nouvel Âge des Dieux.
Josse de Pauw se sent alors obligé d'évoquer des cas historiques d'héroïsme avéré (il a fait appel à l'historienne Sophie de Shaepdrijver pour les lui souffler), comme si nous, le public, nous ne pouvions plus vraiment comprendre de quoi il parle, et que nous ayons acquis enfin la spiritualité du « dernier homme » nietzschéen.
Il ne lui reste plus qu'à peindre. Mais il nous représente, précisément, la peinture démocratique, celle de M. Toulemonde, qui trempe un pinceau et barbouille l'insignifiance. Pour cela il s'est mis tout nu, comme s'il convoquait le rouge-queue, tout à fait sage et sans priapisme aucun.
L'attirail de la sonorisation, qui veut que même déshabillé ses reins et son ventre sont couverts d'un gros sparadrap pour tenir une boîte indispensable, et qu'un fil se promène sur son dos et ses omoplates pour apporter et fixer un micro sur sa joue, en fait un homo d'un genre particulier, hybride d'animalité et de cosmonautisme.
Devenu ainsi l'icône de l'artiste aplati sans être plat, Josse de Pauw, dans ce spectacle qui au fond est très beau à regarder, à écouter, et dans lequel on aime s'écouler, parce que sa temporalité y est douce et son propos discret, Josse de Pauw, admirable, ... nous terrifie.