Les minutes cornéliennes d'une âme héroïque.

La mise en scène d’Ulysse di Gregorio, la scénographie et les lumières de Benjamin Gabrié, pour ce Polyeucte martyre de Corneille (1643), qui s'est donné au théâtre de l'Épée de Bois, déploient l'espace particulier d'une confrontation, celle des valeurs chrétiennes et des valeurs païennes. Polyeucte, en effet, s'oppose aux lois du culte polythéiste de la Rome impériale. Il fait le choix de vivre jusqu’à ses dernières conséquences l’appel d’un amour divin. Au prix du sacrifice de sa vie (terrestre). 

 

La scène fait vivre la poétique onirique des ruines 

Une série de piliers monolithiques de hauteurs variables, disposée sous la forme d’un cercle ouvert qui figure une salle de palais, ou une cour intérieure, ou encore un dolmen – lieux de rituels et d’offrandes, est disposée sur le plateau. Ces colonnes à l’apparence de marbre, équipées d’un éclairage interne, montrent des visages-masques représentant les dieux du panthéon romain. 

Les interprètes de Polyeucte (Johann Proust), de Sévère (Hugo Tejero), de Félix (Grégory Frontier), de Néarque (Jean-Daniel Bankole) et de Fabian (Benjamin Zana), laissent voir l’ombre de leurs yeux plutôt que leurs visages. Ils ne s'élèvent que par l'oraison, et par la déclamation des alexandrins de Corneille. En revanche, Pauline (Coline Moser) et Stratonice (Anaïs Castéran) exposent et retracent les moments dramatiques, leurs regards lumineux et intenses.

Ainsi Pauline dévoile-t-elle à sa confidente, Stratonice, que Sévère et Félix sont en train de tuer Polyeucte. Sévère est ce chevalier romain, favori de l’empereur Decius, cher aux désirs de Pauline. Félix est son propre père.

 

 

Le songe de Pauline est un oracle. Il annonce la mort de Polyeucte. À partir du moment où le spectacle devient ainsi l’illustration d’une série de prédictions, les interprètes avancent comme des fantômes possédés d'un rêve qu’ils doivent accomplir.

Ils arrivent tous un peu trop tard, le rêve est déjà là, et ils ne feront que courir après lui pour solliciter l'indulgence du destin, sinon la grâce du Salut. Consciente et aimante jusqu’à la fin, ayant « l’esprit frappé » par les « horreurs », Pauline vient déposer la peine que lui vaut son rêve auprès de ces colonnes divinatoires. Pendant le récit, elle fait face aux spectateurs. Ses bras et ses paumes crispés contiennent toute la tension de « l’image des malheurs » évoquées : l’arrivée de Sévère – « l’œil ardent de colère », armé de l’aigle romaine, son père tenant un poignard à la main, et montrant le sang de Polyeucte. Les conseils de Stratonice n’ont pas le pouvoir d'ôter les « étranges frayeurs » de son âme. Le jour de l’accomplissement du rêve « est encore long », dit-elle.

L’action sur la scène nous montre comment le rêve poursuit progressivement, sans faille, son accomplissement. Et l'on entendra ainsi Stratonice dire enfin : « Tout votre songe est vrai, Polyeucte n’est plus… »

 

 

Polyeucte martyr, ou le choix d’une vie héroïque 

Dans le spectacle, la magnifique Pauline, vêtue d’une longue toge romaine, bras nus, demande à son mari, Polyeucte, de rester en vie car c'est ainsi seulement qu'il pourra célébrer le sacrifice du Christ, et de donner du sens à sa foi. À plusieurs reprises, elle essaie de l’éloigner de son ultime entreprise : vivre en Dieu comme incarnation du martyre de son corps terrestre. Elle ne l’embrasse jamais de face mais, telle une ombre, appose lentement ses bras sur son dos pour rejoindre à la fin son cœur. Comme si l’ombre se confondait, pour une fois, avec la passion, pour ensuite se détacher à plusieurs reprises, jusqu’au moment où cette ombre deviendra elle-même passion. Comme si les corps d'avant le salut se changeaient en ombres et les ombres attendaient les corps retrouvés de la résurrection, initiant le renversement des valeurs que propose le christianisme.

 

 

Plus le corps de Polyeucte approche du sacrifice final, plus ses contours sont de plus en plus nets. Au fur et à mesure que Pauline et son père, Félix, se disent chrétiens, en corps et en verbe, leur allure physique devient diaphane. Dans les récits des martyrs de l’époque, il est fréquent que les persécuteurs païens, troublés par le courage de leurs victimes, se convertissent. Félix le dit à Sévère : « J’en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien. »

Rentrer dans son propre néant, tâcher de le vivre, permet à Polyeucte d’apprendre à se connaître. D'apprendre à reconnaître en lui une volonté dirigée vers l’absolu. De sorte qu'il assume la démystification de la fausse « police morale » des idoles, « monstres impuissants » que nous pouvons rencontrer partout. Vivre est la geste héroïque de celui qui se trouve lui-même en recherche d’un amour sublimé.

 

 

La foi fonde une vie intérieure, comme l'a bien vu Rilke dans les Lettres à un jeune poète : « Car, en vérité, la grandeur des dieux, elle aussi, tient à leur dénouement : à ceci que quel que soit l’abri qu’on leur réserve, ils ne sont nulle part en sûreté, sauf dans notre cœur. » L’âme héroïque de Polyeucte prend en effet sa source dans le cantique « des sources délicieuses » (Cantique des cantiques)  : « Et quelle paix pourrait-on conclure pour celui qui, en dedans, subit l’assaut de son dieu ? »

 

Polyeucte se jouait au Théâtre de l'Épée de bois jusqu'au 2 juillet 2017.

Le site du metteur en scène.