Bipolaire ou maniaco-dépressif ?
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Les psychiatres du Journal Français de Psychiatrie alarment sur le caractère trompeur d’une évaluation de la dépression qui, trop superficielle, s’en tiendrait uniquement aux symptômes dépressifs visibles, comme l’humeur. Dans l’éditorial de ce numéro 42, intitulé Psychose maniaco-dépressive ou troubles bipolaires ? , Jean-Marc Faucher parle de la « décorrélation fréquente entre mélancolie et degré de dépression ». Cela signifie qu’un patient peut très bien avoir un comportement normal, n’avoir pas l’air déprimé, tout en étant complètement désespéré et au bord du suicide. Il est en fait « mélancolique », ce terme étant utilisé dans un contexte psychiatrique pour désigner, non un vague sentiment, mais une atteinte profonde de la personne, qui se déconsidère très gravement. « Il est bien connu (…), poursuit l’éditorialiste, qu’un suicide peut survenir dans le contexte de ce qu’on appelle une queue de mélancolie, alors qu’aucun signe dépressif ne peut plus être relevé. (…) Il est possible (…) d’être leurré par un mélancolique non déprimé (…) ».
L’intérêt du numéro est de discuter l’utilisation du diagnostic de « troubles bipolaires » et montrer en quoi il peut mener à des impasses. Ce diagnostic est fondé sur une évaluation dite objective, qui se fait selon ce qui se voit ou ce qui peut se dire, et manque à tenir compte de ce qui ne se voit pas, de ce qui ne se dit pas, de ce qui est dissimulé, sciemment ou non. Par ailleurs, ce qui est évalué dans les troubles bipolaires, c’est une humeur, qui aurait le mauvais goût de passer un peu trop violemment du « up » maniaque au « down » dépressif. Or le suicide n’est pas seulement une question d’humeur, fût-elle très mauvaise. C’est aussi une question de détermination. Le JFP, en bon journal de psychiatrie, se penche cependant ici sur le suicide, non en tant que décision de l’être, mais en tant qu’il serait parfois inspiré par la maladie mentale ; la psychose maniaco-dépressive (PMD). Ceci aboutirait à ce que l’être en question pense tout bas qu’il n’est rien, qu’un déchet de l’humanité, ce qui l’acculerait à se supprimer. Selon l’expression consacrée, il délirerait alors « à bas bruit ».
Pourtant le numéro, sans aller jusqu’à afficher une nette volonté de collaboration entre les tenants de la PMD et les tenants de la bipolarité, ne se résume pas à un affrontement entre spécialistes. Jean-François Allilaire souligne que la notion de bipolarité qui a en grande partie remplacé le diagnostic de psychose maniaco-dépressive, a concouru à la déstigmatisation des troubles en question, permis d’«ouvrir la page de nouvelles recherches » et de faire des recommandations thérapeutiques plus affinées. Pour Allilaire, un système diagnostic ne doit jamais être figé ; il doit être évolutif. On peut être sensible à l’idée. Qui ne désigne pas le nouveau diagnostic comme nécessairement meilleur que le précédent, mais rappelle à notre bon souvenir qu’à force d’utiliser toujours les mêmes mots, la pensée finit par se scléroser.
Du côté des médicaments, Sébastien Gard explique qu’il n’y a à ce jour aucun traitement « spécifique » des troubles bipolaires qui soit issu de la science pharmaceutique. Tous les médicaments qui sont efficaces pour traiter les bipolaires (anticonvulsivants et antipsychotiques) ont été découverts comme ayant un effet sur le trouble bipolaire par sérendipité (par hasard). Quant au lithium, présent dans notre environnement, il n’est pas issu non plus de la « science pharmaceutique ». Non brevetable, il pourrait être plus utile mais ne bénéficie d’aucune publicité.
Clément Fromentin, racontant l’histoire de Gérard de Nerval, explique que le diagnostic de psychose maniaco-dépressive qui a été porté sur lui et révélé d’une manière finalement assassine, a gravement entamé sa crédibilité. Ceci nous rappelant qu’il n’est pas non plus anodin de se désigner comme bipolaire… ou c’est anodin un jour et nettement moins le lendemain. L’observation en est commune et le risque pris par les gens qui font leur « coming out » en la matière demeure significatif, même s’il est moins stigmatisant de se dire bipolaire que de se dire maniaco-dépressif. Cependant, que savons-nous du vécu qu’aurait pu avoir Nerval sans cette désignation ? Peut-être n’aurait-il pas été moins malheureux. Car le diagnostic, douloureux, qui désigne la maladie mentale, a pour effet de limiter certains sujets qui justement, tendaient à ne concevoir aucune limite. Bien que douloureuse, cette limitation peut être salutaire.
Au milieu de l’ouvrage trône un entretien avec le fameux Marcel Czermak (interrogé par Stéphanie Herrgott et Thierry Jean), dont le franc parler est succulent. Nous vous livrons ici quelques morceaux choisis, où Czermak livre crûment ce qu’il en est de la difficulté de reconnaître la psychose chez des gens qui, pendant de longs intervalles, se comportent tout à fait normalement. On peut également lire dans ce qu’il dit que la psychose de l’autre est quelque chose qui peut vous rendre fou (ou idiot !) :
« Des fois on se demande, comme toujours dans la psychose, si on n’a pas rêvé. Puisque dans les intervalles dits libres, est-ce que cela ne serait pas une névrose ? »
« Outre la variété des formes, c’est toujours plus facile de savoir pourquoi quelque chose se déclenche que de savoir pourquoi ça s’arrange. Il y de ces cas qui se déclenchent, ça peut durer quelques instants, quelques heures, quelques jours et ça se referme. On se demande si on n’est pas tombé sur la tête, si on n’a pas complètement déconné. »
« Nombre d’analystes n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la psychiatrie. Ces cas-là [psychiatriques] n’atterrissent pas chez un analyste, ou si cela se déclenche dans le bureau d’un analyste, ils appellent SOS psychiatrie ou je ne sais quoi. »
On voit mal ce qu’ils pourraient faire d’autre… Mais enfin dans les faits, rectifions quand même quelque peu, les gens qui ont fréquenté les services de psychiatrie consultent aussi en libéral. Et heureusement, vu le peu de moyens alloués aux hôpitaux psychiatriques. Il est cependant vrai que certains analystes, au nom de ce qu’ils sont analystes, s’expriment parfois sur des pathologies auxquelles ils ne connaissent rien… Czermak a le mérite d’adresser le compliment sans détour à son compère Paul-Laurent Assoun… ce qui est carrément truculent.
En tous cas, l’entretien avec Czermak vaut le détour.
Geneviève Nusinovici signe quant à elle un article assez impressionnant autour d’une question très concrète : Quel type d’interprétation la psychose requiert-elle ? Mentionnant que Lacan, pour la névrose, pratiquait une interprétation énigmatique, Nusinovici pense qu’avec un patient psychotique, il s’agit d’autre chose. Il s’agit de refaire du sens et de séparer le patient de l’objet déchet qui l’encombre. De mettre de la distance entre lui et cet objet auquel il tend à s’identifier. « Vous n’êtes pas ce déchet ! », dit-elle en substance, ce qui semble (parfois) maintenir ses patients en vie. L’article est intéressant. En même temps, le lire ne se fait pas sans procurer un certain frisson glacial à celui qui se demande pourquoi il paraît si difficile de dire ou faire entendre à un psychotique ces mots simples et rassurants qui le ramènent dans notre communauté.
Largement plus glaçant encore est l’article de Michel Dubec sur la mélancolie meurtrière (de Louis Althusser et Jean-Claude Roman), qui entame la clôture du journal comme pour mieux nous avertir qu’il s’agit de prendre très au sérieux la mélancolie possiblement cachée derrière une dépression ou une bipolarité modérées.
Véronique Truong, avocate, évoque pour finir, avec finesse, des questions juridiques.
Mais le contributeur de la revue qui prend peut-être le plus de hauteur sur l’approche du psychisme en termes d’humeurs à laquelle le DSM nous convie, est sans doute Corentin Bourdeaux. Philosophe, il se demande si prendre acte de ce que les gens disent de leur ressenti, de leurs émotions, ou pensent d’eux-mêmes, suffit à cerner leur état mental. Il nous invite en les termes suivants à remettre en question l’auto-observation censée fonder le diagnostic :
« La valeur que l’on prête à cette image de l’auto-observation (et, plus généralement, au rapport des individus à leur vie émotionnelle) doit fonder la validité du diagnostic psychiatrique et la légitimité de nos systèmes de classification [des maladies mentales]. Mais cette auto-observation est douteuse (…). »
Indéniablement, les approches en termes de bipolarité favorisent l’auto-observation : le patient doit surveiller lui-même ses humeurs, en prendre conscience. Elles favorisent même l’auto-questionnaire. Quand Bourdeaux questionne la valeur de l’image de l’auto-observation, il signifie que le clinicien qui fonctionne dans ce registre n’écoute pas ce qu’un patient a à dire, ce qui serait une observation, mais ce qu’un patient qui s’est observé lui transmet de cette auto-observation. Cette auto-observation étant dans de nombreux cas calquée sur ce qui se dit ou ce qu’on peut lire sur le trouble bipolaire, quelle est en effet sa valeur ?
Au total, ce numéro de la revue est bien équilibré, entre les psychiatres qui soulignent l’intérêt de ne pas abandonner les théorisations sur la psychose maniaco-dépressive pour comprendre les pathologies graves, ceux qui reconnaissent l’intérêt de la catégorie « troubles bipolaires » et ceux qui en perçoivent les limites. Dans un contexte où tout le monde semble avoir quelque chose à dire sur la très populaire bipolarité, le numéro est intéressant parce que s’y expriment des psychiatres qui parlent des bipolaires ou maniaco-dépressifs qu’ils rencontrent quotidiennement et des classifications qu’ils utilisent tout aussi souvent. On peut cependant regretter que le propos tende parfois à s’enferrer dans la nosographie et son histoire, ce qui ne présente pas forcément un très grand intérêt.
Notons pour finir le caractère pluridisciplinaire de la revue, qui est également intéressant. Il ne relève pas simplement de la pétition de principes : à côté de psychiatres de différentes obédiences (et quelques psychanalystes), sont convoqués des philosophes comme Corentin Bourdeaux, Jean Daive, un écrivain qui parle d’Aby Warburg , Miriem Meghaizerou, professeur de lettres qui parle de L’étranger de Camus, et l’avocate Véronique Truong