Le psychiatre italien Danilo Cargnello prolonge de façon souvent inattendue les analyses produites par l'analyse existentielle de Binswanger.
C'est le musicologue et esthéticien Laurent Feneyrou qui a traduit le premier chapitre de Alterità e alienità, ouvrage rédigé par Danilo Cargnello, psychiatre phénoménologue italien né en 1911 et mort en 1998. Publié en 1966, l'ouvrage a été remanié et enrichi en 1977. Le traducteur fait part, dans l'introduction, des modalités de réception de l'oeuvre de Freud parmi les psychiatres italiens, et signale que le psychanalyste Cesare Luigi Musatti (1897-1989) a introduit Cargnello à la psychanalyse freudienne. On peut considérer que deux autres psychanalystes, Edoardo Gemmelli (1878-1959) et Giorgio Zunini (1903-1977), constituent l'une des sources des Formes fondamentales de la présence humaine chez Binswanger, titre français du chapitre précité. Par ailleurs, si l'Italie intégra avec retard la découverte de Freud ainsi que la psychiatrie phénoménologique, l'on doit cependant à Giovanni Enrico Morselli (1900-1943) la nécessité d'"écouter" la productivité morbide, de "faire l'expérience" de la schizophrénie. L'oeuvre tardive du psychiatre italien Barison - inspirée de la philosophie de Heidegger et de l'herméneutique de Gadamer - consacre cette tendance : il s'agit de mettre en relief un mode d'être inédit, celui faisant coexister patient et médecin, et qui n'est pas sans rappeler le modus amoris de Binswanger analysé ici par Cargnello. La phénoménologie psychiatrique de Binswanger, d'après Barison, réintroduit un "cercle herméneutique" : le dia-logique s'enracine dans le silence de la rencontre. Il s'agit donc de restituer aux malades leur subjectivité, leur histoire "perdue", et, dans le même temps, de prendre appui sur le "sentiment d'existence corporée", c'est-à-dire sur un corps situé entre Körper, corps en soi, et Leib, corps pour moi. Basaglia (1924-1980), enfin, dans sa critique de l'institution asilaire, insiste sur la nouvelle tâche du psychiatre : comprendre le symptôme dans le "monde du contact".
L'oeuvre de Danilo Cargnello
Le traducteur présente également l'oeuvre de D. Cargnello, psychiatre éminent peu connu des lecteurs français, connaisseur de la pensée allemande, et qui a fait découvrir la Daseinanalyse (analyse existentielle) de Binswanger en Italie. Parmi les nombreux articles et ouvrages de Cargnello figure un livre (le dernier) portant sur le cas d'Ernst Wagner, instituteur qui tua toute sa famille et qui, interné, devint le patient de Robert Graupp (1870-1953). Discutant du délire d'Ernst Wagner, Cargnello pointe la nécessité de comprendre le style de ce patient en dehors de toute volonté classificatoire et nosographique. Signalons que le psychanalyste lacanien Jean Allouch (article en ligne sous l'intitulé Intolérable, "Tu es ceci") voit dans l'"utilisation" de la compréhension - dans l'attelage Wagner/Graupp - une source de confusion pour l'interprétation. Ce sont les "relations" de compréhension qui, dans la cure analytique, sont essentielles, non la "compréhension" comme modalité épistémologique. Mais un psychiatre phénoménologue comme Cargnello ne peut que prolonger les analyses de Binswanger et intégrer les postulats fondateurs de la Daseinanalyse. Dans un article intitulé "Du naturalisme psychanalytique à la phénoménologie anthropologique de la Daseinanalyse. De Freud à Binswanger", il commente l'opposition entre déduction (freudienne) et compréhension (phénoménologique). Mais l'insistance de Cargnello porte surtout sur la "métaphysique de l'amour", fondatrice, in fine, de l'anthropologie psychiatrique de Binswanger. Si Binswanger reconnaît ne pas suivre fidèlement l'analyse du souci chez Heidegger, il dit néanmoins chercher à comprendre la dimension ontologique de l'amour (et pas seulement pré-ontologique). Malgré les réserves extrêmes de Heidegger sur l'importation théorique du concept de Sorge (souci) par Binswanger, ce dernier ne fait pas l'impasse sur l'être du souci, mais le distingue sans ambiguïté de l'être de l'amour. La divergence notoire entre Heidegger et Binswanger tient en définitive à l'importance du phénomène de "nostréité" dans la pensée de Binswanger. La "nostréité" exprime à ses yeux une communio constitutive du soi, problématique étrangère, sous cette forme, à Heidegger. Dans Les formes fondamentales de la présence humaine chez Binswanger, Cargnello insiste sur la modalité "inarticulée" du modus amoris, mais force est de constater que Binswanger affirme à de nombreuses reprises la "scientificité" de sa démarche, en particulier lorsqu'il évoque l'influence de Husserl dans la détermination de ses propres concepts. Enfin, si l'on sait que la rencontre avec Heidegger fut déterminante pour Binswanger, l'on oublie parfois qu'elle l'incita à s'interroger sur les liens entre psychopathologie et formes langagières.
Trois concepts clés dans Les formes fondamentales de la présence humaine chez Binswanger : dualité, pluralité, singularité
Dualité
Le texte même de Cargnello analyse le mode d'être ensemble dans l'amour, ou encore le modus amoris. Ni passionnel, ni religieux, ce mode de l'amour n'a rien à voir avec une humeur (Stimmung) ni avec le moindre état mystique. Il ne se confond pas non plus avec l'em-pathie (Einfühlung), ni avec la sym-pathie (Scheler) ou la "fusion affective". Cette manière de "sentir" ne s'oppose en rien à l'invariabilité de données "factuelles" (phénoménologico-anthropologiques) révélant l'essence du "nous-deux". Le modus amoris n'est réductible à aucun trait spécifique, c'est un mode de coexistence global, conciliant de multiples antinomies : la spatialité, dans l'amour, est sans rapport avec le proche et le lointain, et s'oppose précisément au souci, dont la spatialité est limitée, déterminée, finie et épuisable, confrontée à l'être-pour-la-mort (Heidegger). L'amour, a contrario, échappe à la temporalité, ne se soumet pas aux exigences de la res extensa cartésienne (statique). Pour autant, sa croissance et son dynamisme intrinsèques n'ont aucune affinité avec l'agressivité et l'impérialisme affectif, avec l'omnipotence de la force et de la puissance. Cargnello pourrait donner l'impression de distiller des "banalités", si l'on ne gardait à l'esprit qu'il se fonde sur la structure de la dualité, au-delà de toute "psychologisation" du phénomène. Il s'inspire ouvertement de Heidegger dans les développements ayant trait à la "sollicitude devançante", forme de "palpation des choses" comprise sur le mode ustensilaire (Zuhandenheit, "à portée de main" et/ou "sous la main") comme sur le mode de la "pure présence" (Vorhandenheit). Pour exprimer le modus amoris, Cargnello insiste sur l'absence de présupposés que comporte la langue de l'amour, langue immédiate et assertive, strictement sui generis, pauvre sémantiquement, et opposée, là encore, au langage du monde du souci. Si le dialogue de l'amour, dans sa dimension phatique, pour citer Jakobson, est répétitif, c'est qu'il implique simplement que "c'est toi" qui le prononce : "En conséquence, toute discursivité, toute dialectique, toute logique ... sont impuissantes à expliquer, mais aussi à comprendre, le monde dont nous parlons" . Cargnello reconduit le même type d'analyse à propos de l'amitié : la participation n'est pas un acte unilatéral mais une façon de se constituer dans le destin de l'autre.
Pluralité ("la prise de quelqu'un pour quelque chose par quelque part")
La forme plurielle d'existence évoquée à présent par Cargnello se réfère à Binswanger et à Heidegger tout ensemble. L'analyse porte sur le verbe "saisir" et sur le statut de la "main" dans la philosophie de Heidegger : saisir veut dire se rapporter à une situation déterminée du monde de l'intérêt, mais signifie, également, comprendre. Or la pluralité apparaît plus spécifiquement dans le "se" saisir, c'est-à-dire dans la multiplication des rôles imposés par la vie "mondaine", rôles limitant notre situation existentielle. La finalité de la "main", Heidegger y insistait, n'est pas purement ustensilaire, mais aussi éthique. Saisir le monde est un mouvement nécessairement pluriel, le mouvement en question se réalisant d'ailleurs sous forme d'approche, dans un espace pathiquement orienté. La "prise" inter-humaine ouvre ainsi à des possibilités infinies de "maniement", possibilités reflétées dans le langage lui-même. Dans ce monde pluriel, la perception de la "présence" humaine n'est jamais proprement sensorielle : ce que l'on saisit, ce sont des significations qui renvoient toujours à d'autres significations. Mais Cargnello n'invoque-t-il pas un "point de capiton" (Lacan) lorsqu'il affirme, dans la filiation de Binswanger, que la nomination participe de cette "prise", autrement dit permet de tenir à distance certains excès ? "Par notre nom, non seulement la société nous désigne anagraphiquement, mais elle nous tient aussi ..." . La pluralité est non seulement spécifique du monde inter-humain et de ses rituels sociaux, mais son principe "informant" est la discursivité. Si la phénoménologie psychiatrique fait état de la résonance des mots, elle use également de leur "capacité" à engager la responsabilité de l'individu, à le "prendre au mot" (juridiquement, moralement etc.)
Singularité
Que faut-il entendre à présent par singularité ? S'agit-il de se saisir soi-même, soit comme être-ensemble-avec-soi-même, soit comme être-avec-quelque chose de soi-même ? S'agit-il d'un mode à part, irréductible aux précédents, et l'amour de soi peut-il se confondre, in fine, avec l'amour de Dieu (de Saint-Augustin à Maître Eckhard, Pascal etc.) ? Mais si Binswanger semble proche de l'adhaerere Deo, il ne fait pas de l'amour de Dieu l'équivalent de l'amour de soi. Pour "se" saisir soi-même, en effet, il est nécessaire de s'opposer à son monde intérieur, de "discourir" avec soi-même. Dans ce face-à-face avec soi-même, souligne Cargnello, l'ipséité devient son propre objet. Mais jusqu'à quel point ? Dans le rapport à moi-même, je ne peux que "marquer le pas", parce que je suis privé de la relation à un autre socius : tourner autour de soi engendre inquiétude et conflit intérieur. Contrairement à Binswanger, Cargnello ne met pas au crédit d'une phénoménologie de la chair la possibilité de "relier" à l'autre et au monde. La singularité, à son extrême limite, peut conduire à la perte du sentiment d'existence, à un état de complète déshérence, au constat qu'il ne reste plus qu'à "survivre" et non pas, à "exister". Le risque est de se diluer dans des formes non discursives du langage, de sombrer dans une forme d'"obscurité", dans le "problème irrésoluble de son pourquoi". Il est vrai que s'atteindre soi-même est une expérience impossible, sachant, comme le signale Binswanger, que saisir la vérité de soi-même, c'est tendre vers son propre fondement sans jamais pouvoir le saisir : dimension asymptotique présente dans la Daseinanalyse de Binswanger et que Cargnello, par des voies diverses, fait resurgir et théorise de façon inédite