La dégradation de la qualité de l'emploi ne finit-elle pas par nuire à la productivité ?

Philippe Askenazy et Christine Ehrel ont accepté de répondre à nos questions à propos du livre qu'ils ont publié ce printemps, dont l'actualité ne devrait pas se démentir...

Philippe Askenazy

Nonfiction : Vous cherchez à apporter dans ce petit livre une explication du ralentissement des gains de productivité. Pourriez-vous expliquer à la fois pourquoi ceci est important et comment procéder dans cette recherche ?

Philippe Askenazy, Christine Erhel : C’est une question importante parce qu’un ralentissement durable de la productivité du travail au-delà des traditionnels cycles de productivité diminuerait les recettes fiscales et sociales et aurait des conséquences sur l’équilibre financier des systèmes de retraite ou de santé, et donc sur leur soutenabilité à moyen terme. Ceci impliquerait alors une réflexion plus fondamentale sur notre modèle social et son financement.

En termes de méthode, notre choix a été de combiner des éléments macroéconomiques sur les tendances de la productivité, de l’emploi, etc., et des approches sur données d’entreprise qui permettent de tester plus directement des hypothèses sur les facteurs expliquant les tendances de la productivité.

Christine Erhel

Le ralentissement des gains de productivité depuis la crise de 2008 s’explique pour partie par le sous-ajustement de l’emploi à la baisse de la demande, mais ce phénomène, que l’on identifie comme le « cycle de productivité », n’explique pas tout, dites-vous. Comment arrivez-vous à cette conclusion ?

Il y a deux aspects : le sous ajustement va au-delà du phénomène classique de « cycle de productivité » (ce que l’on identifie en comparant la récession récente avec les précédentes). Et par ailleurs il ne permet pas de rendre compte de l’ampleur du ralentissement (dont il n’explique qu’une partie), on recherche ensuite d’autres facteurs relatifs aux conditions d’emploi, dans un contexte de transformations profondes du marché du travail (ce qui n’exclut pas bien sûr que joue aussi un ralentissement du progrès technique).

 

Vous montrez que la dégradation de la qualité de l’emploi se présente comme une explication plausible de ce ralentissement, s’agissant de la France en particulier. Comment arrivez-vous à ce résultat ? D’autres facteurs pourraient-ils encore l’expliquer, comme par exemple un effet qui pourrait être de plus en plus pénalisant : le sous-investissement dans l’éducation et la recherche que vous pointez par ailleurs ?

Du point de vue théorique et dans la littérature économique la qualité de l’emploi peut influencer la motivation des travailleurs (et donc leur productivité), mais aussi la capacité des entreprises à innover. La qualité de l’emploi est mutidimensionnelle, elle inclut notamment le type de contrat, la sécurité de l’emploi, l’accès à la formation, les conditions de travail… et bien sûr les salaires et rémunérations. Du point de vue empirique, nous avons testé dans l’ouvrage     sur lequel s’appuie l’opuscule des hypothèses portant principalement sur les conséquences du développement des emplois atypiques sur la productivité au niveau entreprise. Les résultats orientent vers l’idée d’un changement dans l’usage des contrats courts dans les entreprises, qui semblent correspondre davantage à une logique d’optimisation financière plutôt que d’efficience productive.

Ces hypothèses sur la qualité de l’emploi ne se substituent pas aux autres facteurs que vous évoquez (sous-investissement dans l’éducation et la recherche), sachant qu’ils peuvent aussi se renforcer mutuellement (la qualité de l’emploi est également influencée par la formation initiale et l’accès à la formation continue).

 

Vous en tirez pour finir des préconisations en matière de politiques économiques, suggérant de tourner le dos à la flexibilisation du marché du travail pour miser au contraire sur la qualité de l’emploi, sa mesure, la place qui lui serait faite aux différents niveaux de décisions économiques et le renforcement des droits des travailleurs en la matière. Pourquoi le débat sur ce sujet a-t-il autant de difficulté à se tenir selon vous ?

C’est une question qui dépasse largement le cadre de notre opuscule, et qui renvoie à plusieurs facteurs : place du paradigme néo-classique dans l’analyse économique ; poids de certains acteurs à l’échelon national et international (organisations patronales, organisations internationales – OCDE, Commission Européenne – très favorables à la flexibilisation du marché du travail, etc.) ; facteurs politiques…

Pour être plus positif, la thématique de la qualité de l’emploi n’est pas totalement absente, y compris à l’échelon international (cf. les travaux du BIT, les indicateurs développés par l’OCDE et la Commission Européenne…), mais elle n’est pas centrale

 

A lire aussi sur Nonfiction :

- Philippe Askenazy, Christine Erhel, Qualité de l’emploi et productivité, par Jean Bastien.