Une exploration large et généreuse de l'oeuvre de Kant au fil directeur de son concept de monde dont on découvrira finement mêlées l'équivoque et la richesse.
Une exploration large et généreuse de l’univers kantien"Une lecture forte et vivifiante" ; ainsi se termine, à très juste titre, la présentation, en quatrième de couverture, de cette reprise aux Editions CNRS de la thèse de doctorat de Michaël Foessel. Loin de rendre compte de la réelle qualité de ce livre, cette métaphore n’en recouvre pas moins l’un de ses aspects les plus attrayants : l’étendue de la perspective qu’il ouvre sur la philosophie kantienne.
Le thème choisi, le monde, est fortement ancré dans la tradition phénoménologique, l’ouvrage s’inscrivant ainsi au fil directeur de Husserl, Fink, et Heidegger, dans un vaste courant de lectures phénoménologiques de Kant. Le criticisme n’est-il pas condamné, par son refus de considérer le transcendantal comme lieu de la constitution du monde, et par son obstination à prendre l’objectivité comme seul fil directeur de la nouvelle philosophie, à rester étranger au phénomène du monde ? Que le monde reste le grand impensé du kantisme, tel est le constat sur lequel s’élaborent traditionnellement les critiques qu’en fait la phénoménologie. Choisir d’analyser le thème du monde, non pas dans le but de mettre en lumière quelque nouvelle dimension de cette insuffisance du kantisme, mais afin d’éclaircir le sens du monde chez Kant, ce sens équivoque qui le rend irréductible à la philosophie critique ; ce choix généreux est à l’origine de certaines des plus grandes qualités de ce livre.
En premier lieu, la large palette de textes de Kant analysés. Une des limites des critiques phénoménologiques classiques de Kant pourrait venir de cette triste habitude de ne retenir de l’œuvre de Kant, en simplifiant à peine, que les trois Critiques, une poignée de lettres, et quelques textes des années 1770-1790. Autant dire que les fines analyses de la Théorie du Ciel, des Rêves d’un visionnaire, ou de certaines liasses de l’Opus Posthumum, auront un délicieux goût d’exotisme pour le lecteur assidu des pages "les plus critiques", comme le dit l’auteur lui-même, de la Critique de la raison pure. On y découvrira un Kant encore tout imprégné de métaphysique wolffienne et luttant contre le scepticisme, un Kant découvert sous un jour peut-être plus humain, comme dans les pages des Derniers jours de la vie de Kant de Thomas de Quincey, plus complexe : très bel hommage, en tout cas.
Deuxième qualité de cet hommage : l’ampleur de la perspective prise sur le problème du monde. La réflexion prend son point de départ dans les antinomies de la raison pure, qui correspondent, dans la partie dite "dialectique" de la Critique de la Raison Pure, au conflit où la raison se trouve avec elle-même lorsqu’elle essaie de penser l’Idée de monde. Mais la grande force de Michaël Foessel réside dans son refus constant de se limiter à la seule sphère théorique, celle de la cosmologie, spéculation métaphysique sur le monde, et d’analyser au contraire dans tous les domaines les répercussions de la conception kantienne du monde. Tous les sens possibles du "monde" sont ainsi explorés : le cosmos, le monde sensible et l’intelligible, "monde de tout le monde", la Terre, le monde comme totalité ou comme horizon, la Nature, mais aussi le meilleur des mondes, monde futur peut-être, idéal régulateur de la pratique en tout cas ; enfin, et surtout, ce même monde des idées cosmologiques se voit abordé sous l’angle de l’idéal "cosmopolitique", celui de l' "Idée d’une histoire universelle", par exemple, ou sous l’angle esthétique du sublime. Tout le monde en a pour son compte ; la perspective est, une fois encore, large et généreuse.
Surtout, la prise au sérieux du concept de monde chez Kant permet à l’auteur de déplacer ce que les phénoménologues ont généralement tendance à considérer comme une ambiguïté de la pensée kantienne du monde, vers une mise en question du concept de monde lui-même, au fil directeur de la notion d’équivoque, véritable moteur conceptuel de l’ouvrage.
"L’équivoque du monde"
"Variations kantiennes sur le thème de l’équivoque du monde." Ainsi pourrait être décrit un livre qui prendrait simplement ce concept pour fil directeur et le déclinerait sous tous les angles possibles, théorique, pratique, politique, esthétique… La limite entre une large perspective "forte et vivifiante" et un vaste catalogue s’édifiant sur un concept statique voire stérile, serait alors assez mince. Or on ne peut que saluer l’habileté avec laquelle M. Foessel parvient à se prémunir contre ce danger. Non pas que cette tendance soit absolument absente de l’ouvrage ; mais telle est la loi du genre, et il ne faut pas oublier que ce livre reste l’aboutissement d’un travail universitaire, et qu’une thèse de doctorat ne peut faire l’économie de pages qui paraîtront au non spécialiste (ou au non initié), sinon ardues, du moins trop analytiques, un peu lentes et techniques. Certes, mais on commettrait malgré tout une véritable injustice si l’on en venait à déconseiller ce livre aux non-spécialistes ; car ce texte repose sur un concept réellement puissant et profondément dynamique, et les quelques pages apparemment trop statiques sont vite noyées dans une vive impression de mouvement d’ensemble.
Au plan et mouvement généraux de l’ouvrage vient donc se superposer la déclinaison du fil directeur lui-même, le concept d’équivoque du monde. Le choix d’un tel concept dans un contexte kantien peut d’emblée susciter l’étonnement : le monde, chez Kant, est décrit comme l’objet, non d’une équivoque, mais d’une antinomie. Le concept d’équivoque n’est-il que la traduction en termes phénoménologiques de l’antinomie de la raison pure ? Il va sans dire que tel n’est pas le cas, et que c'est même en vertu de son débordement de l’antinomie que le concept d’équivoque peut suivre M. Foessel dans ses pérégrinations dans les divers domaines de la pensée humaine, théorique, pratique, esthétique, politique, tout en évoluant lui-même. Le concept central de l’ouvrage n’est jamais complaisant, mais sans cesse renouvelé et complexifié.
L’équivoque dont le monde est l’occasion, le lieu ou l’objet, se présente ainsi dès l’introduction sous une triple forme. En un premier sens, l’équivoque du monde rejoint le concept kantien d’antinomie. L’ "Antithétique de la raison pure" fournit en effet, à travers la dialectique où elle engage la raison, deux concepts opposés de monde. Selon les "thèses", ce dernier est fini ; selon les "antithèses", il est infini. Mais le scandale vient de ce que les deux parties en conflit fournissent des arguments tout aussi irréfutables au tribunal de la raison, laquelle finit par se perdre dans toute cette apparence d’apodicticité. Deux voies se présentent à elle, deux voix la persuadent et la déchirent : le danger de l’équi-voque est patent. Mais aussi bien cette équivoque devient-elle l’élément déclencheur de la réflexion critique : le danger de considérer le monde comme objet conduit à changer notre regard sur lui. Car là où la raison n’avait pas les moyens de résoudre l’antinomie en déterminant la nature du monde (comme objet), elle peut tout à fait le ramener dans ses propres limites en le considérant comme concept (ou comme Idée) sur lequel elle pourra porter un regard critique.
Une deuxième équivoque surgit alors : le sens du monde est à son tour ambigu. Les "antinomies de la raison pure" interviennent dans la Critique de la Raison Pure dans un passage charnière visant à distinguer entre Idées régulatrices et constitutives de la raison. Pourtant, M. Foessel refuse de réduire comme Kant l’ambiguïté du concept de monde au simple conflit entre ces deux sens de l’Idée. C'est dans ce dépassement de la question de l’ "Idée" du monde vers celle de son concept que la marque de la tradition phénoménologique nous semble la plus prégnante et la plus féconde. Cette seconde équivoque dévoile une confusion entre d’une part le monde compris simplement comme concept sous lequel doit être unifiée l’expérience sensible, et d’autre part, une sublimation de cette unité (unification) en totalité inconditionnée. On lira avec intérêt la très phénoménologique deuxième partie de l’ouvrage, où la question du statut des Idées cosmologiques se voit abordée sous l’angle d’un questionnement sur la nature de la donation du monde, "horizon" et "principe d’inachèvement" se substituant subtilement au sens kantien du "régulateur".
Le troisième sens de l’équivoque prolonge et généralise le second : la question du sens du monde chez Kant ne peut faire l’économie d’une véritable sémantique du monde. Celle-ci dévoile cette fois une ambiguïté inhérente à la pensée kantienne du monde résultant de la limitation de l’appareil conceptuel mis en oeuvre. Les adeptes les plus stricts de la philosophie analytique et de sa lecture de Kant ne pourront que déplorer dans cette sémantique l’absence quasi-totale de référence à cette tradition ; ils pourront néanmoins être touchés par les développements, tout au long du livre, sur les différents sens que recouvre le terme "monde" chez Kant, notamment dans des expressions comme "monde sensible" et "monde intelligible". De quel droit le même terme peut-il désigner aussi bien l’horizon sous lequel s’unifient les phénomènes (sensibles) et la totalité inconditionnée des étants intelligibles (choses en soi) ? Que dévoile du concept de monde la difficulté rencontrée par Kant à éviter cette ultime équivoque ?
Peut-être cet enfermement du kantisme dans cette troisième forme de l’équivoque s’explique-t-il par la limitation du concept critique d’antinomie. Kant n’aurait pas su voir que l’ambiguïté du monde est elle-même équivoque, se condamnant ainsi, pour sortir de l’antinomie, à donner lui-même un sens équivoque au "monde". La profondeur du livre de M. Foëssel tiendrait donc à cette problématisation d’une équivoque de l’ambiguïté du monde, équivoque au carré si l’on veut, et dont les trois sens que nous venons de signaler ne constituent qu’une première expression. N’est-ce pas en vertu de son équivoque que le concept kantien de monde est à même de recouvrir le large champ de la connaissance humaine qu’explore cet ouvrage ? L’équivoque du monde n’est-elle pas in fine la face cachée de sa richesse ?
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