Une enquête anthropologique pionnière d’une « cité en transit » qui préfigure la situation sociale de nos « banlieues ».
Au début des années 1960, une ethnologue a choisi d’observer les habitants d’une « cité en transit », une population très paupérisée, issue de milieux culturels divers, vivant en vase clos. Pourquoi rééditer cet ouvrage en 2017 ? Colette Pétonnet (1929-2012) a été l’une des pionnières à utiliser l’approche anthropologique pour étudier un groupe social au sein d’un espace semblable à ce que deviendront plus tard certaines banlieues. Bien que la classe ouvrière ait quasiment disparu, cette approche scientifique fait écho à notre présent et aux dilemmes que rencontre aujourd’hui notre société face aux bouleversements migratoires de populations en proie à la pauvreté et au regard des autres. Les « cités de transit » ont disparu mais ont été remplacées par de nouvelles formes d’habitats provisoires tout aussi problématiques.
Le cadre administratif et le groupe étudié
Les « cités de transit » ou « immeubles de transition sociale » désignent des logements provisoires attribués à des personnes occupant des chambres d’hôtel, des logements insalubres ou en péril et répondant à certaines conditions. Il s’agit donc d’une situation provisoire dans la mesure où ils sont appelés à recevoir des propositions de relogement en H.L.M s’ils n’ont pas rencontré de problème dans les logements de transition.
On note ici l’inconfort découlant d’une telle situation : un logement provisoire, la qualification « d’occupant » et non de locataire, la possibilité d’être expulsé à tout moment. Ce sentiment d’incertitude habite les occupants du groupe étudié et commande leur organisation. C’est en 1962 que les logements de la cité de la Halle ont été livrés à ce groupe. Des individus appartenant à différents groupes culturels vont donc se voir imposer de vivre ensemble dans des logements contigus dans un espace déterminé.
« Ces gens-là » est la dénomination utilisée par les fonctionnaires de cette époque pour désigner la population de cette cité : travailleurs immigrés, ouvriers, chômeurs, déclassés… Un groupe n’appartenant à aucune catégorie sociale existante et qui répond à un mode de fonctionnement particulier. Du point de vue ethno-culturel, le groupe étudié se compose d’étrangers, de « pieds-noirs », de juifs et de musulmans. Ce sont les trois derniers groupes qui sont majoritaires au sein de la cité et c’est donc principalement sur eux que porte l’enquête.
Un espace confiné
C’est au cœur de la cité de la Halle que s’est installée Colette Pétonnet pour observer ses habitants. La description très précise de celle-ci et de ses environs permet de mieux appréhender les relations que les habitants de la cité entretiennent avec l’extérieur. L’une des premières observations consternantes sur cette situation géographique est que « la cité tourne le dos au monde extérieur ». La cité se trouve à la périphérie de la ville, plus exactement à 16 kilomètres, toute démarche administrative nécessite donc une heure de marche. Le vieux-bourg où peuvent se rendre les habitants de la cité ne présente aucun intérêt puisqu’il n’existe aucun commerce tout le long du chemin pour s’y rendre. On y trouve le bureau de Poste ou l’église, des destinations pour lesquelles l’effort n’est pas toujours consenti.
L’ensemble d’immeubles que constitue la cité de la Halle a été conçu d’une telle façon que le bruit y est constant et l’intimité délicate. Les appartements sont fonctionnels, aucun espace de détente n’est donc aménagé pour ses occupants. Ces premiers éléments permettent de comprendre pourquoi les alentours de la cité sont des espaces de jeux permanents pour les enfants jusqu’à des heures tardives, avec la bénédiction des parents. C’est également ce qui explique que la cité ait un autre « visage » en période estivale car tout est prétexte à quitter son logement afin de profiter de conditions climatiques favorables.
A priori la cité de la Halle s’apparente donc à un village mais l’organisation et la perception du monde extérieur diffèrent grandement. Colette Pétonnet s’interroge à juste titre sur la similitude entre cette cité et le milieu carcéral. En effet, la situation géographique de cette cité qui l’isole de tous les lieux de loisirs et d’échanges administratifs, les petits budgets de ses habitants contraints de demeurer dans un lieu qu’ils n’ont pas choisi, etc., semblent la rapprocher de ce milieu.
L’éducation et l’école reléguées
C’est toujours avec la même rigueur scientifique que Colette Pétonnet aborde cette question et ses observations, dépourvues de toute emphase psychologique ou sentimentaliste montrent de façon percutante une population non instruite, tirée vers le bas et sans aucune ambition d’envergure pour ses enfants.
Les moyens de contraception étant méconnus de la plupart des ménages, les familles sont généralement composées de trois à quatre enfants. L’éducation n’est pas une priorité, les enfants sont livrés à eux-mêmes, les alentours de la cité constituent leur espace de jeu favori. Ils n’échappent pas pour autant aux châtiments corporels (un peu moins pour les filles). Les relations parents / enfants sont couramment ponctuées par des formes de chantage « si tu ne me donnes pas d’argent pour mes billes, je ne ferai pas les courses » par exemple. C’est le matriarcat qui domine ces ménages, un père absent étant souvent remplacé par un autre pour conserver un équilibre. Le père étant l’une des sources de revenu principales du ménage, constituée par ailleurs par les différentes allocations familiales. C’est à la mère que revient la tâche d’inculquer les notions de politesse mais elle fait souvent défaut parce que celle-ci ne les maîtrise pas elle-même. Quant à l’éducation sexuelle, elle est quasi inexistante et se limite à l’interdiction, pour les filles de tomber enceinte.
S’agissant de l’école, le constat est tout aussi sans appel : ce n’est pas un lieu d’apprentissage et d’inspiration. Le couperet tombe, l’école est faite pour apprendre à lire et à écrire, et c’est là sa seule fonction dans l’esprit des parents. Et tant que la lecture est maîtrisée, le reste n’a aucune importance car après tout, « l’école est un endroit où l’on se débarrasse obligatoirement des enfants pendant la journée » . Les conséquences sont immédiates, les enfants perçoivent ce lieu comme une contrainte et non une ouverture. Une fois la journée d’école achevée, ils rentrent en groupe et ne se mélangent pas avec les enfants de l’extérieur de la cité de la Halle. Ils n’établissent donc pas de relations sociales, l’ignorance de leurs parents est un frein à toute ambition professionnelle.
Une fois ces observations posées, les notes relatives à l’information prennent tout leur sens. Les habitants de la cité n’ont aucun intérêt pour la lecture sauf s’il y a des dessins, photos ou images. Les principales sources d’information sont la radio et la télévision.
Le rapport aux autres
L’autre, cet étranger qui ne vit pas dans la cité est automatiquement perçu comme un intrus. Chacun de ses mouvements est épié, jusqu’à l’appartement visité. Cette perception partagée par l’ensemble des habitants est exacerbée par le sentiment de rejet que leur renvoient les autorités administratives qui les ont déplacés dans cet espace ainsi que toute personne extérieure à la cité et qui considère celle-ci comme une aberration. A titre d’exemple, les enseignants de la cité refusant d’établir une relation durable avec ses habitants par racisme. Ce rejet, les habitants le ressentent, « l’exagère[nt] et l’envenime[nt] » , car ils comprennent que l’implantation d’une école au sein de la cité n’est pas voulue.
La figure de l’étranger représente différents niveaux de la société : les commerçants, ou plutôt les démarcheurs, qui ne sont jamais les mêmes à chaque visite. Aucune relation durable ne peut s’instaurer avec des vendeurs éphémères. Les représentants de l’autorité (policier, gendarme, garde champêtre, huissier de justice) et l’assistante sociale sont les deux autres niveaux. La relation de défiance est due au fait que ces différentes catégories d’individus ne viennent pas dans le but d’instaurer des rapports d’échanges mais s’inscrivent le plus souvent dans une démarche coercitive. Ces visiteurs non désirés ont un droit de regard absolu sur leur mode de vie, pénètrent dans leur domicile parfois sur ordre judiciaire. Ils vont porter un jugement de valeur, selon les habitants qui vont considérer cette intrusion comme une violation de leur vie privée par des personnes extérieures vivant dans de meilleures conditions financières qu’eux. L’étranger est donc celui qui ne dispose pas de lien de parenté avec un habitant de la cité.
Un groupe hétérogène empreint d’une certaine solidarité
La proximité des appartements, les bruits environnants et les relations de couple ont fait naitre des relations de voisinage parfois ambivalentes. Comme le souligne Colette Pétonnet, ces individus sont contraints à cohabiter sans avoir connaissance du passé des uns et des autres. Cette défiance mutuelle, les adolescents ne la connaissent pas. Ils fonctionnent par bande en fonction de leurs affinités réciproques. Parfois, des biens matériels sont mis à la disposition de la bande ou prêtés à l’un de ses membres à la suite d’une situation de crise (familiale ou économique). Si l’argent est un signe de « prestige », il peut être mis à la disposition du collectif pour pallier l’absence d’argent d’un membre. Un adolescent recherché par les services de protection de l’enfance ou des gendarmes trouvera toujours une bande pour le dissimuler et lui apporter le nécessaire. Le vol ou « chapardage » est courant et considéré comme un moyen légitime d’obtenir ce que l’extérieur leur refuse et il est accepté par les adultes.
Les relations entre adultes sont plus complexes. Chacun s’épie et n’hésite pas à dénoncer son voisin lors d’une enquête mais peut inviter ce même voisin à boire un café. Au quotidien, les faits et gestes des uns et des autres sont scrutés à la loupe, interprétés et source de bavardages. La jalousie est omniprésente, chacun comparant sa situation matérielle à celle de l’autre. Certaines familles s’estimant au-dessus des autres s’isolent du reste des occupants de la cité. Ce n’est pas pour autant que la solidarité est absente de la cité de la Halle malgré cette ambivalence quotidienne. Il faut bien lutter contre la solitude, notamment chez les femmes. Leur organisation quotidienne leur permet de s’aménager des temps d’échanges et de partages, le matin lorsque mari et enfants ont quitté le logement. Elles n’hésitent pas à se rendre chez les unes et les autres. Les courses vont également être un prétexte à des échanges pour les femmes isolées auxquelles les sorties sont interdites par les maris. Et le temps de la pause estivale favorise également des échanges qui évitent ce sentiment d’emprisonnement. Des prêts entre voisins sont consentis au gré des amitiés lorsque la survie d’un ménage est en jeu et la solidarité est unanime en cas de décès, une quête est organisée pour aider la famille touchée. Cette solidarité souligne l’ethnologue, tend davantage à s’exprimer lorsque la survie est en jeu qu’au moment des fêtes.
Cette enquête menée avec précision a su dépeindre sans fards la vie quotidienne des habitants de la cité de la Halle, un groupe social coupé de toutes relations extérieures notamment à cause de son extrême pauvreté. Un groupe refermé sur lui-même, tourmenté par le caractère provisoire d’un habitat précaire où les conditions de logement sont limitées à l’essentiel. Un groupe où les petits trafics sont une norme et l’éducation une grande absente. L’isolement géographique de cette cité en a fait une anomalie mais a également exclu ses habitants de toute possibilité de créer des relations sociales durables, aboutissant ainsi à un sentiment de rejet de part et d’autre. On note que le contexte historique est absent de cette étude alors qu’il pourrait expliquer grand nombre d’éléments observés par son auteur. Colette Pétonnet relève que si le Général de Gaulle incarne la figure incontestable de l’autorité aux yeux des habitants de la Halle, il en est autrement pour les autorités administratives, les policiers, gendarmes et garde champêtre qui sont rejetés très frontalement. En Afrique du nord, ces mêmes catégories incarnent également l’autorité de l’Etat et entretiennent des relations tumultueuses avec une partie de la population algérienne qui aspire à l’indépendance. Or, le groupe étudié est composé en majorité d’individus originaires de cette région, cet élément historique pourrait donc permettre de mieux comprendre, l’hostilité des occupants de la cité. Cette approche anthropologique majeure préfigure le travail sociologique de l’histoire des banlieues et suscite aujourd’hui encore de nombreux débats notamment sur les politique de la ville en matière de logement