Pour le Comité invisible, refuser de prêter la main à la société capitaliste impose de s'organiser et de trouver des amis.

Dix ans après L’insurrection qui vient, trois ans après A nos amis, les éditions de La Fabrique ont fait paraître fin avril un nouvel opus du Comité invisible.

Le premier établissait un sombre diagnostic de la société capitaliste et particulièrement de la société française, tout en montrant pour chacun des thèmes qu’il passait en revue (individualisme hors sol, crise des institutions, crise du travail, déshumanisation de l’habitat, crise économique, crise environnementale et enfin crise de l’Etat-nation) comment ceux-ci pouvaient nourrir une possible rébellion – le livre se référait à la crise des banlieues de 2005. Cela pour autant que les révoltés sachent se trouver (s’attacher à ce que l’on éprouve comme vrai, se constituer en communes mais aussi abolir les assemblées générales) et s’organiser (pour ne plus devoir travailler, piller, cultiver, fabriquer, former et se former, connecter entre eux des territoires, voyager, renverser, de proche en proche, tous les obstacles, saboter les réseaux d’infrastructure, fuir la visibilité, etc.).

Le deuxième ouvrage (publié simultanément en huit langues et sur quatre continents), beaucoup plus long et certainement moins percutant, visait à tirer les leçons des soulèvements qui étaient intervenus dans l’intervalle dans de nombreux pays, mais qui n’avaient nulle part débouché sur une révolution. Pour expliquer à nouveau de quoi il ne fallait rien attendre (de la crise, de la politique, en menant une analyse des transformations du pouvoir, des nouvelles technologies, de la gauche pacifiste ou radicale, etc.). Et à quoi il convenait de s’attacher au contraire si l’on voulait œuvrer en faveur de celle-ci. Soit essentiellement au développement de communautés prenant en charge leur vie matérielle et morale et n’hésitant pas à recourir à la violence au besoin contre un ordre social conçu pour l’empêcher, en cherchant à se doter pour cela notamment des connaissances techniques nécessaires.

Le troisième a déjà fait l’objet de plusieurs recensions dans la presse et trône actuellement à côté des caisses dans nombre de bonnes librairies (l’effet de l’affaire Tarnac, qui avait attiré l’attention sur le premier en 2009, n’est ainsi pas près de s’épuiser, semble-t-il). Plusieurs d’entre elles y voient curieusement un assagissement par rapport aux précédents, alors même que ce nouvel ouvrage puise son inspiration dans les actions les plus violentes, du côté des manifestants, auxquelles ont donné lieu les manifestations contre la loi travail au printemps 2016, et que la justification de la violence y reste très présente. Il se pourrait que ce soit le fait d’une confusion avec la place plus importante que prennent dans celui-ci les questions existentielles. Il s’en est encore trouvé fatalement, à gauche, pour lui reprocher son abandon de la lutte des classes et de la grève générale, mais, là aussi, c’était déjà le cas des précédents. Il est vrai que celui-ci continue de dégommer à peu près tout ce que la gauche radicale compte en France de porte-paroles, ce qui réduit forcément le nombre de ses « amis » !

Comme pour les précédents, ses auteurs pensent à toute allure, ne s’embarrassent guère de démonstration, et il n’est pas simple d’en rendre compte. Ses différents chapitres sont introduits par la reproduction photographique de slogans apposés sur les murs par les manifestants du printemps 2016. L’ouvrage plaide pour le monde vécu et la vie, et donc en faveur d’une action politique qui s’inscrit résolument dans l’instant présent – d’où son titre –, face à un fonctionnement de la société qui prend partout, de plus en plus, la forme d’un naufrage.

 

Rétablir le contact avec le réel

Les toutes premières pages sont parmi les plus impressionnantes par leur fulgurance. Critiquer ce monde est désormais vain, expliquent-elles. « Il n’y a rien à critiquer chez Donald Trump. Le pire que l’on peut dire de lui, il l’a déjà absorbé, incorporé. Il l’incarne. Il porte en sautoir les griefs que l’on a jamais cru pouvoir lui faire. Il est sa propre caricature, et il en est fier. »   . « S’en tenir à la dénonciation des discriminations, des oppressions des injustices, et attendre d’en recueillir les fruits, c’est se tromper d’époque (…) « Victime » est devenue une insulte dans tous les quartiers du monde »   Le langage est désormais totalement instrumentalisé. « Les mots ne sont plus mis en circulation qu’afin de travestir les choses. Tout navigue sous de faux pavillons. L’usurpation est devenue universelle. »   « Partout, il n’est question que de préserver ou d’étendre les intérêts. »   Le mensonge est généralisé. Il se traduit vis-à-vis de nous-mêmes « dans la façon dont nous piétinons quotidiennement nos propres perceptions »   .

A l’opposé, la vérité se définit comme « une relation sans esquive à ce qui est là »   . Elle est « pleine présence à soi et au monde, contact vital avec le réel, perception aiguë des données de l’existence »   . Cela reste très abstrait. Mais l’émeute organisée est alors immédiatement donnée en exemple comme moment de vérité, « à même de produire ce que cette société est inapte à engendrer : des liens, vivants et irréversibles (…) Dans l’émeute, il y a production et affirmation d’amitiés, configuration franche du monde, possibilités d’agir nettes, moyens à portée de main (…) Elle est suspension momentanée de la confusion »   . Surtout, elle permet de connaître ses amis. « Il faut savoir à quoi l’on tient, et s’y tenir. Quitte à se faire des ennemis. Quitte à se faire des amis. Dès que nous savons ce que nous voulons, nous ne sommes plus seuls, le monde se repeuple. Partout des alliés, des proximités et une gradation infinie d’amitiés possibles. »   . Mais est-ce vraiment le seul moyen de se trouver ?

Le monde se fragmente (les auteurs abusent sans retenue de l’italique), en tous domaines, sous la poussée d’intérêts divers et variés. « Il n’y a pas plus d’unité dans la « société » de nos jours, que dans la « science ». »   Ce qui suscite de multiples tentatives visant à en restaurer l’unité, ou tout au moins l’illusion de celle-ci, qui sont vouées toutefois, le plus souvent, à l’échec. « (…) l’hégémonie est morte et les singularités deviennent sauvages : elles portent elles-mêmes leur propre sens, qu’elles n’attendent plus d’un ordre général (…) Rien ne peut plus en remontrer à l’expérience singulière, là où elle existe »   Comme lors de la prise de la tête des manifestations (« le cortège de tête ») par un ensemble hétérogène de révoltés dans le conflit du printemps 2016   . On voit où les auteurs prennent leurs exemples.

La principale menace – de restauration d’une unité – quand il n’y a plus d’expérience commune, si l’on excepte des velléités de restauration fascisante, vient alors des grands bâtisseurs d’infrastructures et des géants de l’internet (on peut toutefois se demander si les noms de Vinci ou de Veolia qui sont ainsi jetés en pâture ne sont pas là que pour pallier l’absence d’entreprises françaises parmi les seconds), qui œuvrent désormais à recréer une telle unité à même « le réel », sous une forme matérielle ou technique qui s’impose à tous. « Une forme d’unité sans limites et sans prétentions, qui entend bâtir sous la fragmentation absolue l’ordre absolu. »   « Cette séparation voulue par la cybernétique pousse de manière non fortuite dans le sens de la constitution de chaque fragment en petite entité paranoïaque, dans le sens d’un processus de dérive des continents existentiels où l’étrangeté qui règne déjà entre individus dans cette « société » se collectivise férocement en mille petits agrégats en délire. Contre cela, il y a à sortir de chez soi, aller à la rencontre, prendre la route, travailler à la liaison conflictuelle, prudente ou heureuse entre les bouts du monde. Il y a à s’organiser. »   Cela pour donner un exemple du type de résultats et de préconisations que produisent ces analyses, avec ce qui suit immédiatement, qui peut laisser encore plus perplexe (mais s’éclairera un peu par la suite) : « S’organiser véritablement n’a jamais été autre chose que s’aimer. »   . Qui pourrait être contre cela ?

 

Destituer le monde

La politique, au sens de quête effrénée du pouvoir, imprègne, en France, comme « maladie culturelle », jusqu’aux milieux militants radicaux. Elle conduit à séparer la politique et la vie, comme on a pu le voir dans les dérives de Nuit debout, « qui a exemplairement démontré comment la « démocratie directe », l’intelligence collective », l’ « horizontalité » et l’hyperformalisme pouvaient fonctionner comme moyens de contrôle et méthode de sabotage »   , mais tous ses participants ne seront sans doute pas d’accord avec cela. Rompre avec cette pathologie, impose de donner la priorité à « tout ce qui a trait à la rencontre, au frottement ou au conflit entre formes de vie, entre régimes de perception, entre sensibilités, entre mondes (différents) »   . C’est précisément ce qui fait de ce qui s’est passé en France au printemps 2016 un conflit politique et non pas un mouvement social   , même si d’autres lectures sont sans doute possibles. « Cela se repère à ses effets, aux irréversibilités qu’il a produites, aux vies qu’il a fait bifurquer, aux désertions qu’il a déterminées, à la sensibilité commune qui s’affirme depuis lors dans toute une partie de la jeunesse, et au-delà.»   . Admettons. Et les auteurs d’enchaîner : « Ce qui vient à jour dans tout surgissement politique, c’est l’irréductible pluralité humaine, l’insubmersible hétérogénéité des façons d’être et de faire – l’impossibilité de la moindre totalisation »   . « Une force politique véritable ne peut se construire que de proche en proche et de moment en moment, et non par la simple énonciation des finalités »   Mais cela ne peut-il prendre alors justement toutes sortes de formes, y compris certaines tentatives de démocratie directe ?

La confiance dans les institutions reste en France très importante (les auteurs y voient le produit d’une durable imprégnation chrétienne). Or celles-ci nous dispensent « de risquer notre lecture singulière de la vie et des choses, de produire ensemble des formes, c’est-à-dire une intelligibilité du monde qui nous soit propre et commune »   . Les mouvements sociaux constituent alors simplement « une soupape de sécurité, (…) un instrument de gestion du social autant que de renouvellement de l’institution »   . Du coup, « La notion de destitution est nécessaire pour libérer l’imaginaire révolutionnaire de tous les vieux fantasmes constituants qui l‘entravent »   . « Là où la logique constituante vient s’écraser sur l’appareil de pouvoir dont elle prend le contrôle, une puissance destituante se préoccupe plutôt de lui échapper, de lui retirer toute prise sur elle, à mesure qu’elle gagne en prise sur le monde qu’à l’écart elle forme. Son geste propre est la sortie »    « Elle n’a donc que faire de critiquer. (…) la puissance d’impact d’une action ne réside pas dans ses effets, mais dans ce qui s’y exprime immédiatement    La notion de pouvoir destituant est un emprunt à Giorgio Agamben. S’ensuit une charge anti-institutionnaliste qui englobe à la fois l’université, la justice, la médecine, etc., avant de prendre comme exemple d’action destituante (indirecte) réussie la mobilisation qui avait conduit à l’annulation de l’université d’été du Parti socialiste qui était prévue à Nantes à l’été 2016 sous la menace des perturbations ou encore l’exemple de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. « La destitution permet de repenser ce que l’on entend par révolution »    En effet, le capital « a réduit à bien peu la part de que l’on pourrait, en ce monde, vouloir se réapproprier »   . « Le geste révolutionnaire ne consiste donc plus désormais en une simple appropriation violente de ce monde, il se dédouble. D’un côté, il y a des mondes à faire, des formes de vie à faire croître à l’écart de ce qui règne (…), et de l’autre il y a (du même geste) à attaquer, à purement détruire le monde du capital. »    Ce qui permet de justifier alors la casse lors des manifestations du printemps 2016. « Dans la destruction se construit la complicité à partir de quoi se construit ce qui fait le sens de détruire. Et vice versa. »    Comprenne qui pourra. S’agit-il ici d’autre chose que de reconnaître ses amis ?

 

Parler aux corps plus qu’à la tête

Les pages sur le travail sont à nouveau particulièrement bien venues, peut-être parce qu’il y a un certain consensus, au moins sur le constat. L’analyse prend toutefois là aussi après quelques pages un tour plus original, mais qui restreint beaucoup le champ de celle-ci. A mesure que le travail recule, le capital « engendre sa propre humanité optimisatrice »   , tandis que notre réputation, continuellement évaluée, tend à se confondre avec notre valeur économique. Du coup, nous comparons chaque instant de la vie, chaque relation effective à un ensemble de possibles équivalents qui les dévalorisent   . C’est, à nouveau, ce dont il faut sortir pour vivre, tout simplement, pour être présent au monde, affirmer sa singularité et repousser le plus loin possible les rapports hostiles et la sphère de l’argent, de la comptabilité, de la mesure, de l’évaluation   . Suivent trois pages où les auteurs s’en prennent à l’économie sociale et solidaire, qui aurait le tort selon eux « de croire aux structures dont elle se dote »   . N’est-il pas d’illusion plus grave ?

Il est logique qu’un conflit qui exprime le refus d’être gouverné, comme cela a été le cas du conflit contre la loi Travail, commence par s’en prendre à la police. Sur laquelle l’ordre régnant est toujours davantage contraint de se reposer. Au point que celle-ci, de moins en moins encline à masquer ses méthodes, puisse rêver de se muer en force autonome par rapport au gouvernement. Faire peser sur certaines interventions policières la menace que l’opération de maintien de l’ordre ne déclenche en retour un plus grand désordre, constitue un moyen efficace de la destituer, qui semble bien avoir fonctionné dans le cas de la ZAD de NDDL   . Mais également le moyen de conjuguer visibilité et diffusion de masse, qui reste indispensable a minima sauf à être politiquement inoffensif, et clandestin   .

L’expérience vécue, fondamentale, de la communauté, celle de la continuité entre des êtres et avec le monde, est obérée par une conception de la société qui n’agrège les humains, en tant qu’individus, que par ce qui les sépare : l’intérêt. Cela alors même que les réseaux sociaux ou l’émergence d’une offre de collectifs multiples et variées, mais informes, cherchent à en offrir des succédanés. Prendre le parti contraire définit alors le geste communiste, qui consiste à prendre les choses et les êtres de l’intérieur, et de commencer de réparer ce que l’époque a détruit   . La solution préconisée rejoint ainsi celle de John Holloway. L’objection que l’on peut lui faire est pour partie identique. Si l’on met l’émeute de coté, il est bien difficile de lui trouver un contenu positif concret. Les liens s’établissent en deçà et au-delà de l’échelle individuelle, comme formes   . « Toute rencontre (et l’amour en fait partie), découpe en nous un domaine propre où se mêlent indistinctement des éléments du monde, de l’autre et de soi. »   « C’est sur ce plan et là seulement que le réel, y compris le réel politique, devient lisible et fait sens (…) Aussi bien le bonheur propre à toute Commune renvoie à la plénitude des singularités, à une certaine qualité de liens, au rayonnement en son sein de chaque fragment du monde »    C’est ainsi que le communisme peut être défini comme détotalisation générale – et donc absence de finalité – , plutôt que socialisation de tout   . (…) « l’erreur (…) des léninistes, trotskystes, négristes et autres sous-politiciens (sic), c’est de croire qu’une période qui voit toutes les hégémonies brisées à terre pourrait encore admettre une hégémonie politique (alors que) la seule verticalité encore possible, c’est celle de la situation »   Et donc du débat « constant, généreux et de bonne foi »   qu’il est possible d’avoir à son sujet, mais qui a besoin pour pouvoir exister « d’une offensive du côté de la sensibilité, sur le plan des perceptions, et non du discours »   , là où il s’agit de voir c’est-à-dire de parvenir à sentir les formes qui naissent précisément de la rencontre entre une situation et une nécessité. Une distinction sans doute plus naturelle aux pratiquants, qui ont déjà jeté leurs corps dans la bataille, qu’aux lecteurs simplement curieux ou, mêmes, plus intéressés

 

Pour aller plus loin :

Arthémis Johnson, « Remercions les rédacteurs du Comité invisible de nous donner l’occasion de leur dire franchement qu’ils nous emmerdent, Maintenant, Comité invisible », Vacarme, juin 2017.

Michel Kokoreff, Joëlle Le Marec, « Livrer passage. Une lecture de « Maintenant », du Comité invisible », Contretemps, août 2017.

 

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