Entretien avec Ezio Mauro qui signe un essai à quatre mains avec Zygmunt Bauman sur la crise de la démocratie.

Dans La Valse aux adieux, Milan Kundera met en scène différents types de dissidents et analyse leur rapport au pouvoir. Ce qui effraye Sabine, peut-être la plus charmante d’entre eux, n'est pas la laideur, ni la violence exprimées par l'Etat : c'est le masque de beauté, de positivité et de consentement. Le mal exécuté par les honnêtes gens, insolemment innocents – pour reprendre les mots des « Démons » –, tristement lâches.

C'est le sujet du dialogue entre le sociologue polonais, Zygmunt Bauman, disparu en janvier 2017, et l'ancien directeur   du principal quotidien italien La Repubblica, Ezio Mauro. L'essai, sorti en Italie il y a quelques mois, est divisé en trois parties, et aborde la crise de la démocratie, de l'opinion publique et de la communication dans le monde contemporain. Ses références vont de Rifkin à Paine, de Rosanvallon à Steiner, Bobbio, Barber et Price.

Les deux intellectuels se rejoignent sur leur constat d'apathie politique, de crise de la médiation (« le medium peut aujourd'hui se passer du message » remarque Bauman), de la capacité critique, le manque de « grammaire culturelle » (Herzog), la transformation radicale et irréversible de l'homme contemporain et la nécessité d'habiter politiquement l'espace supranational, d'établir des biens communs mondiaux, de retrouver une forme de communication et d'action avec les autres, de nous interroger continuellement et radicalement.

L'analyse des formes de communication contemporaines est notamment approfondie : de la position de Nicholas Negroponte, directeur du MIT (« la connexion est un droit humain »), aux pouvoirs de surveillance et d’influence de certaines organisations (du moment que la National Security Agency peut contrôler les préférences des utilisateurs d'Internet, pourquoi y renoncerait-elle ?), aux questions éthiques que cela pose au quotidien (pourquoi ne pas publier cela ?), et aux promesses trahies par le web   .

Le dialogue, guidé par la raison des Lumières, manque peut-être un peu de nuances et de références historiques, mais il articule des questions contemporaines incontournables entre politique et sciences sociales. Le code démocratique se montre nu, dans toute sa vulnérabilité, soutenu par la même loi inscrite dans les réseaux sociaux, le principe de loterie énoncé par Borges en ouverture du livre, celui que Tristan Harris appelle « intermittent variable rewards »   .

Lors d’un passage en Italie, où, il y a quelques années, nous eûmes l'occasion de connaître Zygmunt Bauman, Ezio Mauro a eu la gentillesse de nous en dire plus sur cet essai, paru simultanément dans plusieurs pays.

 

Nonfiction : Dans quelles circonstances ce livre est-il né ?

Ezio Mauro : Il est né lors du festival de La Repubblica, appelé la Repubblica delle idee. Bauman a été invité plusieurs fois et à chaque fois cela a été un succès. A Naples, il y a quatre ans, nous avions eu une discussion sur l'opinion publique dans le théâtre du Palais Royal. La directrice éditoriale de Laterza, Anna Gialluca, l’a retranscrite et nous a envoyé le texte, en nous suggérant d’en faire un livre. Proposition que Bauman a acceptée. Nous n’avons toutefois pas travaillé à partir de ce texte. J'ai écrit les premières pages d’un autre, lui ai envoyées par courriel, il m'a répondu et quelque chose de différent est né, un texte autonome, indépendant, nouveau. Il y a bien sûr des passages concernant l'opinion publique, puisque c'est un sujet crucial de nos jours, mais notre dialogue a pris soudain une nouvelle forme, la sienne. Je dirai que c'est un dialogue sur la crise de la démocratie et sur la confiance que l’on peut avoir en cette dernière.

 

NF : Changeriez-vous aujourd’hui certains passages ou poseriez-vous d’autres questions, survenues trop tard pour être incluses dans vos échanges avec Bauman ?

EM : Je ne changerais rien. Je voudrais seulement pouvoir encore discuter avec lui. Il répondait très rapidement, était très généreux avec n’importe quel interlocuteur et à chaque fois surprenant par sa capacité à ouvrir de nouvelles voies. Si je pouvais, je commencerais avec lui un chapitre sur le terrorisme, l’Etat islamique et la démocratie attaquée…

 

NF : Le livre se referme sur un regard curieux porté sur la science contemporaine et sur les perspectives du monde à venir. Au-delà de cette lumière finale, une autre, presque nostalgique, semble tournée vers le XXe siècle...

EM : Il y a certes une nostalgie pour une démocratie plus « proche », à portée de main, vivante et capable de répondre concrètement aux interrogations du quotidien. Je pense avec obstination que ce n'est pas de la nostalgie, mais de l'espoir.

 

NF : Cet essai a eu une heureuse réception internationale. Avez-vous d’autres projets en tête ?

EM : J'ai fait un reportage pour La Repubblica qui a duré un an sur les lieux, les personnages et les événements de 1917 en Russie, l'année des deux révolutions. J'ai pu étudier, voyager, retrouver mon amour pour la Russie, grandiose et terrible, où j'ai travaillé pendant trois ans comme correspondant entre 1988 et 1990. Cela deviendra un livre publié chez Feltrinelli et qui sortira en Italie le 19 octobre 2017, mais aussi une série à la télévision en huit parties. J'ai essayé de me faire le reporter d'un événement qui s'est produit il y a cent ans : une expérience qui m'a bouleversé