La pertinence de la sociologie démontrée à travers sa capacité à décrypter et à offrir du recul sur l’actualité.

Tandis que, en juin 2015, le gouvernement du Japon invitait les universités (ou, plus explicitement, les contraint, sous peine d’être sanctionnées financièrement) à réduire ou à supprimer leurs filières en sciences humaines et sociales, jugées trop peu « utiles », en France, les attaques contre ces disciplines, et plus particulièrement la sociologie, se sont multipliées. Bien qu’il ne soit pas (encore ?) question de telles mesures, en novembre 2015, le Premier ministre Manuel Valls rejetait publiquement les « excuses sociologiques » du jihadisme, tandis qu’en avril de la même année l’ancien dirigeant de médias Philippe Val publiait un livre chargeant ce qu’il nomme le « sociologisme »   .

Ces attaques portées par des figures médiatiques et politiques ne sont pas restées sans réponse de la part des sociologues. Elles les ont amené à repréciser, individuellement ou collectivement, à destination du public, les contours de la discipline, sa spécificité, sa démarche et ses méthodes, etc. Dans un premier temps, certains ont pris la plume dans les médias, comme en témoigne notamment un texte paru dans Le Monde, signé par Frédéric Lebaron, président de l’Association française de sociologie (AFS), Fanny Jedlicki et Laurent Willemez, co-présidents de l’Association des sociologues enseignant-e-s du supérieur (ASES). Ensuite, ont suivi des livres dans lesquels les auteurs expliquent ce qui fait la spécificité et l’intérêt de cette discipline scientifique et de ses pratiques, avec des convergences, mais aussi des divergences.

Ainsi, en janvier 2016, dans Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse »   , Bernard Lahire rejette en force ces critiques, rappelant que cette science vise à comprendre et expliquer le réel, de façon objective, et non à juger ou à punir. Il propose également que la sociologie soit intégrée au programme scolaire, « dès l’école primaire »   pour « contribuer à former des citoyens qui seraient un peu plus sujets de leurs actions dans un monde social dénaturalisé, rendu un peu moins opaque, un peu moins étrange et un peu moins immaîtrisable »   .

 

"Sociographies" du présent

Dans Sociographic, paru plus tard dans l’année, en novembre, Cyril Lemieux propose un petit livre qui mêle des réflexions et explications sur ce qu’est la sociologie, une invitation à faire primer la « radicalité sociologique » sur le « corporatisme », de la vulgarisation scientifique et une mise en discussion avec un artiste. Saint-Oma, street artist français, illustre de dessins incisifs les différentes chroniques qui composent ce livre dont le génie se situe dans le fait qu’il ne se limite pas à affirmer et à expliquer en quoi la sociologie est une science utile et ayant quelque chose à dire d’intéressant sur le social, mais de le démontrer en toute simplicité à son lecteur, à l’aide de 28 exemples concrets. Ces textes courts, qui furent initialement publiés par l’auteur dans Libération et Alternatives économiques entre 2010 et 2015, ont pour objectif de « revenir sur des faits d’actualité pour proposer de les soumettre à un éclairage décalé par rapport au traitement médiatique dominant, car inspiré par ce que la sociologie nous apprend, de manière très générale, sur les comportements des humains et la logique de leur vie sociale. »   .

L’ouvrage est ainsi divisé en six chapitres, les quatre premiers proposant des « sociographies » (du quotidien, du politique, des élites et des médias), tandis que les deux derniers sont consacrés à « l’identité de la France » et à l’attitude de la sociologie « face à la violence », topique inévitable du fait des attentats terroristes qui ont marqué la France en 2015, et de la « mise sur la sellette »   de la sociologie qui a suivi.

Cyril Lemieux aborde ainsi tour à tour le dégoût généré par les odeurs des autres dans le métro, le climat, les difficultés du « président normal » François Hollande ou le salon de l’agriculture. La plupart des chroniques, qui proposent un regard sociologique sur l’actualité, mobilisent des textes (classiques ou plus récents) de la sociologie, mais aussi d’autres sciences sociales, pour donner au lecteur des pistes pour porter un regard décalé sur le réel et en accroître l’intelligibilité. L’auteur convoque Albert O. Hirschman   pour éclairer la protestation des électeurs (voice), leur loyauté (loyalty), qui ne dit rien sur leur degré de satisfaction, ou les « stratégies d’exit », des abstentionnistes notamment, ou Erving Goffman   et ses Rites d’évitement et de présentation pour expliquer que « tout le problème d’un président qui se veut « normal », est qu’il n’a jamais existé, en matière de distances sociales, de définition préalable de la normalité »   .

À l’époque des alternative facts, il importe plus que jamais que les chercheurs en sciences sociales s’expriment dans les médias pour proposer un autre regard sur le réel, sociologique, permis par « un changement d’attitude mentale, qui n’est pas facile à acquérir et qui ne peut s’obtenir complètement qu’au prix d’un effort répété et soutenu, qui passe notamment par l’apprentissage pratique de l’enquête sociologique et la maîtrise des méthodes de distanciation qu’elle implique »   . Lemieux encourage de telles prises de parole des scientifiques dans les médias, qui sont aussi une véritable opportunité pour permettre à l’écriture scientifique de renouer avec « l’esprit de clarté qui doit présider au raisonnement scientifique »   . Si cette évolution des pratiques n’est pas aisée, elle n’en est pas moins indispensable et les invitations à s’y prêter se multiplient, tout comme les conseils pratiques pour y parvenir