Un éclairage sur les raisons pour lesquelles le manque d'éthique dans le milieu des affaires américain a encore de beaux jours devant lui.

Vous souvenez-vous des scandales d’Enron et de WorldCom? Vous demandez-vous pourquoi aucune affaire semblable ne les a suivis dans la presse ? Comme le souligne "Corporate Bodies and Guilty Minds" ("Corps d’entreprises et esprits coupables") de William S. Laufer, cela résulte plutôt des stratégies d’entreprises habiles que des scrupules des dirigeants après ces tragédies économiques. Ce livre nous révèle certaines méthodes secrètes et peu scrupuleuses, justement, avec lesquelles les sociétés américaines jouent pour contrecarrer les ambitions des juges anti-corruption comme des médias - il présente également de forts arguments pour une politique plus précise en la matière.


Faute avouée est ici complètement pardonnée

William Laufer soutient que le manque d’éthique commerciale américain naît tout simplement de l'impuissance du système légal dans ce secteur, mais surtout de l’indifférence du gouvernement fédéral. Par exemple, la Commission des Echanges et des Titres (la fameuse et puissante SEC, dont l'équivalent français est l'Autorité des Marchés Financiers), chargée d’examiner, d'accuser, et de punir les entreprises fautives, les soustrait plutôt aux poursuites judiciaires lorsqu'elles offrent leur coopération pour l’investigation qui les concerne, alors qu’en théorie, aucune loi ne permet un tel échange. Autrement dit, faute avouée est ici complètement pardonnée.

Ce système incite donc certaines entreprises et leurs dirigeants à faire quelques entorses à l’éthique commerciale dont il était question plus haut. L'auteur décrit une pratique particulièrement flagrante, le green-washing (lavage vert), une technique douteuse et parfois illégale, qui se manifeste le plus souvent sous la forme de publicité mensongère : l'idée est de présenter au public une façade d’activisme environnemental tout en maintenant des pratiques nuisibles à l’environnement, et ainsi d'exploiter une bonne presse imméritée. De même, la réticence à punir les entreprises permet l’usage du reverse whistle-blowing (la dénonciation inversée), où des cadres supérieurs accusent certains de leurs subordonnés et en font des boucs émissaires, pour se protéger. Ces pratiques détestables sont une réalité même dans les plus grandes et les plus prestigieuses entreprises du pays.


Une thèse radicale

Afin de mieux comprendre ces tendances, Laufer propose une explication simple de la loi américaine. Pour lui, "aux États-Unis, nous sommes incroyablement centrés sur la loi, procéduriers" et nous maintenons "un engagement très fort en faveur du capitalisme". Là où la contrainte sociale et un simple corps de gouvernance suffiraient à d’autres pays, il n’y a que la loi qui puisse réussir aux États-Unis. Mais aujourd'hui, les tribunaux comme le gouvernement arrivent à éviter l’incrimination d’entreprises grâce à la nature délibérément vague de la responsabilité en droit des affaires. Comment établir clairement que l'activité illégale est de la responsabilité de l’entreprise (et non des employés) ? Tandis que le système juridique ignore la question, Laufer, lui, suggère que l’on peut juger une entreprise comme une personne en se fondant sur ses intentions et son "état d’esprit". Pour lui, la culture d’entreprise influençant les décisions de ses employés, elle est ainsi responsable de toute pratique illicite conduite en son nom.

Il est certes peu aisé d’envisager une entreprise, qui n'est pas une personne, comme porteuse d'intentions et auteur d'actes illicites ; l’acte fautif découle en effet du choix d’un individu qui est, au bout du compte, responsable. C'est en tous cas ce que veut la sagesse conventionnelle, qui nous prend, pour Laufer, dans un piège théorique. Car de tels points de vue sont de fait les principaux obstacles à la clarification de la loi : tout le monde veut discuter la question, mais personne n'est décidé à la régler. A l'inverse, la thèse de Laufer, très réfléchie et cohérente, est forte tout simplement parce qu’elle exige des mesures fermes et définitives.

Il est vrai que ce livre se destine à un public particulier : Laufer parle clairement au monde universitaire. J'ai été l'un de ses étudiants, et je peux témoigner que c'est un homme d'une gentillesse infinie. Son livre, en revanche, ne fonctionne ni sur le registre éducatif, ni par la séduction. Il se veut l'un des textes les plus sérieux dans le domaine de l’éthique commerciale, ce qu'il est objectivement. Avec l'approche historique du statut légal des entreprises qui est celle de Laufer, on rencontre des textes de lois et des cas pratiques particulièrement obscurs, mais ce que l'on retient, au final, c'est la qualité du travail sur la morale en entreprise et la clarté de la position de l'auteur, qui vaut beaucoup dans un domaine où l’ignorance délibérée et la réserve sont souvent la norme.



Pour finir, si vous avez suivi les scandales commerciaux du début des années 2000 et vous demandez pourquoi cette vague n'a pas continué, lisez ce livre. Si vous vous intéressez au monde de l'entreprise et à la business ethics américaine, lisez ce livre.
Et, de grâce, si vous êtes un fonctionnaire américain qui croît encore qu'en matière de droit des affaires, la complaisance est efficace, alors, de grâce, lisez ce livre.



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Crédit photo: flickr/jay d