Le dernier roman du romancier italien pose à nouveau la question de l'humanité du Christ.

C'est la question si débattue de l'humanité du Christ qui se trouve au centre du dernier roman d'Erri de Luca, La nature exposée. Le narrateur, un montagnard taciturne, sculpteur à ses heures, qui fait passer la frontière aux migrants sans accepter d'argent en retour, est chargé de restaurer le crucifix d'une église dans une petite ville portuaire. Ce n'est pas à la destruction des guerres ou au passage du temps qu'il doit remédier, mais à une transformation imposée par l'Eglise catholique après la Première Guerre Mondiale: le sexe nu de Jésus, scandaleux détail bien visible au centre de la Croix, avait été pudiquement recouvert d'un voile, contre la volonté du sculpteur. Une demi-siècle plus tard, c'est au narrateur qu'il incombe de libérer l'objet infamant de son enveloppe de pierre, ou plutôt, puisque la tâche se révèle bientôt impossible, de le recréer, révélant ainsi le sexe de Dieu sur la croix, "la nature exposée". Tandis que l'œuvre prend lentement forme, le sculpteur, vivant dans l'intimité de ce corps de marbre au point de le connaître comme le sien - cette comparaison n'est pas anodine - en vient à éprouver un bouleversement non pas religieux mais spirituel, qui vient parachever le texte d'Erri de Luca, magistrale réflexion sur la corporéité du divin, l'humanité et la miséricorde.

 

Et la Parole devint chair

Nudité et religion n'ont pas toujours fait bon ménage, on le sait. Si la Renaissance a vu fleurir les représentations de l'Enfant Jésus présentant innocemment son sexe nu au monde, plus rarement du Christ adulte et nu, le Concile de Trente, en 1542, y met en terme, comme le prêtre le rapporte au narrateur: "Tu dois savoir que dans les crucifixions, le condamné était hissé nu. Il fut un temps où l'on admettait cette représentation du supplice. Un crucifix nu en bois fut même sculpté par Michel-Ange. Après le Concile de Trente, l'Eglise se mit à recouvrir les nudités."

Passée l'effervescence joyeuse de l'immédiat après-guerre, c'est donc dans la lignée du Concile que l'évèque ordonne à un anonyme de recouvrir le point central de la statue du perizonium, du pagne de pureté, tel Daniele da Volterra, il Braghettone, habillant sur ordre du cardinal Charles Borromée les corps nus du Jugement Dernier de Michel-Ange. Mais en brisant le drapé qui ceint les reins du Christ, le narrateur libère aussi la statue de l'aura de scandale qu'elle avait après la guerre, révélant non pas un objet potentiellement érotique, mais l'humanité du crucifié -il est à cet égard révélateur que le nom du Christ n'est jamais prononcé: pour le narrateur, résolument athée, il est et reste "le crucifié", et comme tel, présente un corps meurtri par la torture, fragile, mortel. Le dos est écorché par les coups de fouet, la surface de marbre n'est pas lisse comme la croix, mais granuleuse: le condamné, exposé au vent, a la chair de poule, et le sculpteur, touchant le corps du supplicié, imagine les derniers instants, le froid qui l'a saisi :

"Une question me vient à l'esprit, à quelle hauteur se trouve Jérusalem. 'Environ 800 mètres.'
Je demande s'il neige.
'Presque tous les hivers.'

J'ai brusquement envie de connaître la température de ce vendredi de supplice, entre mars et avril. Le corps s'est réchauffé en gravissant la colline avec la charge du bois sur le dos. Puis, hissé immobile dans l'air, dans le vent, il avait froid. Les spasmes de l'agonie laissaient échapper la dernière calorie."

Surtout, signe ultime de l'humanité de Jésus, le sexe nu est en érection. On pense ici à la thèse de Leo Steinberg, selon laquelle la représentation du sexe du Christ avant le Concile de Trente n'est pas seulement le signe d'une volonté de réalisme, mais une évolution de la théologie, une mise en évidence des implications physiques de l'Incarnation:

"La mortalité que Dieu assume est liée à la sexualité, puisque c'est par la procréation que la race humaine, bien que vouée individuellement à la mort, perdure collectivement pour accomplir le plan de la rédemption. Par conséquent, professer que Dieu s'est autrefois incarné dans une nature humaine, c'est confesser que l'éternel est devenu, de manière immédiate, mortel et sexuel. Ainsi comprise, la mise en évidence du membre sexuel du Christ intervient comme garant de l'humanisation de Dieu."

Ce sexe en érection est chez Erri de Luca dénué de toute connotation sexuelle; au prêtre un peu embarassé par ce détail si visible, le narrateur explique qu'il s'agit du dernier signe de l'agonie:

"Le condamné est en train de mourir, secoué de spasmes qui culminent souvent dans une érection mécanique. C'est ainsi que la mort se déchaîne dans un corps jeune. (...) C'est la dernière volonté du sang qui en a beaucoup".  

Le Christ fait homme meurt comme un homme, nu et luttant contre l'agonie, son sexe devenant "le point culminant du supplice."   De Luca prend ici le contre-pied de l'interprétation proposée par Leo Steinberg, interprétant le membre dressé visible dans de nombreuses représentations d'Ecce Homo ou de la Résurrection comme un symbole de vie et d'au-delà ; ce raidissement ultime n'est pas une victoire sur la mort, mais en est le signe.

 

Et Dieu créa l'homme à son image

Corps bien humain, blessé dans sa chair, le crucifié de marbre est fait à l'image de ses créateurs, et les fait eux-même à son image, recréant, si l'on peut dire, une double Genèse. Les sculpteurs prennent leur propre corps pour modèle, le narrateur allant jusqu'à reproduire son propre sexe, d'abord pour le moulage, "Le soir, je me regarde nu dans la glace. J'imite la forme du corps étiré en torsion, ma nature s'incurve en suivant la tension des muscles ventraux. Je fouille dans mon sac de bouts de racine et j'en trouve un de pin cembro qui pourrait convenir. Je l'écorce, je la nettoie, je lui donne la même forme. Je prépare le moulage de plâtre", ensuite pour la sculpture elle-même: "Ma nature (...) est juste à quelques centimètres de celle que je suis en train de sculpter. Je le fais à sa ressemblance."  

Mais le corps du Christ qu'ils sont en train de sculpter les façonne également, les fait "à sa ressemblance": le premier sculpteur, tentant de recréer la tension des muscles du corps suspendu, se suspend lui-même à un poutre, faisant dans sa chair l'expérience de la Passion, se livrant physiquement à l'Imitation de Jésus-Christ :

"Le curé cite une phrase d'un traité du XVe siècle, L'imitation de Jésus- Christ : "Que me deviennent précieuses et désirables, en ton nom, toute épreuve et toute tribulation." Et il commente : "Ainsi les souffrances du crucifié deviennent un entraînement pour ascètes, des exercices refaits par admiration."

Je lui explique que, selon moi, le sculpteur s'est suspendu par les mains à une poutre pour sentir l'effet de l'étirement prolongé des abdominaux. Cette position qu'il a prise permet de comprendre la précision des muscles pectoraux de la statue. (...) Nous n'assistions pas là à une leçon d'anatomie, mais à l'expérience d'une identification physique entre sujet et auteur. Il n'a pas utilisé de modèle, il ne s'est pas dérobé à la souffrance de la position pour la copier à distance. Il voulait la connaître de l'intérieur. Il s'est persécuté plus qu'entraîné pour arriver à l'imitation suprême."

Le narrateur, lui, s'il ne reproduit pas la position du Christ en croix, éprouve le froid qui a glacé le crucifié en travaillant volontairement dans une pièce non chauffée puis, donnant forme au sexe circoncis de Jésus, éprouve lui-même, sans aucunement vouloir se convertir, le désir de se circoncire. Taillant dans le marbre pour achever l'œuvre, il s'identifie à elle au point de se projeter dans le corps qui apparaît peu à peu sous les coups du burin: "Tout en frappant, j'ai l'impression d'enlever de la matière d'une enveloppe de pierre autout de ma chair. Je sculpte pour retirer un emballage. Sous la croûte de marbre, il y a ma forme. Ces pensées m'aident à ne pas rater mon coup." Signe ultime de l'humanité du Christ, mais aussi de la filiation entre Dieu et l'homme, le narrateur se substitue peu à peu au crucifié, le transformant et se transformant jusqu'à aboutir à une parfaite image en miroir, Dieu et sa créature, le sculpteur et son œuvre.

 

Vêtir ceux qui sont nus

Mais l'aboutissement de cette réflexion devant la nudité souffrante du Christ, devant son sexe dressé dans la mort, est avant tout l'expérience de la miséricorde. En ce sens, le sexe, signe de l'humanité du crucifié, est également la marque de sa souffrance et de son humiliation. Leo Steinberg, citant le Pseudo-Bonaventure, évoque le désespoir et l'humiliation de la Vierge à la vue de son fils hissé nu sur la croix: "Saddened and shamed beyond measure when she sees Him entierly nude, (when) they did not leave Him even his loincloth, she hurries and approaches the Son, embraces Him and girds Him with the veil from her head." La figure de Marie humiliée recouvrant le sexe de son fils revient d'ailleurs plusieurs fois au XIVe et XVe siècle, soulignant la violence symbolique du déshabillage. Un corps nu est avant tout un corps sans défense, exposé à la brutalité d'autrui, et c'est pour cela qu'il suscite la compassion du sculpteur, tenté de reproduire le geste de la Vierge, non pour cacher le sexe, mais pour réchauffer le corps frigorifié.

"Il incite à vêtir le corps nu, exposé au vent. Non pour recouvrir sa nature, mais pour mettre une couverture sur ses épaules, envelopper ses pieds dans un tissu de laine. C'est un sentiment terrestre qui n'a rien à voir avec la foi, avec la dévotion pour l'image sacrée. (...) Cet élan d'affection vient directement de la nature exposée. La nudité fait vibrer les fibres les plus anciennes de la compassion. Vêtir ceux qui sont nus, est-il prescrit dans une des œuvres de la miséricorde étudiées au catéchisme."  

La compassion devant le corps nu du Christ est directement liée au sexe, partie caché de l'anatomie, non par décence -on a vu que la sexualité était absente de l'analyse- mais par précaution : "Les civilisations l'ont couverte non par pudeur, mais pour la défendre de chocs, d'agressions, de risques. C'est la plus vulnérable. La nudité du crucifié suscite la vieille pitié pour la nature sans défense. Ses mains ne peuvent pas la couvrir, ses jambes ne peuvent l'accueillir entre elles. La torture de la position crucifiée culmine dans cette position dénudée."   Ces dernières phrases s'appliquent parfaitement au crucifix de Michel-Ange conservé en l'église Santo Spirito de Florence. Le Christ en croix, nu, est représenté non pas comme un homme fait, mais comme un adolescent gracile, aux bras fins et au torse étroit. Les courbes du corps sont arrondies, presque féminines, les genoux repliés, serrés l'un contre l'autre, comme pour protéger le sexe non pas dressé, mais si fin, si petit, qu'il semble presque celui d'un enfant. Malgré le visage paisible, comme endormi, on souhaiterait réchauffer ce corps, le protéger, comme le sculpteur lorsqu'il touche le dos écorché de la statue et observe sa nudité.

Le corps du Christ évoque, au fil des pages du roman, d'autres corps sacrifiés, ceux des Juifs dans les camps, eux aussi dénudés et humiliés, "dans le désert d'Europe. Dévêtus avant d'être tués: les assassins répétaient en automates les préparatifs de la crucifixion d'un juif."   mais aussi, plus indirectement, ceux des migrants que le narrateur aide à passer la frontière, dans les montagnes, après être arrivés "transis de froid" dans le port de Naples. C'est par l'évocation des enfants que le rapprochement s'opère, les petits miséreux sculptés par Vincenzo Gemito que le narrateur découvre à Naples, dont la nudité est "un acte d'accusation", le petit réfugié errant seul dans les rues, motivé par une seule idée, celle de se rendre à "Düsseldorf", enfin, et surtout, le petit garçon endormi que le narrateur porte sur son dos dans les montagnes:

"J'ai accompagné beaucoup d'enfants, certains dans les bras de leurs pères, aggripés à leurs vestes. J'en ai porté un sur mes épaules. Il avait de la fièvre, il m'a fait pipi dans le cou : il ne s'en est pas aperçu, il dormait. Il faisait chaud et la sueur s'y est ajoutée? Mineurs, si j'avais été une seule fois aussi grand qu'ils sont mineurs, eux. Je ne suis pas un père. Sans cette expérience, je vois aux pieds des enfants en voyage les souliers des prophètes. Leurs pas annoncent le présent parmi les ogres, les uniformes, les abrutis."  

Le narrateur, montagnard solitaire, vivant en ermite dans sa chaumière, se transforme au fil des pages en un Saint Christophe moderne, portant cet enfant, dont l'urine pourrait d'ailleurs évoquer le sang du Christ coulant de sa blessure au flanc, comme le Réprouvé portait l'Enfant Jésus lourd de toutes les souffrances du monde. Le corps nu du Christ en croix, passant "de la honte d'un être humain à la pureté d'un agneau sacrifié"   est le point focal d'une méditation ô combien actuelle sur la compassion, réinterprétation laïque de l'enseignement chrétien de charité et de miséricorde

La nature exposée

Erri de Luca

Editions Du monde Entier, Gallimard

176p., 16,50 €