Dolf Oehler retrace et réinterprète les événements de juin 1848 à l’aune des écrits de grands écrivains.

Critique littéraire et chercheur en littérature française, Dolf Oehler avait produit, en 1988, un ouvrage d’une grande richesse, Le Spleen contre l’oubli, juin 1848 : Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, publié aux éditions Payot. Le livre que nous tenons entre les mains est donc une réédition avec cela de particulier que le titre met en exergue « Juin 1848 » et ajoute Marx, ce qui modifie alors la première perception du livre. Nous savons gré aux éditions La Fabrique d’avoir voulu reproduire ce « petit pavé » sous le titre : Juin 1848. Le spleen contre l’oubli. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen, Marx (2017). À l’origine, apprend-on dans l’avant-propos (précédé de la préface à l’édition française de 1996), cette étude devait être la suite chronologique de ses Pariser Bilder (1830-1848). Au fil du temps, elle est devenue, « en un certain sens, un autre volume de Pariser Bilder », dont l’objectif était de s’interroger « sur la part prise par l’expérience traumatique de l’année 1848 dans la nouvelle orientation des auteurs qui ont révolutionné la littérature romantique et fondé la modernité critique ». De là, une nouvelle manière de repenser « l’esthétique antibourgeoise ».

L’idée, et les éditions La Fabrique l’ont bien pensé, est de partir de 1848 comme point de départ pour comprendre au mieux la culture, l’histoire du XIXe siècle, en les envisageant dans une Europe plurielle et « véritable ». Si, après février 1848, tous, et en particulier les Romantiques, chantaient haut les couleurs de l’union, très vite, dès juin, ils déchantèrent et les horreurs du massacre les ont très vite submergés. Juin 1848 fut donc un moment de vérité sociale où l’on comprit enfin les rapports sociaux, ce qui engagea les intellectuel(le)s et les écrivain(e)s à repenser non seulement la société, mais aussi les liens qui se tissaient en son sein. D’après Oehler, cet événement traumatisant et traumatique – la nuance est de mise   – se reflète dans les œuvres de nombreuses et nombreux écrivain(e)s, surtout ceux qui sont cités en sous-titres : Heine dira de Juin que c’est « une folie de Dieu qui éclate au grand jour ». Mais il est évident que la liste est longue et le critique n’hésite pas à les analyser avec plus ou moins d’intérêt : des journalistes, des pamphlétaires, des écrivains de premier et de second ordre (on trouvera une liste complète à la fin du recueil dans la section bibliographie. On peut citer Sand, Dumas, Renan, Mérimée, Eugène Sue, etc.). Quoi qu’écrivent ces auteurs, le chercheur montre que leurs discours sont codés, métaphoriques ou allégorisés, tournant tous autour de « juin 1848 ».

Baudelaire et Flaubert, ceux que l’histoire littéraire a consacrés comme les « faiseurs » de la modernité littéraire en France et ceux qu’Oehler nomment « les écrivains de Quarante-huit » sont particulièrement bien mis en lumière. Le critique analyse parfaitement leur réaction épidermique face à l’événement de 48 et montre comment ils sont parvenus à l’insuffler dans leurs propres écrits. Rien de bien neuf, a priori, sous le soleil. Pourtant, et toute l’originalité réside dans cette idée, Oehler montre que, contrairement à ce qu’ont affirmé la plupart des critiques littéraires, ces écrivains ne se sont pas totalement réfugiés dans le mouvement de « l’art pour l’art », en s’éloignant de la politique et des idées sociales qui sous-tendent leur époque. Ils ne seraient pas devenus totalement « misanthropes » du jour au lendemain, fuyant la res publica ou revenant sur leurs propos passés. Bien au contraire affirme Dolf Oehler : dans les monuments littéraires, créateurs de cette modernité, ceux de Flaubert ou de Baudelaire (d’où « Le spleen contre l’oubli »), on trouve un discours assuré et ferme sur 1848. Au-delà du discours policé, la critique est sans appel et les journées de juin deviennent une « monstruosité » engendrée par la bourgeoisie. Tout devient alors juin 1848 : les mots, les tournures phrastiques, l’ironie, les pastiches… Tous sont là pour dénoncer clairement l’horreur et les bourgeois. Notons à ce sujet, les représentations de Daumier en noir et blanc au cœur de l’ouvrage : L’Émeute, ou « Belle dame, vous voulez bien accepter mon bras ? […] ».

L’étude se divise en deux parties. La première, « La crise des signes : la sémantique de Juin 1848 et sa critique par la modernité littéraire », s’abreuve aux diverses sources existantes : journaux, revues, correspondances, pamphlets et autres mémoires. L’universitaire va s’intéresser à la matière sémantique afin de déterminer ce qui était dit de et sur Juin 1848. Cette importante matière première, qui en dit long sur la vision de l’événement, sera par la suite confrontée aux écrits des écrivain(e)s pour comprendre comment ces dernier(e)s se servent de cette « sémantique de Juin 1848 », chargée de topoï surfaits et de « lieux communs ». L’étude est passionnante et sans doute novatrice à sa parution, car elle permet de voir et de mieux cerner ce dont parlent les écrivain(e)s à partir de textes pris sur le vif. Non pas étude de sources à proprement parler, mais étude des réseaux sémantiques qui nourrissent les grands textes de la littérature française de cette période, pendant et après juin 1848. La partie intitulée « Herméneutique révolution : Marx » est tout à fait passionnante. Elle traite de la manière dont Marx s’intéresse à l’événement dans « sa réplique à l’écrit du gouvernement royal du 11 mai “L’élimination de la Neue Rheinische Zeitung par la loi martialeˮ ».

Dans la seconde partie, que l’on pourrait envisager comme des études de cas, Oehler plonge dans les textes des écrivains. Dans ceux d’Hippolyte Castille, le « plus profondément oublié », « scribouillard vénal » selon Flaubert lui-même – dont une sous-partie est consacrée à Coeurderoy : « Digression : l’anarchisme satanique d’Ernest Coeurderoy » –, d’Alphonse Toussel, le « zoologue fouriériste » aux discours si allégoriques, grand « humoriste et auteur satirique », le russe Alexandre Herzen, dont « les témoignages littéraires [sont] les plus pathétiques », Baudelaire (deux chapitres lui seront consacrés en réalité, les V et VIII) et enfin Flaubert. Il envisage dans ces études de cas la manière dont les illustres écrivains s’approprient la matière sémantique pour dénoncer la victoire de l’idéologie bourgeoise. Aux antipodes de la philosophie sociale de Sartre, Oehler démontre que ces mêmes écrivains ont développé un spleen particulier, une sorte de mélancolie, qui leur permet de témoigner comme « l’oubli ». Expliquant ainsi le sous-titre de l’ouvrage, le critique permet aux lecteurs de mieux saisir la force d’un Baudelaire, ou d’un Flaubert au prisme de cette mélancolie profonde. L’étude sur Baudelaire est particulièrement stimulante, car elle ne se propose pas immédiatement d’analyser le Grand Œuvre, mais bien plutôt les textes à leurs alentours : les préfaces, les dédicaces, les notes, etc., ainsi que trois poèmes dans lesquels l’universitaire réinterprète des passages qui avaient pu paraître particulièrement difficiles à interpréter. Avec tact et sans complaisance, il y trouve des éléments qui tournent autour de la révolte de 1848. In fine, un grand nombre d’aspects de la sémantique baudelairienne serait une vive réaction à l’expérience de juin.

Quant au retour sur l’œuvre de Flaubert, L’Éducation sentimentale, il en va de même. Oehler tente – non sans une certaine difficulté herméneutique – à convaincre le lecteur d’y voir le traumatisme de juin 1848, en oubliant peut-être les ambiguïtés de l’auteur de Madame Bovary face à la société. Toute l’étude – chapitre VIII –, cependant, devrait être lue par les futur(e)s agrégatif(ive)s   qui seront interrogé(e)s sur l’œuvre.

Oehler a donc eu l’objectif de rompre avec les avis trop tranchés et malheureusement déjà bien ancrés dans la doxa (universitaire), en replaçant dans leur contexte les œuvres afin de montrer combien ces textes insinuent, usent à profusion de l’antiphrase et de l’ironie. Heine ira jusqu’à l’irrévérence antidémocratique, prise au pied de la lettre, sans recul et sans second degré. C’est la leçon du livre, aussi. Il nous invite à recontextualiser jusqu’au langage de l’époque pour mieux en saisir l’explicite et l’implicite, car toutes les ambiguïtés interprétatives proviendraient de ce manque de discernement. Finalement, chaque chapitre peut être lu par lui-même, mais il aurait été aussi intéressant de trouver, après la riche étude sur Flaubert, une conclusion synthétique qui eût remis en perspective le sens général du livre, à savoir, « Le spleen contre l’oubli. Juin 1848 ». Enfin, s’il est louable que les éditions La Fabrique aient remis en lumière cette étude, il aurait été judicieux de mettre en fin de volume un index des noms qui manque malheureusement cruellement