Il est des pièces qui frappent et qui marquent dès les premiers mots prononcés. La dernière création de François Cervantes est de celles-là.

 

Dans la pénombre, trois femmes apparaissent, en robe longue, debout, hiératiques. La poussière de craie qui imprègne leurs robes longues et baigne leurs mouvements d'une aérienne aura dessine, au fil de la pièce, leurs traces de pas sur le sol de la scène. Au début, ces traces blanches viennent du fond de la salle, dont la profondeur semble faite exprès pour nous rappeler combien les mots qui vont nous être dits viennent de loin. Loin dans le temps – songe-t-on assez que ces mythes grecs ont près de trois mille ans ? – et loin en nous.

C'est ce dialogue entre le nous, le temps et le mythe qui est au cœur de la pièce.

 

Le mythe

Les trois femmes parlent, racontent l'histoire, lentement. Une église, un nouveau mariage, une femme abandonnée, des enfants, un meurtre. On remonte dans le mythe. Un prince exilé, une quête, une rencontre, un coup de foudre, la fuite des amants, le meurtre du petit frère, le retour, l'amour, les enfants nés, aimés, tués. Comment dire l'indicible ? C'est probablement la question qui informe le texte et à laquelle l'auteur répond de plusieurs façons.

On peut le dire, d'abord, en ne le disant pas. Les noms propres ne seront en effet jamais prononcés : Médée, Jason, la Colchide, brillent par leur absence. Les mots dansent autour des noms, s'en approchant parfois, comme lorsqu'il s'agit d'évoquer ces toisons gorgées d'or, sans jamais aller jusqu'à les dire. On pense à ce beau poème de Victor Segalen sur le pouvoir de l'absence.

 

 

Dire ce meurtre maternel, c'est également ne pas en cacher l'horreur : les comédiennes butent sur l'obstacle, s'interrompent, s'évanouissent, veulent renoncer, mais continuent, recommencent, se soutenant les unes les autres. Avec une grande pudeur, une économie dans les gestes et les paroles – une main tendue vers l'autre, une caresse esquissée – qui n'en réussit que mieux à convoquer l'émotion. Toutes sont absolument excellentes, et l'on s'étonne peu de ce casting parfait lorsque François Cervantès, après la pièce, explique que ce texte a été construit avec elles, pour elles, par elles, dans une écriture collective qui résonne au cœur des mots.

 

Le temps

La pièce joue sur les rythmes. Plusieurs appels à la lenteur ponctuent le texte. Ne pas raconter trop vite, prendre le temps de dire, d'entendre. Dès le départ, les spectateurs sont pris à parti, inclus dans la pièce, lorsqu'on leur demande de ne pas juger trop vite. Lorsqu'on va voir une pièce qui affiche dès le titre le personnage de Médée, le risque est en effet de la lire à travers toutes les autres écritures du mythe. On aura en tête, en fonction de son parcours personnel, la Médée d'Euripide, de Pasolini, de Laurent Gaudé. On aura d'autres mots, d'autres images, des a-priori, des idées. On croit la connaître, tout savoir sur elle. Ne pas juger trop vite, c'est donc laisser sa chance au texte, lui laisser le temps de poser sa vision, sa lecture. Une véritable suspension du jugement – une épochè.

La Médée de Cervantès est anonyme et atemporelle. Le mythe est dès l'entrée actualisé : devant l'église, des voitures attendent, qui ancrent l'histoire dans un contemporain. Mais ce temps d'aujourd'hui est très vite brouillé. Jason devient un conquérant, partant coloniser la Colchide et piller son or, et ce terme de colonisation transforme la geste des Argonautes en expédition de conquistadors. Derrière Médée, la shaman de son peuple arrachée à sa terre et à son ciel par amour, se devinent alors les ombres de toutes ces femmes prises par les Européens, de la Malinche à Pocahontas. Mais Médée est également une exilée, une réfugiée, venue d'Orient, menacée d'expulsion lorsque Jason se remarie, et à nouveau ce terme suffit pour convoquer derrière elle les migrants d'aujourd'hui, ceux qui se noient sur nos plages ou qui coulent dans nos villes.

 

Et nous

Au milieu du texte, des souvenirs personnels, issus de la vie des comédiennes, s'intercalent, remontent à la surface, comme ces voiles de tulle qui inversement tombent de temps en temps du plafond. L'une a également quitté sa famille par amour pour un homme. L'une a prié pour le décès d'un proche. L'une a vu mourir, a senti le sang. Pour dire Médée, Cervantès choisit trois femmes, trois âges, trois couleurs – de peau et de robe –, trois religions, les trois grands monothéismes, évoqués avec une grande finesse et une évidente intelligence.

 

Catherine Germain, Hayet Darwich, Anna Carlier

 

L'écriture est magnifique, bouleversante, elle sonne juste, touche toujours. Elle parle d'amour, de choix, de douleur. Médée tue ses enfants pour blesser Jason parce qu'elle l'aime. Cette année, dans le Off d'Avignon, on dénombrait deux mises en scène de Médée-Kali, de Laurent Gaudé. 3 Médée sur 1400 spectacles, c'est peu, mais tout de même, on se demande ce que dit de nous cette présence du mythe de la mère meurtrière.

La Médée de Cervantès parle de nous. Elle est une partie de nous, un possible toujours là, une colère toujours prête. Elle est la part d'ombre, celle que, tous et toutes, nous pouvons être. Et, paradoxalement, l'aspiration à la lumière. Tout comme la Médée grecque termine son parcours en rejoignant son char solaire, la Médée de Cervantès blesse Jason « pour laisser entrer la lumière » en lui.

Lorsqu'on sort de la pièce, que l'on retrouve le soleil d'Avignon, c'est ainsi que l'on se sent.

Blessé, et illuminé.

 

La fiche de la pièce sur le site du Festival d'Avignon.

Crédits photos : Christophe Raynaud de Lage