La société multiculturelle peut-elle se rassembler dans une communauté de questionnement sur la condition humaine ? Tel est le pari d’Abdennour Bidar, philosophe, Inspecteur général de l’Education nationale, et mieux connu du grand public comme producteur de l’émission Cultures d’islam sur France Culture. Fin 2016, il a publié chez Albin Michel Quelles valeurs partager et transmettre aujourd'hui ? sur lequel il revient ici avec Hocine Rahli.

 

Nonfiction : Vous êtes philosophe, et pourtant votre ouvrage, comme l’enseignement moral et civique (EMC), se veut par certains aspects affirmatif : il s’agit de donner des conseils pratiques de vivre-ensemble. Comment prévenez-vous les éventuelles critiques qui vous tanceraient d’arbitraire, d’affirmation positive, de réponses à des questions qui devraient demeurer par essence insolubles ?

Abdennour Bidar : S’il doit s’agir ici de philosophie, il s’agira de philosophie morale, d’éthique. Mon livre concerne la qualité de relation à l’autre et à soi, en vue de devenir soit un meilleur être humain, soit plus humain. Je ne vois donc pas de frontière nette entre philosophie et spiritualité – en revanche, la spiritualité doit être distinguée de la religion, qui n’en est qu’une de ses formes canoniques ou historiques. Je parle d’aspiration spirituelle dès que j’observe un progrès d’être ou de conscience. Par conséquent, j’accepte de qualifier mon livre de philosophique, mais à condition d’aller au-delà d’un certain nombre de cloisonnements devenus ordinaires entre le philosophique et le spirituel, et au sein de la philosophie, entre le théorique et le pratique. J’aime chez le philosophe Pierre Hadot l’importance qu’il accorde au spirituel, comme art de vivre qui s’actualise dans des arts de vivre spirituels et pratiques pour gagner sa spiritualité.

En cela, je pense que les grands esprits se rencontrent. D’un côté, j’observe un attachement obsessionnel à la vérité ; de l’autre côté, j’accorde la même importance à accepter l’aléatoire, l’incertitude, etc. Sous couvert d’une mutuelle fétichisation, j’observe en tapinois une convergence. Les uns et les autres sont engagés dans une tentative de dire l’indicible, c’est-à-dire le mystère de l’être, qui s’exprime à travers l’exigence d’une vérité et dans la prise en compte de la diversité du réel, qui ne se laisse pas enfermer dans un système. Il s’agit de passer entre les mailles des filets des mots. C’est un exercice de la pensée, de la méditation, qui doit nous amener à l’humilité du silence. « Le silence est le plus grand des maîtres », disent les hindous.

Ces deux attitudes ne sont contradictoires entre elles que si on les prend au sens littéral. Car au sens philosophique, elles convergent : il n’est pas plus nécessaire pour le sage chinois que pour le sage grec de dire cela en des termes de vérité, tant ils font signe vers une subtilité des choses. Par exemple, la conception chinoise du « vide » est plus subtile que le « non-être » et le « néant ». C’est la même expérience que fait Socrate à la fin des dialogues platoniciens : l’aporétique, la progression sur un chemin qui ne mène pas à un lieu bien identifié, n’est pas un échec, mais un succès. Au contraire, la philosophie devient vaine dès lors qu’elle devient système. Même constat pour la religion. De là procède la sagesse profonde de la dénonciation de l’idolâtrie en islam : elle revient à dire qu’il ne s’agit pas de s’arrêter à un état statique de savoir.

 

Vos propos rappellent le mot célèbre de Bergson, dans La Pensée et le Mouvant : « En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. »

Oui, c’est tout à fait ça. La pensée n’est que l’en-déploiement d’une pensée originaire. De la même façon, Nietzsche disait de la pensée qu’elle n’était que la longue exsudation d’une idiosyncrasie.

 

Néanmoins, en faisant équivaloir spiritualités et philosophie, ne risquez-vous pas de nier à la philosophie une prétention plus élevée, ne serait-ce que parce qu’elle se construit sur un modèle de rationalité ? De la même manière, vous faites intervenir de nombreux philosophes, d’époques différentes. Comment pouvez-vous faire intervenir Aristote et Kant sur un même sujet, alors que Kant prétendait justement réfuter Aristote ?

La philosophie n’est pas un champ de combat, mais un champ de dialogue. Chaque discussion correspond à un jeu, un dialogue au long cours. Une grande pensée philosophique ou une grande œuvre culturelle sont l’expression d’une singularité, qui correspond à un point tout à fait particulier de l’expression de son génie. Toutes deux attestent de la confrontation entre l’effort humain pour donner forme à l’indicible. C’est ce qui fait la grandeur d’une œuvre : la monstration de la suressence d’une chose, la capacité de cette dernière à être ouverte. Quand elle à la prétention de circonscrire, elle se trompe. J’apprécie les œuvres artistiques et intellectuelles lorsqu’elles tournent autour d’un mystère, une expérience spirituelle, une expérience de croissance intérieure vers le cœur ou vers le centre – qu’au contraire la religion a hypostasié dans des figures de transcendance.

 

On dit de l’école qu’elle ne saurait être le lieu de l’idéologie, mais du savoir. Que répondriez-vous à la critique selon laquelle l’école n’est pas le lieu de la moraline ; et que toute morale, parce que positive, se trouve menacée d’arbitraire ?

Je réponds en écrivant le livre comme je l’ai écrit. J’y refuse toute vision occidentalo-centrée du monde ; au contraire, j’y montre comment les grands héritages se déploient dans un large périmètre de valeurs.

Je balaie la première critique par l’ouverture du champ des références : dans les petits traités des grandes vertus, quels qu’ils soient, il est ruineux de s’arrêter à l’occidental, c’est même impossible. C’est cette impossibilité qui m’a permis de penser la confrontation avec l’islam, au travers de ma thèse de doctorat sur Iqbal.

J’ai anticipé la seconde critique en procédant par questionnement : en effet, si nous, êtres humains, nous rassemblons, c’est justement dans une optique de questionnement. Tous autant que nous sommes, nous partageons, au-delà de nos différences, l’attitude du « penser juste », de « l’attitude juste » pour parler comme Zoroastre et les bouddhistes. Dès lors, nous pouvons, comme nous y invite Matthew Lipman, initier les élèves à la philosophie dès l’âge de 7-8 ans : le principe est alors de « constituer la classe en communauté de questionnement ».

Pour résumer, deux pistes s’ouvrent aujourd’hui face au problème du vivre-ensemble : ou bien ouvrir nos champs de références culturelles afin que chacun s’y retrouve ; ou bien nous souder au sein d’une véritable communauté d’appartenance, bien qu’il convienne d’éviter l’écueil d’une « religion républicaine ». Aussi, si ce ne sont pas les réponses qui peuvent souder, ce seront les questions, et plus précisément, le questionnement.

Le but, c’est que l’école évite le danger de ce double dogmatisme : d’une part, l’occidentalo-centrisme ; d’autre part, l’unicité de la morale. Pour prévenir ces périls, il convient d’user de la réponse fournie par la discipline philosophique : poser des questions. C’est bien pour cette raison que les professeurs de philosophie doivent s’investir en EMC. Nous avons à transmettre aux élèves l’esprit d’examen critique, aussi bien vis-à-vis de la parole professorale que de la parole religieuse. Il est donc essentiel, d’une part, de bien faire comprendre aux enfants qu’il faut distinguer deux registres de parole constitués par deux facultés différentes, l’imagination et la foi ; et d’autre part, que, quel que soit l’autorité, chacun doit cultiver un discernement de ce qu’il lui semble juste, recevable, fécond.

 

Peut-être qu’en un sens, vous redonnez ses lettres de noblesse au concept de méditation, porté au pinacle par Descartes, et qui en son siècle était synonyme de réflexion. Husserl et Hadot, dans deux styles différents, ont tenté de le dépoussiérer.

Je distingue différents types de méditation, bien que toutes consistent en des activités intérieures. La première s’exprime dans la pensée : il s’agit, par exemple, de réfléchir au sens d’une phrase, d’un texte. Platon parlait d’un « dialogue silencieux de l’âme avec elle-même ». La seconde, plus intuitive, s’actualise dans la contemplation d’une œuvre d’art ou de la nature ; dans une tentative plus muette et silencieuse de se mettre à l’écoute de ce qui se passe en soi et de ce qui se tient en soi, c’est-à-dire de l’être même de mon être. Il y a quelque chose du jugement réfléchissant kantien : tout le matériau que je peux trouver (art, nature, textes, dialogues avec autrui, représentations, sentiments, intuitions) est quelque chose que je me donne comme miroir, dans lequel j’essaie de discerner le visage de mon être profond. Ce jugement est tel qu’aucun concept ne peut renfermer le sentiment de sonder l’insondable, à travers sa résonance dans des formes.

Autant ma formation est celle d’un philosophe classique, autant mon vocabulaire est spiritualiste. Socrate jurait « par le chien » : ce chien, je l’interprète comme le chien de garde, c’est-à-dire celui qui est en vigilance…

 

A cet effet, Deleuze avait une jolie formule : il disait du philosophe qu’il imitait l’animal « aux aguets ».

Tout à fait – à ceci près que cette présence au monde doit passer par la méditation. Les philosophes sont des traqueurs : moi-même, je suis un traqueur, je traque le simple fait d’être, ou pour parler comme les soufis, ibn al-waqt (le fils de l’instant). Pascal ne disait pas autre chose : cessons d’errer dans des temps qui ne sont pas les nôtres, sachant qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. C’est toute la signification philosophique de la figure islamique du « témoin » (châhid) de cette forme finale au-delà des formes, dit le dialogue du Banquet. On retrouve d’ailleurs cette idée chez les hindous, par la maya (réalité imaginative) et la samsara (réalité empirique). C’est cette capacité d’attention qui doit être demandée aux élèves.

 

Ne vous retrouvez-vous pas dès lors coincé, en tant que philosophe de culture musulmane, entre un dogmatisme fidèle – comme tout croyant scripturaire digne de ce nom – et rationalité infidèle – dès qu’il y a philosophie, n’y a-t-il pas sortie du fait religieux ?

J’irai même plus loin que vous, en reprenant la formule du philosophe sénégalais Souleymane Diagne : je suis dans « la fidélité infidèle », c’est-à-dire entre la fidélité et le mouvement. L’islam, c’est certes un corpus de rites, de textes, de mœurs et de lois, comme toute religion. Il incombe néanmoins à chaque être humain d’assumer une certaine forme spirituelle. Par exemple, je n’ai pas à jeûner si cette obligation n’a pour moi aucune signification spirituelle. Il faut au contraire un compagnonnage spirituel au sein duquel nous soyons capables de décider. C’est cela l’Oumma : une communauté libre, d’entraide spirituelle où nous sommes au service les uns des autres.

L’islam est habituellement communauté d’obéissance, mais elle peut se convertir en communauté de questionnement avec les non-musulmans, de par sa capacité à grandir en humanité. C’est certes une vision du monde qui fait une proposition forte. Là encore, nous sommes face à deux interprétations : l’une, orthodoxe, exotérique, dogmatique : il y a un seul dieu, Allah ; l’autre, beaucoup plus ouverte : il y a une unité de l’être dans le mystère. L’islam a chiffré cela par une unité d’être dans le tawajjuh (le fait d’orienter sa face), dont La Mecque n’est que la destination symbolique – il s’agit, en substance, de La Mecque intérieure de l’être. Ce dernier est dedans, dehors, transcendant, immanent, sensible, métaphysique – est-il même hors espace-temps ? Toute la philosophe y est contenue : il s’agit d’installer le plus d’opportunités dans nos vies pour faire cette expérience de la visée – symbolisée dans la prière islamique par le tachâhud. La philosophie ne doit pas seulement consister en un exercice théorique, mais aussi un exercice de vie, du matin au soir.

 

Comment vous situez-vous et situez-vous votre livre dans le débat qui anime présentement la France, entre multiculturalisme et assimilationnisme ?

Chaque camp me paraît hémiplégique ou manichéen : d’une part, je m’oppose à un occidentalo-centrisme déguisé sous forme d’assimilation, de l’autre, je déplore l’oubli du partageable, de l’universel par-delà nos différences, du commun dans une communauté de recherche. C’est tout le dilemme formulé par le Contrat social de Rousseau : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » C’est notre théorème de Fermat politique : comment faire de l’un et du multiple ? Cette relation n’est pas d’opposition mais dynamique, comme entre le je et le nous.

Aujourd’hui, nous sommes de fait dans une société multiculturelle qui doit savoir se servir de sa richesse, de ce que Lévi-Strauss dénommait « la vertu du regard éloigné », comme élément critique de questionnement. Il nous est nécessaire de cultiver l’un et le multiple. Ce à quoi j’aspire, c’est la mise en culture de la singularité de chacun, par notre rassemblement. En cela, le dieu unique est le chiffre symbolique de l’unité du genre humain et de l’unicité de chacun. Il est l’accord entre ce que nous sommes et ce que nous faisons.