La pièce de Koffi Kwahulé, en lecture radiophonique, fait percevoir l'enchantement musical et la tragédie politique du destin poignant de Fela Kuti.

 

Il faut passer par le porche monumental de la maison Jean Vilar, entrer dans la « calade  », la cour empierrée de cet hôtel particulier provençal, et tourner immédiatement à gauche. Là on trouve une ouverture qui conduit, par des caves voûtées successives, et un escalier, jusqu'à un grand jardin ombragé, entouré de murs et planté de grands arbres. Tout à fait ravi de respirer cette ambiance fraîche, et désormais retiré du bruit de cette ville en fiévreux carnaval, on aperçoit dans le fond une scène avec des pupitres, des micros, une batterie et une guitare basse. Sur le côté le petit bureau du régisseur avec un ordinateur et quelques autres machines. Plus loin une console technique sophistiquée, avec trois techniciens au moins, installés là comme sur un stand de vide-grenier. Nous voilà dans un studio radiophonique high tech en plein air.

 

« Ça va, ça va, le monde! »

C'est Pascal Paradou, l'adjoint de Cécile Mégie à la direction de RFI, qui a créé en 2013 ces lectures partenaires du festival d'Avignon. La toute première session faisait écho à un événement du festival 2007, la création par Dieudonné Niangouna de son Attitude Clando, dans ce même jardin de la rue de Mons. Six ans plus tard, c'est le frère de Dieudonné, Criss, pour lequel ce texte avait été écrit à l'origine, qui s'en faisait lecteur, sur les ondes de RFI. À l'époque, l'événement s'appelait « Ça va ça va, l'Afrique !  »   . Il s'appuyait sur un volet africain de la programmation du festival, puisque Dieudonné en était « artiste associé  », et que plusieurs auteurs, metteurs en scène, chorégraphes et comédiens de différents pays du continent étaient programmés. 

Dès l'année suivante, le cycle s'ouvre à toute la francophonie du sud : l'Afrique, le Proche Orient, les Caraïbes. Il se nomme à présent « Ça va, ça va, le monde !  ». En cinq ans, il s'est enraciné à Avignon, et les francophonies du nord frappent à sa porte.

 

 

Un medium amical : un théâtre d'ombres sonores

Mais qu'on ne s'y trompe pas, il s'agit avant tout d'un événement de radiodiffusion. L'audience de Radio France International est estimée à 41 millions de personnes à travers le monde. En ce sens, les six auteurs diffusés reçoivent ou consolident une notoriété considérable. Mais surtout : la circulation de l'œuvre théâtrale ainsi radiodiffusée et web-diffusée  –  fichier-son téléchargeable aisément sur n'importe quel téléphone mobile  –  permet de décloisonner les publics, et d'envoyer en Afrique, au Moyen Orient, aux Caraïbes, en France même, et partout dans le monde, l'œuvre dans le format de sa lecture, pour que ceux qui veulent en prendre connaissance, ou qui la rencontrent par hasard, soient nombreux. La tournée d'un spectacle réussi, quand bien même elle accumule les dates de représentation et les longs voyages, ne saurait cibler 41 millions de personnes. Il y a donc là un medium de diffusion remarquable, et un grand auxiliaire de la promotion de l'art théâtral.

Et ce medium semble bien plus intéressant que la captation vidéo numérisée, projetée dans les salles de cinéma (voir notre article sur le Misanthrope chez Pathé). Voici pourquoi : la lecture radiophonique est un genre à elle toute seule, respectueuse et distanciée, tandis que la captation vidéographique, bien qu'elle soit elle aussi un genre particulier tout à fait respectable en soi, a tendance, dans le cas particulier de la captation, à se substituer à la représentation théâtrale. Le public est inscrit par cette dernière dans l'illusion qu'il a assisté au spectacle. Comme si, par exemple, la visite d'un aquarium pouvait nous donner l'illusion de la plongée sous-marine.

 

Orson Welles, La Guerre des mondes, une dramatique radio interprétée par la troupe du Mercury Theatre et diffusée le 30 octobre 1938 sur le réseau CBS aux États-Unis.

 

En revanche, la lecture radiophonique s'abstient de faire un tour de passe-passe. Et ceci pour deux raisons. La première, c'est que, comme chacun sait, la radio procède à une réduction rigoureuse et implacable, analogue et inverse de celle du cinéma muet : elle abolit la représentation visuelle, et ne dispose que du matériau sonore. La seconde, c'est que, depuis Orson Welles au moins, elle s'enracine dans une tradition esthétique richement élaborée. Elle a démontré combien elle dynamise l'imagination. Elle fait un théâtre d'ombres sonores.

En ce sens, le medium radiophonique se déploie comme un art à part entière, et il s'articule à l'art théâtral sans l'étouffer. Tout en donnant à son public un plaisir entier qui se suffit à lui-même, il ouvre et éduque la perception sensible de l'auditoire, et il l'oriente vers le théâtre proprement dit, comme un genre s'articule à un autre pour que l'un et l'autre s'enrichissent, sans qu'aucun ne se dénature mutuellement.

Ce n'est pas le cas de la captation vidéographique. Celle-ci opère une réduction du point de vue : elle n'abolit pas le son, elle n'abolit pas le visuel, mais elle les réduit tous deux à l'unique oeilleton de la chambre noire. Autrement dit elle abolit la salle, elle unifie l'angle de perception visuelle du spectateur, elle prend en charge l'intégralité du cheminement imaginaire. La radio, dira-t-on, fait passer l'œuvre par le canal du micro, et lui fait subir pareillement la réduction d'une mise en onde. Mais, encore une fois, elle est un théâtre d'ombres : amputé du visuel, le spectacle demande à chacun de le restituer par l'imagination. La salle, sans doute, a été abolie par la radio, mais elle ressurgit aux quatre coins de la planète, puisqu'à ces quatre coins, personne ne voit le même spectacle, exactement comme aux quatre coins de la salle de théâtre.

 

Qu'est-ce que le théâtre ?

On oublie trop souvent cette spécificité du théâtre : un art sans caméra ni écran. Le public est une collection d'individus dont la sommation ne se fait que par le plateau et ce qui s'y passe. Une communauté et non une foule. Le public fait peuple et non pas masse. Car la multiplicité des points de vue reste garantie matériellement par la disposition des gens dans une salle, sièges par sièges, confortables ou pas, serrés ou non, ici ou là, devant, derrière, à gauche, à droite, au centre. Parfois il y fait chaud, on y étouffe, parfois une climatisation excessive fait prendre froid. Il y a des bruits, des odeurs. Certains sortent avant la fin du spectacle, et dans ce cas ils dérangent tout le monde, y compris les comédiens. Tout est possible et éphémère, sur le plateau comme dans la salle, et rien ne peut être répété avec exactitude. Rien non plus n'en peut être « diffusé  ». Ce qui s'est passé dans cette salle, vous n'y étiez pas, et vous n'en saurez rien. Tout le contraire d'un art industriel.

 

Thomas Durcudoy, Jérémie Zagba, Fanny Perche

 

Imaginons que la diffusion des captations vidéo se généralise dans les salles de cinéma dites « multiplex ». Nous aurions, chacun dans son voisinage, toute la saison de la Comédie française. Alors, après avoir aboli la salle au moyen de la chambre (« camera  ») noire, cet étrange et désolant développement de la diffusion théâtrale abolirait cette fois les salles proprement dites. Dans ce scénario catastrophe, les théâtres municipaux ferment en premier, puis les CDN. Certains d'entre eux, parmi les plus prestigieux, se rangent à leur tour sur le marché de la diffusion par captation numérique. À terme, les plateaux ne servent plus que de studio d'enregistrement, et la salle, côté public, n'est plus garnie que de figurants mal payés. Et dans ce régime d'Absurdie, on réinvente la télévision. Beau résultat que jamais la radio, medium ami, ne pourra obtenir   .

Sans contredit, il est appréciable d'avoir un aperçu captif du Français dans un aquarium, si l'on habite Marseille ou Bayonne ou même la place d'Italie. Mais une représentation du CDN voisin est plus précieuse, puisqu'elle est théâtrale. À New York comme à Paris, on a sans doute d'excellents artistes, mais dans le CDN voisin, on a le théâtre. Il faut tout de même avoir quelque méfiance à l'égard du consumérisme qui traverse et transforme notre culture. Le théâtre est un art archaïque. Il sait depuis toujours intégrer la modernité. C'est le théâtre qui dévore le progrès technique, et non l'inverse   . Et quand bien même il n'y aurait plus que le Français et des multiplex, le théâtre ressurgirait dans les hangars. Il a déjà subi de longues périodes underground. Ça ne lui fait pas peur. 

 

Dans le jardin radiophonique

Ce qui est très beau, lorsqu'on a la chance d'assister à ces lectures de RFI, c'est que sur cette scène, devant ces micros et ces pupitres, à cette batterie et à cette guitare, les agents de la création radiophonique nous donnent à voir l'envers du décor de ce théâtre d'ombres sonores. Les lecteurs s'animent, ils font des gestes qui soutiennent la couleur de leur voix. Leurs visages doivent s'approcher du micro dès qu'ils parlent. Leur corps alors décrit une certaine courbe vers l'avant et s'ils lèvent leurs bras, s'ils jettent un œil à leurs partenaires dans le dialogue, ou bien s'ils se représentent eux-mêmes dans leur tête ce qu'ils sont en train de dire, l'ombre sonore qu'ils décrivent pour l'auditeur tout au bout de l'onde se soutient d'un corps et d'un geste très particuliers, corps et gestes de la voix proprement dite. Et au fond le public s'avère là très sensible à ce spectacle singulier. La lecture aussi est un art, dans sa simplicité et sa fragilité mêmes.

 

                       L'une des chansons les plus populaires et subversives de Fela Kuti : Zombie

 

Armel Roussel, dont la compagnie (e)utopia est basée à Bruxelles, signe cette mise en onde. Il intervient plus ou moins directement sur la lecture, selon que le projet qui est associé au texte est plus ou moins poussé, selon qu'un metteur en scène, comme c'est le cas par exemple pour Tram 83 dirigé par Julie Kretzschmar, est déjà impliqué dans sa création, ou pas.

Il s'agissait, le 16 juillet 2017, de Kalakuta dream, de Koffi Kwahulé, un auteur confirmé, franco-ivoirien, honoré de plusieurs prix, et dont les pièces sont jouées dans le monde entier. Le bassiste (Anthony Marcon) et le batteur (Wilfried Manzanza) commencent à dessiner une jolie frise bien rythmée, qui peut rappeler l'afrobeat, quand apparaît au micro Sandra Smith (June Benhassan), qui se plaint car les garçons ne sont pas là pour la répétition. Arrive un des musiciens (Thomas Durcudoy), mais point de Fela Kuti lui-même. Fanny Perche au saxophone se joint aux tribulations musicales et verbales de ce quintette quand arrive Fela (Jérémie Zagba), lequel d'emblée raconte pourquoi il est en retard. La scène se partage ainsi entre dialogues et récits, entre frise musicale et fond silencieux, pour se déployer d'un bout à l'autre du comique et du tragique.

 

Notice biographique

Fela Kuti (1938-1997), musicien au Nigéria, a inventé l'afrobeat, par acculturation du jazz et de la soul aux musiques africaines et à la highlife (qui est elle-même issue des rencontres du jazz et de la musique du Ghana). Mais surtout, après une maturation de sa réflexion politique, et la rencontre aux Etats-Unis de cette Sandra Smith, elle-même issue des Black Panthers, il se convertit à l'animisme et se met à chanter en pidjin, l'anglais du petit peuple de Lagos. Le pays est devenu un Etat pétrolier. La corruption y règne et les paysans délaissent leurs terres pour rejoindre la capitale surpeuplée. Dans cette ambiance délétère des années 70, sa musique rencontre un succès populaire de plus en plus fort. Elle lui attire aussi des ennuis. Le cannabis et le détournement de mineur sont les défauts (réels ou supposés) de sa cuirasse, par lesquels on tente de le faire taire.

 

« Fela Kuti and the Queens »

 

Les choses se gâtent vraiment pour lui lorsqu'en 1977 il organise des concerts en marge d'un festival international qui se tient à Lagos. Les media occidentaux donnent alors un écho à l'engagement politique dont témoignent toutes ses chansons. Aux yeux des maîtres du Nigéria, il est à présent un agitateur dangereux. Après le festival, Kalakuta Republik, la propriété énorme où il s'est enfermé pour échapper aux menaces policières, et qui semblait avoir vocation à une certaine autonomie exemplaire, est investie par l'armée nigeriane, et entièrement détruite. La mère de Fela Kuti est défenestrée. Contraint à l'exil, il revient en 1979 quand le régime vit un semblant d'état de droit. Il veut se présenter aux élections, il fonde un parti politique, ce qui le conduit tout droit en prison, pour cinq ans. Par la suite il se met en marge de son combat. Le sida qu'il a attrapé et les suites des tortures qu'il a subies finissent par le tuer. 

 

Un joint en transit

Donc Fela arrive en retard à la répétition, et il raconte pourquoi. Un fait authentique : des policiers faisant irruption chez lui, il avale le joint qu'il était en train de fumer. Les policiers l'obligent alors à le rechercher dans ses propres selles. Dans le récit, une fois qu'ils l'ont trouvé, ils fument le fameux joint ensemble, et c'est ainsi que Fela fait enfin disparaître la preuve à conviction.

La pièce commence dans la plaisanterie, et, comme la vie de Fela, se poursuit dans le grave, mais sans aucune lourdeur ni aucun mélo. Sa relation avec Sandra, sa relation avec sa mère, et les incertitudes des dangers que son engagement lui font courir, tout cela se déploie dans un dialogue et des narrations captivantes. Pour être animiste, cet artiste n'en a pas moins une dimension christique, car il aimerait au fond n'être que musicien, et qu'on éloigne ce calice politique de sa bouche. Mais non, il faut marcher, porté par un peuple et un pays, tout comme un fondateur antique de religion, plutôt que comme un révolutionnaire de ce temps-là. Castro et le Che sont ses contemporains, autrement cyniques mais non moins engagés que l'artiste. Cependant ce dernier meurt seul et le cœur serré, comme un pierrot lunaire.

 

Diffusion sur l’antenne de RFI : dimanche 6 août à 12h10.

Lien vers RFI avec les cinq autres pièces du programme de lectures

 

Fela Kuti en concert à Berlin dans les années 70, Powershow (9 minutes)