Quand un historien interroge le 'combat au ras du sol' par le détour de l'anthropologie historique. Un livre stimulant.

Avec Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe – XXIe siècle), Stéphane Audoin-Rouzeau, historien et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, nous livre un ouvrage novateur et stimulant sur les formes du combat moderne – mais bien plus encore, une réflexion sur la manière même d’appréhender un objet aussi singulier que le combat "au ras du sol", souvent regardé avec méfiance. Il initie par là même des pistes d’interrogation sur les sciences sociales et le choix de leurs objets. L’auteur se donne en effet pour tâche d’interroger l’activité guerrière, et plus spécifiquement le combat, dans un cadre occidental et moderne, par le détour de l’anthropologie historique.

Dans un premier chapitre, Stéphane Audoin-Rouzeau pose la question du statut et des obstacles rencontrés par toute recherche en sciences sociales se donnant le "combat comme objet". Il examine par ce biais la posture du chercheur, se retrouvant en une situation doublement inconfortable : par les difficultés et les doutes que suscite une telle recherche, le chercheur doit se défendre de toute in-humanité ou "obscénité" – ce terme étant particulièrement bien développé par l’auteur pour montrer toute la méfiance portée à l’encontre d’une recherche sur la guerre, porteuse de mauvais présage selon l’étymologie du terme – mais aussi légitimer le statut scientifique d’une telle recherche – on pense à sa formule familière "êtes-vous seulement chercheur ?". Stéphane Audoin-Rouzeau donne à voir le silence des sciences sociales à l’endroit du fait guerrier, silence exemplifié par les travaux de Norbert Elias façonnés par le principe de pacification des sociétés. L’auteur en livre d’ailleurs une lecture fort édifiante mise en relation avec la biographie du sociologue, paradoxalement fortement imprégnée d’expériences traumatiques de guerre.

Le second chapitre pose la question des silences "bavards" des chercheurs en sciences sociales sur leurs propres expériences de guerres : l’auteur s’interroge en effet sur la réflexivité dont n’ont pas su faire preuve ces derniers – dans leur grande majorité. Après un croisement entre biographies de grands noms de la sociologie, de l’histoire ou de l’anthropologie et le sens donné à la guerre dans leurs propres écrits, Stéphane Audoin-Rouzeau conclut en une absence de discours réflexif sur ces expériences, qu’il interprète non comme une absence ou un oubli mais comme un silence, introduisant celui pesant encore aujourd’hui sur les thèmes de la guerre au sein des sciences sociales. Et c’est bien ce silence, menant à l’ignorance, que l’auteur entend dire ou combler par son entreprise.

Le troisième chapitre porte sur la possibilité, aussi bien théorique qu’empirique, de combiner histoire et anthropologie pour mieux appréhender ce qui se passe dans l’expérience du combat. Après un détour sur les études portant sur la "guerre primitive", l’auteur revient sur les tentatives passées de certains auteurs d’allier les deux perspectives. Il questionne alors les études anthropologiques contemporaines portant sur le fait guerrier, tout en soulignant leurs forces et leurs faiblesses. L’auteur insiste ainsi, dans ce chapitre, sur les difficultés à penser le combat à la fois dans son universalité, grâce à ses invariants tels que la perception de la coupure entre "eux/nous" par exemple, et dans sa dimension historique – contextualisée, contingente et construite. Si l’auteur doute finalement des apports de la combinaison des deux disciplines – n’est-ce pas là décourager le lecteur ? – il y voit pourtant l’avantage d’une "leçon d’attention" nécessaire à tout examen honnête de la question du combat.

Dans son dernier chapitre, Stéphane Audoin-Rouzeau tente de re-trouver le "corps" même de la guerre, par le biais d’une étude sur la physicalité du combat. Il étudie ainsi tout d’abord successivement les champs de bataille, les objets, le rapport à l’animalité et la photographie comme sources de connaissances sur les postures physiques des combattants. Il termine enfin sur les différents corps et sur les manières de les regarder : le corps du soldat, celui des camarades, de l’adversaire, mais aussi celui des civils, amis comme ennemis, dont les lignes sur le traitement des femmes ne laissent pas indifférentes.

Au final, l’ouvrage de Stéphane Audoin-Rouzeau stimule au moins autant qu’il ne frustre, tant sa lecture du combat "au ras du sol" demeure à l’état de questionnement. Si l’auteur en est conscient et ne cesse de le rappeler au lecteur, il n’empêche que l’on ne peut s’interdire de ressentir quelques manques à la lecture de cet ouvrage. Manque, tout d’abord, à la lecture du second chapitre : si les données biographiques sont d’un intérêt certain et d’une très grande originalité pour comprendre la posture de grands noms des sciences sociales à l’égard de leurs expériences de guerre, elles donnent toutefois au lecteur une certaine impression de catalogue inachevé, tant l’on s’attend à voir inscrites plus clairement quelques leçons tirées par l’auteur. Il ne faut pas là se méprendre : ces indications sont importantes et intéressantes, mais la décision prise de traiter de ces questions auteur par auteur rend parfois la compréhension des logiques transversales plus complexe. Cette frustration propre à tout raisonnement inachevé revient à certaines reprises, comme, par exemple, lors de la discussion sur l’articulation possible – ou non ? – entre histoire et anthropologie sur la question du combat. Un second manque, empirique, se dessine au fil de la lecture : si la connaissance érudite de l’auteur concernant les guerres modernes du XIXe et du XXe est évidente, les formes les plus contemporaines du combat restent quelque peu dans l’ombre. Certes, l’auteur cite le tournant du 11 septembre 2001 et certaines modifications qu’il amène ou encore les formes plus technologiquement avancées du combat. Mais ces références demeurent partielles, tant dans le choix des sujets traités que dans les développements y étant consacrés. L’on aimerait avoir plus d’informations, ou de tentatives d’analyses, sur les questions du changement des doctrines militaires et des situations d’engagement des corps armés, tant ces dernières – en milieu urbain notamment – semblent faire écho, pour le lecteur profane, avec les pistes avancées par l’auteur sur les guerres du XXe siècle.

Ces derniers manques n’étonneront pas le lecteur, l’auteur ayant le souci de questionner tout au long de son ouvrage sa propre démarche de recherche. Ainsi, si la lecture, stimulante et curieuse, de l’analyse de Stéphane Audoin-Rouzeau appelle à certaines critiques, il s’agit là en réalité plus d’incitations à l’auteur pour continuer et donner plus de "corps" encore à un agenda de recherche original et ambitieux tant par sa dimension résolument empirique que par le croisement d’approches qui interroge le chercheur bien au-delà des seules frontières de sa discipline.


* À lire également, la critique du livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre (Seuil), par Philippe Rousselot.

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Crédit photo : Gopal1035/ Flickr.com