La femme est un terrain de guerre. Dorothée Munyaneza tente de créer l'œuvre d'art qui puisse le dire, le dénoncer, et en dominer le traumatisme.

La jeune femme ne fait pas son entrée en scène, mais elle se glisse dans la salle, par un accès réservé au public. Au premier rang, il y a une installation tenue par un homme chevelu (Alain Mahé). Elle se place debout près de lui. C'est d'ici que partent les voix, c'est-à-dire les témoignages que Dorothée Munyaneza a recueilli des femmes qu'elle a rencontrées. 

Elle est donc là, auprès de cet homme et de sa sono, et elle prend le micro, nous délivrant en français ce que la voix du magnétophone exprime dans sa langue originale. On a peine à croire que cette parole, si douce et si modulée, comme la plupart des conversations civilisées, puisse dire sans crier de telles cruautés. Aussi Dorothée Munyaneza prolonge-t-elle ce témoignage d'une première proposition esthétique, qui unit parole, geste, danse, musique et mise en espace scénographique. Une autre femme (Holland Andrews), presque dans le fond de la scène côté jardin, joue de la clarinette, chante. Elle modulera, par la suite, des cris et des bruits déchirants.  

L'épisode passe de l'expression de la sidération à celle de la colère puis à celle de la fureur, jusqu'à atteindre un niveau sonore et un apogée chorégraphique qui crèvent et font même exploser la représentation. Il s'agit d'approcher l'au-delà de la sensibilité. Cette profonde morsure et blessure que constituent les viols collectifs au Rwanda, les grossesses et les maladies qui en ont résulté chez les survivantes, ainsi que le rejet ou l'isolement qu'elles ont subi par la suite, échappent à toute tentative de les faire comprendre ou éprouver. Et cependant c'est de cela que l'on parle.

C'est du réel, Aristote l'a déjà expliqué longuement. Le réel est insoutenable, impossible de l'analyser. Si nous avions assisté à ces meurtres et à ces tortures, nous en serions nous-mêmes désintégrés psychiquement, comme les autres. Mais comment en parler si on en détourne le regard ? Le théâtre a recours à la mimesis. La représentation rend soutenable la vue de l'insoutenable, qu'elle peut déréaliser, de par son caractère factice. La mimesis écarte le réel. La mimesis le représente et ce n'est plus lui. C'est le paradoxe qui est au fondement de l'art. C'est une déception perpétuelle et une nécessité constante : chercher à savoir. Epicure le rappelait, lorsqu'il affirmait, dit-on, que le soleil et la mort ne se peuvent regarder fixement.

 

 

Or l'insoutenable ici, c'est la torture prolongée à vie.

Après donc que le premier épisode a atteint son apogée, vient un temps de néant, comme lorsqu'on a échappé à la noyade et qu'on s'est traîné sur la plage. Puis s'élèvent les signes de la vie, l'innocente et fraîche vitalité du matin et de la naissance ou renaissance. Ainsi, par exemple, Dorothée Munyaneza, qui vient de passer un long moment à déchirer une affiche (la représentation du père criminel), s'emploie plus tard, calmement, à ramasser les morceaux de papier de toute taille, et, en les enroulant sur eux-mêmes, à en faire des bouquets de fleurs (sans fleur) qu'elle pose sur le sol.

 

 

Dans le monde ordinaire, on dit que « la vie reprend ses droits ». Mais la vie ne reprend pas ses droits chez les femmes violées du Rwanda. Et c'est pourquoi nous serons reconduits à la répétition des épisodes, allant à nouveau du témoignage sonore à une apothéose esthétique de la violence, puis au semblant de la vie.

Par exemple, après son accouchement, une jeune femme reçoit auprès de son lit sa tante, laquelle lui dit : « Mais quoi tu allaites cet enfant ? Veux-tu un conseil ? Tue-le avant qu'il n'ouvre les yeux. Tu allaites une hyène ». Voilà l'élément concret d'une torture permanente. Non pas la présence de cet enfant. Mais le discours. Elles n'ont pas assez subi. Il faut que le discours leur ferme la porte, à la mère comme à l'enfant. 

Du côté du public, on est tenté de demander naïvement s'il n'y avait pas un simple d'esprit passant par là, pour lui dire plutôt : « Cet enfant n'a pas demandé à venir au monde de cette façon. Il n'en est pas responsable. C'est enfant est rigoureusement comme les autres. Et même si vous pensez apercevoir dans son visage les traits d'un des criminels qui vous ont torturée, sachez que rapidement, à force de vous aimer, il vous ressemblera en tous points ». N'y avait-il point un innocent de village pour rappeler que le métissage est notre lot commun et que les violeurs, s'ils songeaient faire du mal en métissant par la violence leur progéniture, le faisaient en pure perte ?

Non, certains discours salvateurs sont inaudibles, du fait même du traumatisme. Le sommeil de la raison engendre des monstres. Ainsi le mot de « hyène », sans rival dans le discours ambiant, s'inscrit en lettres de feu. Dorothée Munyaneza s'en saisit dans une danse frénétique où s'élève sans fin le rire de la hyène, et où se prolonge et grandit longuement le tourment interminable. On se croirait aux portes des Enfers, et comme écrit Rimbaud dans son bal des pendus :

Belzébuth, enragé, racle ses violons !

 

 

Plus tard, dans une autre boucle du spectacle, c'est la chanteuse Holland Andrews qui fait une performance impressionnante. Elle chante remarquablement. Mais elle émet aussi des bruits, des images sonores. Elle s'avance recouverte d'un manteau de grosse laine et d'une bâche plastique translucide et froissée, comme si elle avait pris sur ses épaules un morceau de ciel gris et flapi, qui  l'embarrasse comme une gigantesque écharpe. Si on oubliait le sujet de la pièce, on pourrait y voir Ophélie par sa fragilité, Médée dans sa folie dénaturée, ou une sorcière shakespearienne.

Ces victimes sont des Médées malgré elles, qui vivent pour toujours la tentation d'assassiner leur propre enfant, et qui ne le font pas. Elles ne le font pas, car… la vie reprend ses droits. Mais n'est-ce pas encore plus terrifiant, que la vie reprenne ses droits, et qu'il y ait des matins après tant de soirs de tortures ?

Dorothée Munyaneza semble choisir de répondre non. Après tant de boucles de misère humaine, elle termine par le témoignage d'une chanson simple et belle, et magnifiquement éclairée du timbre féminin, fragile et doux, civilisé. Le public est touché. Au terme de cette première à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, les applaudissements se sont levés à leur tour pour répondre, et en répondre. Applaudissements émus, puis applaudissements nourris. Enfin les personnes se sont mises debout, et il y avait une sorte de gravité et de reconnaissance tout à fait notables.

Alors on emporte avec soi le rythme de ces coups sourds et profonds que les deux femmes, vers la fin, font avec des pilons dans des creusets, interminables chocs. On emporte avec soi l'expérience théâtrale de la vérité.