Tour d'horizon d'une notion trop évidente, la mise en scène. Comment en faire la théorie de ce qui se présente comme une pratique avant tout, protéiforme ?

En un peu plus de 320 pages, dresser un panorama sinon exhaustif du moins représentatif de ce que peut être la mise en scène d'aujourd'hui, en saisir les origines, les tendances et les perspectives. Bel objectif que s'est fixé là Patrice Pavis, professeur à l'université Paris-VIII, et auteur d'autres exploits du genre, avec L'analyse des spectacles paru chez Nathan en 1996 et Le Théâtre contemporain, analyse des textes de Sarraute à Vinaver, Armand Colin, 2002   .

Qu'est-ce que la mise en scène   ? C'est là tout le problème. Comment décrire, théoriser au sein d'une même notion - puisque le même terme les désigne - des pratiques artistiques telles que celles de Claude Régy, Patrice Chéreau, Robert Wilson, Alain Françon, Pina Bausch, Peter Brook, James Thiérée, voire Robert Hossein ? Derrière la question de la mise en scène se pose celle du théâtre tout entier - et de la vie, tant que nous y sommes ; mis à part certains collectifs, comme le TgStan, ou le Collectif DRAO   , toute œuvre de théâtre fait intervenir la figure, souvent toute puissante, démiurgique, du metteur en scène. Pour Patrice Pavis, l'hypothèse de départ est celle-ci : "la mise en scène est une notion indispensable pour juger la manière dont le théâtre se met en jeu - il faudrait presque dire met son existence en jeu"   . Ainsi classer, catégoriser, proposer une grille de lecture de ce qui se présente comme un foisonnement de pratiques aussi diverses qu'il y a d'artistes, voici ce qui sera tenté ici.


Performance et mise en sac

Dans son premier chapitre, Patrice Pavis retrace la naissance et l'évolution de la notion de mise en scène au XXe siècle, et commence à en questionner la pertinence ; déjà point la problématique essentielle, autour de laquelle cette notion s'est développée et ne cesse de se métamorphoser. En France, la fonction de metteur en scène, au sens moderne, c'est-à-dire celle d'organiser les éléments de la représentation (décors, costumes, lumières, jeu des acteurs...), de donner "une vue d'ensemble"   , est née avec André Antoine et le naturalisme, très influencé par Emile Zola et sa critique virulente du théâtre de son temps. Elle provient d'un besoin de donner une légitimité artistique à la scène, en proposant une interprétation du texte possible parmi une multitude, celle d'un seul homme. On voit dès lors où s'articule le problème : dès l'origine la mise en scène est centrée sur le texte de théâtre, et dans le même mouvement découvre l'existence d'un langage purement scénique, propre au plateau. C'est donc tiraillée entre texte et performance (au sens anglais du terme) qu'elle va se développer, et qu'en parallèle la critique théâtrale hésitera entre sémiotique, l'analyse des systèmes de signes, et performance studies, celle des événements   .

La réflexion et le parcours avancent par le développement de huit aspects de la mise en scène, ou huit types de performances, où cette notion se trouve questionnée. Patrice Pavis examine en premier lieu ce qu'il appelle les "frontières de la mise en scène", comme la lecture scénique, ou les mises en scène improvisées   . Décrivant ces formes, qui se veulent absence de mise en scène, car refusant toute interprétation, tout enrobage, ou toute notion de réglage, il montre ce qu'elles gagnent à être décrites comme performances, et comment elles acquièrent ainsi un statut de "mises en scène quand même"   . Cela l'amène naturellement à questionner et à décrire rapports et différences entre mise en scène, sens français, et performance, terme anglais   . Comment ces deux notions se sont-elles articulées, à la fois dans la pratique théâtrale et dans l'exercice critique, et quel est l'état actuel du couple ? Il en dresse une rapide chronologie, qui vient redoubler sur certains aspects celle effectuée au premier chapitre, et montre que ces deux notions étaient mêlées car en construction jusqu'au années 1970, où elles ont fini par désigner des pratiques radicalement opposées. Aujourd'hui, la tendance serait au rapprochement, pour lequel il propose un mot valise, mise en perf ou performise. La théorie, elle, doit accoupler sémiologie et phénoménologie   .

Cette question est celle qui donne lieu aux développements théoriques les plus poussés, et qu'on retrouvera par ailleurs tout au long du livre. La suite du parcours est davantage tissée d'exemples, et se propose d'examiner la mise en scène par différentes portes d’entrées, qui font vaciller les frontières de la notion, et de tester ainsi les mérites du couplage des deux approches critiques sus-décrites. La scénographie, à savoir l'art de construire un espace pour le spectacle, tiraillée comme la mise en scène entre la mise en place d'un système de signifiants et la construction d'une expérience visuelle et ludique. Les textes contemporains, ou comment l'écriture pose toujours de nouveaux défis aux metteurs en scène d'aujourd'hui, tout en étant profondément métamorphosée par une pratique de la scène qui ne lui accorde pas toujours une place en amont   . Le rituel, avec les performances filmées du Mexicain Guillermo Gómez-Peña. L’inter-culturalité, examinée à travers le prisme du théâtre coréen   , ou comment la notion à l’origine très européenne de mise en scène s’est diffusée dans le monde, empruntant aux traditions performatives d’autres cultures, elles-mêmes maintenant mises en scène. Les médias sur la scène   , la déconstruction à la Derrida, pour ou contre le postmodernisme   , l’acteur émancipé   , autant de problématiques auxquelles se frotte au long de l’ouvrage la notion de mise en scène, et avec elle sa fonction historique et intuitive : offrir une unité de sens (ou rythme, une règle) au spectacle, celui décidé par le tout-puissant metteur-en-scène. Un chapitre consacré à Avignon 2006, en guise de réponse aux polémiques qu’on a connues après l'édition 2005, que l’on connaît encore, sur le rôle ou l’essence du théâtre, veut recadrer toutes les problématiques abordées et les hypothèses avancées dans l’actualité de l’exercice critique, doublant en la sorte une conclusion qui, par le caractère mouvant et insaisissable de l’hydre d’étude, se perd et s’étend.


"Destinerrance garantie..."

Cet ouvrage est donc avant tout, malgré ses dimensions déjà honorables, un concentré des questions que l’on peut / doit se poser – se pose dès qu’on s’intéresse à la mise en scène. La seule exigence d’exhaustivité à laquelle Patrice Pavis semble vouloir satisfaire est celle des problématiques inhérentes à la notion, de ses limites, des lieux où elle n’opère plus ou mal, au point parfois de digresser (mais digressions mises en page, lisibles comme telles) ou perdre le lecteur dans un long inventaire   . Très peu de réponses, mais c’est bien normal, pour une discipline (si elle existe) qui défie l’observateur de lui trouver une cohérence et le plonge dans l’angoisse : "Et si on ne pouvait pas faire la théorie de la mise en scène ? Si celle-ci n’était que l’accumulation d’exemples particuliers, de tentatives isolées, sans lien, sans logique, sans lendemain, sans queue ni tête ?"   . On se demande d’ailleurs à qui se réfère le celle-ci : à la mise en scène, ou à la théorie d’icelle ? Car c’est bien là que cet ouvrage, richissime, pèche à mon sens : par excès de richesse. Au point de parfois avoir l’impression, malgré la grande rigueur de l’auteur, qui s’efforce à trouver cohérence et organisation à ce chaos et y parvient le plus souvent avec brio, d’être en face d’une "accumulation d’exemples particuliers… sans queue ni tête".

Car comment parler de mise en scène dans un livre ? Comment surtout parler de cette notion face à celle de performance, quand ce terme met justement l’accent sur l’acte en train de s’accomplir, fugitif ? En parler, c’est toujours possible, mais quand on veut l’analyser, il faut pouvoir partager avec ses lecteurs une base, que chacun sache de quoi il s’agit exactement. Les outils pour cela que l’on peut imaginer ne sont pas pleinement satisfaisants, mais leur accumulation pourrait permettre de s’approcher du but : photographies, vidéos, bandes son, descriptions, témoignages de spectateur… Ainsi la première frustration de cet ouvrage est le manque d’iconographie : une photo à peine par spectacle abordé, et en noir et blanc, cela ne suffit pas à se faire une idée sur l’expérience que constitue le spectacle, sur sa couleur. Patrice Pavis dans sa prose cherche peut-être à pallier à ce manque, mais obtient l’effet inverse : s’il montre une grande rigueur scientifique dans le développement de sa pensée théorique, des problématiques qu’il soulève, les descriptions qu’il fait des spectacles versent trop rapidement dans l’interprétation, dans la récupération critique ; il décrit non pas les spectacles, mais son expérience propre face à eux, l'expérience d’un homme au regard critique acéré, empêchant le lecteur d’imaginer quelle aurait été la sienne. Sur le plan de l’analyse, l’impression est parfois donnée qu’il construit ses exemples en fonction de ses besoins au lieu de les prendre dans la réalité brute, ou bien qu’il regarde les spectacles avec un œil tout acquis à la théorie qu’il cherche ensuite à en tirer. Cela jette un voile inutile et injuste sur la crédibilité scientifique de l’auteur.

Cette édition aurait donc mérité plus d’images, ou bien, comme cela se pratique par exemple chez Oxford University Press pour certains ouvrages en musique   , d’images, d’extraits sonores ou vidéo accessibles en ligne sur le site de l’éditeur. Très heureusement, Patrice Pavis choisit ses exemples dans l’extrême contemporain, la plupart des spectacles n’ont pas plus de quatre ans. Ainsi la probabilité est grande que le lecteur, sans doute universitaire, étudiant ou théâtreux fanatique, tout sauf profane, aura vu une bonne proportion des spectacles évoqués.

Aussi ce livre atteint-il sans conteste son but, celui d’offrir un panorama de ce que peut être la mise en scène aujourd’hui, ce qu’elle a été et peut devenir. Le manque de description froide que je pointais plus haut permet une lecture fluide et agréable de l’ensemble, d’autant que l’auteur semble se plaire à jouer sur les mots (rendant parfois ses énoncés un brin abscons), à laisser parler sa personnalité, son humour et sa passion du théâtre (qu’il compare beaucoup avec la vie en général…). Le tout se lit très bien, avec un minimum de culture théâtrale. Par la somme des problématiques abordées, les suggestions méthodologiques dans l’étude critique des spectacles, il ravira petits et grands universitaires, de l’étudiant printanier cherchant à cerner ce que la notion de mise en scène, apparemment inoffensive, peut cacher de troubles pour la suite de ses études, au doctorant hivernal, qui trouvera là suffisamment d’idées et de points de vue pour ne pas rester bien au chaud dans ses certitudes. Il offre aux praticiens de théâtre, et en premier lieu bien sûr aux metteurs en scène, l’opportunité de parcourir d’un seul regard la diversité des pratiques de leur métier, et là encore bien d’occasions de remettre en cause la leur, ce qu’ils adorent faire. Car c’est un livre, lecteur, à prendre comme un guide du routard théâtral, et en plus fondamentalement optimiste. En témoignent les dernières lignes : "Qui ne se sentirait perdu et orphelin au départ ou à l’arrivée d’un tel voyage ? Mais risquons pourtant ce voyage sans retour, risquons même un pari sur l’avenir, un acte de foi et d’amour ! Malgré le fanatisme, le présentisme, le catastrophisme et les post-ismes, tous les espoirs ne sont pas perdus : le spleen se dissipera, la douleur s’apaisera, l’art refleurira".


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