Les "sound studies" : influences disciplinaires, grandes thématiques et apports théoriques.

Parcours à travers le champ de recherche des sound studies, alors que le sonore comme objet d'étude se voit repositionné au sein des sciences humaines. Quelles en sont les multiples influences disciplinaires? Les principales thématiques ? Les apports théoriques ?

 

Difficile d’aborder un « handbook » sans réfléchir à son rôle dans l’institution d’un champ de recherche. Quand le Oxford Handbook of Sound Studies (HOSS) paraît en 2012, le communiqué de presse parle des sound studies comme d’un champ de recherche émergent. En réalité, dans la même période paraissent plusieurs ouvrages collectifs et de synthèse, qui montrent qu’il s’agit plutôt d’un moment de consolidation institutionnelle. La même année a paru le Sound Studies Reader, dirigé par Jonathan Sterne. Il inclut des textes de référence de Friedrich Kittler, Rick Altman, Roland Barthes… Deux ans avant, en 2010, l’Audio Culture de Cox et Warner rassemble essentiellement des théoriciens en esthétique et des musiciens d’avant-garde. Un an après, en 2013, Michael Bull propose un Sound Studies, Critical Concepts in Media and Cultural Studies très riche en textes déjà très identifiés sur le sujet, de Jacques Attali à Paul Théberge. 

Ces ouvrages révèlent une tradition de réflexion sur le son et l’écoute en sciences humaines, dans lequel le HOSS vient s’inscrire tout en proposant une orientation originale. Malgré la présence d’auteurs aussi incontournables que Michael Bull, Tia De Nora ou Jonathan Sterne, ce livre relève moins d’un panorama pédagogique que des problématiques et des terrains proches de ses éditeurs. Trevor Pinch et Karin Bijtersveld travaillent en sociologie de la science et en STS (Sciences and technology studies) : le premier a œuvré dans cette perspective de longue date, à travers les sessions « STS Faces the Music » organisées à Bielefeld en Allemagne en 1996, ainsi que par son ouvrage Analog Days – The Invention and impact of the moog synthetizer, co-écrit avec Frank Trocco (2002). De son côté, au moment de la sortie de cet ouvrage, Karin Bijtersveld a notamment fait paraître Mechanical Sound: Technology, Culture and Public Problems of Noise in the Twentieth Century (MIT 2008) avec José van Dijck. Les deux éditeurs ont donc orienté ensemble les contributions vers des questions relatives à la science, la technologie et la médecine : « comment les scientifiques, les ingénieurs et les physiciens ont-ils employé leurs oreilles pour donner sens à ce qu’ils étudiaient ? (…) Comment ces pratiques d’écoute (…) ont-elles généré du savoir scientifique, des designs technologiques, et des appareils médicaux ? Comment l’écoute est-elle néanmoins restée contestée et manque de la même légitimation donnée aux autres moyens de la connaissance ? » (p.11-12). Avec ces questions ils rejoignent le Music, sound, and the laboratory from 1750-1980 déjà publié par Alexandra Hui, Julia Kursell et Myles W. Jackson, ces deux derniers auteurs figurant donc logiquement au sommaire de leur ouvrage.

Pour répondre à ces problématiques, l’ouvrage est découpé en fonction « des espaces où le son est perçu » : usines et espaces de tests industriels ; le « terrain » tel qu’on l’entend dans l’expression « field recordings » ; le laboratoire ; la clinique ; le studio de création ; l’espace de consommation, « domestique et au-delà » ; l’espace de l’archive sonore. Cette partition semble inspirée par la démarche pragmatique de Bruno Latour autour de l’observation de l’activité en laboratoire comme manière comprendre la science, avec un tour plus matérialiste : « “Follow the instruments“ is the methodological heuristic heard in this volume » (p.19). Elle a pour conséquence de nombreux échos et recouvrements entre les chapitres, qui suggèrent que la vie sociale et l’étude du son s’accommodent mal de frontières. 

Conscients de ce caractère mouvant de leur objet d’étude, Pinch et Bijsterveld valorisent l’étendue des passifs disciplinaires des auteurs réunis. Ils proposent ainsi d’envisager les sound studies à partir de la convergence et des carrefours entre des travaux issus de l’écologie acoustique, de traditions théoriques en architecture, en urbanisme et en design (sound design, soundscape design, design des interactions), d’études en art, en musicologie et en ethnomusicologie (avec la conférence « Listening In/Feeding back : listening and the circulation of sound media » à Columbia en 2009 pour point de touche), de la nouvelle musicologie et de la musicologie radicale, et des sensory studies. Vis-à-vis de ces dernières, les sound studies prêteraient d’après eux un intérêt accru à « l’imbrication matérielle » du son et la médiation multisensorielle de l’expérience sonore (p.10).

Sans souci d’exhaustivité ou de représentativité eu égard à l’ampleur de l’ouvrage, nous relevons trois lignes de force. Une première ligne de force concerne la façon dont le son participe aux sociétés industrielles. Mark M. Smith montre la relativité historique des représentations de l’industrialisation de la société, incarnés par l’ouvrage de l’historien Leo Marx The Machine in the Garden : ses sources sur une usine située à Lowell dans le Massachussets dans les années 1820 le poussent à affirmer que « les sons de Lowell sont mieux compris comme consonants avec les sons de la Nouvelle Angleterre rurale » (p.47). Hans-Joachim Braun interroge les rapports entre régimes politiques et réduction du bruit dans l’industrie allemande : il a fallu attendre les années 1970 pour que les « fonds de R&D soient suffisants pour développer ces mécanismes. A l’autre bout de l’échelle historique et dans le contexte urbain, Michael Bull trouve dans ce qu’il appelle « la culture Ipod » un rapport ambivalent à l’espace public, entre « sécessionnisme, créativité et addiction », une manière limitée et paradoxale pour les individus de retrouver une part d’autonomie vis à vis d’une culture urbaine incontrôlée (p.540). 

Une seconde ligne de force concerne l’usage instrumental et rationalisé du son. Telle qu’étudiée par Stefan Krebs, Eefie Cleophas et Karin Bijsterveld, l’industrie automobile et son traitement distinct du bruit des moteurs fait office de cas d’école. On retrouve cette double logique avec des implications sensiblement différentes dans le chapitre « Speaking for the body : the clinic » ; l’article de Mara Mills en particulier décrit les conséquences épistémiques de l’implant cochléaire pour comprendre comment l’audition « naturelle » est déjà une forme de « programmation » biologique (p.339). 

Une troisième ligne de force s’intéresse aux pratiques et aux concepts de la « sonification ». L’article d’Alexandra Supper offre une première approche de ce champ émergent, constitué de chercheurs qui travaillent à légitimer leur manière de transformer des ensembles de données en sons, en écho à la « visualisation ». Les communications publiques des chercheurs sont mobilisées pour interroger les régimes de valeurs scientifiques mis en avant dans cette démarche (p.249). Cette thématique pointe, plus que les autres, une des motivations principales des travaux en sound studies : réhabiliter la part du son dans les études historiques sur les pratiques scientifiques.

La réhabilitation du sonore peut-elle se passer d’une norme reposant sur la différenciation des sens ? Cette question est conceptualisée dans l’article de Jonathan Sterne et Mitchell Akiyama, qui s’intéresse à l’initiative du groupe First Sounds. Ce groupe est parvenu à « rejouer » un enregistrement sonore réalisé au moyen d’un appareil qui précède le phonographe d’Edison : le phonautographe, appareil à l’origine seulement destiné à la production de traces visuelles du son. Leur investigation fait écho au fameux chapitre de Kittler sur le gramophone, qui comprend un passage consacré à l’invention de la « fréquence » comme objet épistémique situé entre vue, audition et rationalité scientifique. Kittler montre comment la notation graphique du son a eu un rôle particulier dans le cadre des expérimentations en phono-linguistique, un sujet d’ailleurs développé dans le HOSS par un article de Julia Kursell, en référence à Kittler (p.176). 

Sterne et Akiyama avancent plusieurs propositions théoriques et méthodologiques, de manière à tenir la promesse du « handbook ». Pour eux, le phonautographe fait le lien entre l’histoire des technologies sonores et visuelles : il fait partie d’une série de « technologies qui ont traduit les processus naturels – le son, l’électricité, les processus et les rythmes biologiques – en données visuelles adhérant à des formes structurées » (p. 545). Ils proposent d’approcher ces différents objets en termes d’articulation, dans une approche constructiviste des sens : pour eux, la théorie de l’articulation en cultural studies permet d’aller plus loin que Latour dans l’interrogation des relations de pouvoir : dans cette théorie de la réalité sociale, les articulations entre les phénomènes, mais aussi leur vitesse et leur direction sont toutes contingentes. En conséquence, les auteurs proposent de considérer « la modularité des technologies sensorielles ; la modularité des relations entre les sens, les sujets, et les technologies ; et, ultimement, la modularité des sens eux-mêmes » (p. 546). L’article fait ainsi apparaître la relation entre les initiatives de « sonification » et le « transcodage » que Lev Manovich dégage comme un trait caractéristique de ce qu’il appelé « new media » puis « cultural software ». En s’appuyant sur la sémiotique piercienne, et le concept d’index, Sterne & Miyama proposent de parler d’audification pour parler plus précisément de ce qui, dans la sonification, relève d’une « hypothèse à propos de l’indexicalité dans la reproduction ou la manipulation d’un phénomène (…), une relation qui est censée être perçue comme une relation de cause à effet » (p. 549). Si l’on prolonge la proposition de l’article, l’audification de signes visuels révèle, comme toutes les entreprises de sonification, l’ambiguïté fondamentale de tous les types de signes, ce qui renvoie aux critiques de la catégorie de trace opérée en sciences de l’information et de la communication en France. La référence à l’écoute indexicale vient donc compléter les autres propositions de Jonathan Sterne qui suggèrent finalement que l’approche scientifique du son encourage un paradigme dominant de l’écoute, déjà présent dans le principe de la transduction. Ce paradigme revient à isoler et coder le son en niant son ambivalence et sa complexité comme phénomène sémiotique. Il serait intéressant de confronter ces propositions qui reposent sur des discours de producteurs de sons et de normes scientifiques à un régime plus large de discours sur l’écoute, pour observer dans quelle mesure celui-ci peut être considéré comme hégémonique.  

Le cas de First Sound pousse en tout cas les auteurs à assumer de manière plus franche que jamais la position radicalement constructiviste déjà exprimée par Sterne : « Il faut maintenant tirer les conclusions de la plasticité des données dans les structures numériques et de la dissolution des anciennes conceptiosns ur la perception sensitive   » ; « l'unité du son comme catégorie de la perception est un leurre du langage   » (p.557). En dissolvant ainsi tout a priori d’un plan distinct du sonore, leur proposition suppose en toute cohérence de remettre en cause le fondement du travail de rétablissement théorique d’une symétrie entre les sens autour duquel tournent les sound studies. Une conséquence qu’ils assument : « sound studies (…) must let go of its axiomatic assumptions regarding the givenness of a particular domain called « sound », a process called « hearing », or a listening subject » (p.556). 

Cet article final nous permet donc finalement de dégager, à l’échelle de cet ouvrage et peut-être au-delà, un apport spécifique des sound studies, qui revient à répondre à la question « à quoi sont bonnes les sound studies ? » La réponse serait : à sortir de la pensée cybernétique sur les sensations et les processus de signification. D’abord en montrant que la pratique et le contenu des sciences et techniques – « information » ou « donnée » sont souvent occulo-centriques, mais aussi en montrant que cette distinction est elle-même le résultat d’une conception cybernétique, qui isolent les facultés sensorielles des pratiques sociales dans lesquelles elles sont prises, pour mieux les hiérarchiser. Le fait que Sterne & Miyama suggère d’étendre l’idée de « transduction » à l’oreille humaine a d’ailleurs quelque chose de paradoxal, puisqu’il applique une métaphore technique à un processus humain (alors que l’idée de technologies « tympaniques », chez Sterne, relevait de la démarche inverse). Cette idée est relevée et soulignée dans l’introduction du HOSS, qui propose de manière analogue d’élargir l’idée de « conversion » au-delà de son ancrage technique.

De ce point de vue, plusieurs pistes apparaissent stimulantes pour des recherches futures. A contrario de ce qui est proposé dans l’introduction, l’usage étendu de catégories comme « transduction » ou « conversion », qui rapproche processus techniques et processus humains, mérite d’être questionné : est-ce que l’oreille humaine doit être comprise comme une machine comme les autres, et les chercheurs doivent-ils penser la sémiose comme un « traitement » de matériaux sémiotiques distincts ? Au contraire, si l’on souhaite revaloriser le son, l’idée d’une synthèse humaine des sensations et de la pensée ne pourrait-elle pas servir de modèle à une meilleure compréhension des rapports entre technologie et perception ? Un retour sur la tradition philosophique autour de la perception et de la cognition, de Kant à Merleau-Ponty jusqu’aux sciences cognitives, permettrait d’éclaircir ces choix épistémologiques.

Par ailleurs, malgré l’adjonction d’un site internet avec extraits audio, les productions mobilisées relèvent largement de l’écrit et l’image. Les perspectives méthodologiques manquent sur la façon le son ou l’écoute pourraient servir aux études en question. Les perspectives sur la valeur du son comme archive, présentes en histoire culturelle, ressemblent à un « point sourd » pour les sound studies. Certains articles de l’ouvrage traitent plus spécifiquement de musique, à propos du hip-hop ou de la musique électronique de publicité, mais soit les texts sont absents, soit ils existent à titre d’exemples au sein d’une démarche historique, comme dans l’article de Timothy Taylor. Une bonne manière de savoir si l’on souhaite comme Sterne pousser jusqu’au bout la déconstruction du sonore peut impliquer de se confronter de manière plus rapprochée à ce qu’on considère comme des « objets sonores », pour voir jusqu’où la description du son en tant que son reste heuristique pour comprendre des situations particulières ou pour dialoguer avec d’autres discours scientifiques et sociaux. 

Depuis leur mise à l’agenda scientifique, les sound studies ont volontiers contourné les questions proprement musicales pour se concentrer sur une culture élargie du sonore, sur le rôle des médiations techniques, sur les théories scientifiques. Or la sortie de normes trop limitées du sonore aurait tout à gagner du rapprochement avec certaines approches en popular music studies et en ethnomusicologie qui ont déjà de longue date relativisé l’existence d’un plan de l’écoute « pure ». C’est bien sûr le cas via les travaux de Michael Bull et Tia De Nora, dont les travaux sur la musique au quotidien et dans l’espace public ont valorisé une perspective pragmatique et socio-anthropologique élargissant le domaine de l’écoute musicale. On peut aussi penser, en France, aux travaux de Szendy, de Michel Chion, de Pierre Schaeffer, et aux travaux de revues comme Tacet. Autant de manières de continuer de tenir ouvert et à rendre productif le dialogisme scientifique à l’origine des sound studies. A ce titre, l’article de Myles W. Jackson, « From scientific instruments to musical instruments : the tuning fork, the metronome, and the siren » met en œuvre une méthodologie stimulante : associant souci de l’histoire et des matérialités, il pivote dans les deux sens entre la construction du son comme objet de science et comme objet esthétique. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que là où les sound studies se focalisent sur les conditions matérielles, spatiales et discursives de l’écoute, les visual studies discutent largement les significations et les interrelations (pour ne pas dire l’intertextualité) des images « elles-mêmes », qu’il s’agisse d’œuvres plastiques ou de productions visuelles au sens large. Chaque champ apparaît presque comme le miroir des limites de l’autres. Au sonore le pragmatisme, au visuel le média-centrisme ? S’il s’avère exact, ce partage mérite discussion. 

Plusieurs années après sa parution, cet ouvrage riche montre en tout cas comment les sound studies font de la thématique du sonore un point de départ particulièrement stimulant pour interroger la pratique de la science comme phénomène culturel et social, pour mettre en perspective les résultats et les méthodologies d’autres disciplines, et pour ouvrir des domaines d’investigation originaux.  

 

Bibliographie

Bijsterveld, K. (2008). Mechanical sound: Technology, culture, and public problems of noise in the twentieth century. MIT press.

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