De Rousseau à Ernaux, la littérature a su s’emparer de la honte pour en explorer les nombreuses facettes.

Ce thème de la honte fait surgir aussitôt des références classiques, parmi lesquelles Jean-Paul Sartre est évidemment bien placé, tant pour ses propos dans L’Être et le Néant que pour ceux qu’il publie dans Réflexions sur la question juive (et l’emprisonnement du regard autour de l’étoile jaune). Mais commençons plutôt par Lord Jim (Joseph Conrad) : histoire d’une dégradation brutale, la honte y est reliée à la déchéance. Jim a d’abord une haute opinion de soi, mais il a fui un navire en perdition dont il était le second. Pourtant, le bateau ne coule pas, et c’est sa lâcheté qui devient prégnante. La honte prend forme en lui. Il y a donc une faute (qui relève de la justice), et il y a la disgrâce de soi bientôt prise dans le cercle intime de son propre jugement (qui relève alors de la honte morale). La honte est déclenchée certes par un acte ou un événement, mais elle concerne l’évaluation de soi-même, et la manière dont on se sent la cible des autres. Elle s’insère dans la non-coïncidence entre image de soi et chute dans l’événement humiliant.

Il est probable que la honte – que l’on ne confondra pas avec le remords – soit la chose du monde la mieux partagée. Néanmoins, les raisons de rougir (de honte) ou les manières de détourner les yeux varient selon les peuples et les cultures. Mais aussi selon les modes, les mentalités et les mythologies. C’est afin de le montrer que l’auteur de cette exploration des normes et des codes qui définissent les configurations du sens de l’honneur et les formes de la dignité – pourtant réduite à l’espace littéraire classique et moderne occidental – a entrepris le parcours présenté ici. Insistons bien, il se limite aux sources littéraires, sauf quelques allusions plus larges, selon le sous-titre justifié de l’ouvrage. Cela suffit à donner corps à la honte, telle que les humains la vivent : honte historique, honte de soi, honte pour soi, honte pour l’autre, honte de soi en tant qu’autre, honte de l’autre en tant que soi, honte d’avoir honte…

 

La honte d’être homme ?

C’est une citation de Gilles Deleuze qui donne la clef d’extension de ce motif de la honte dans la littérature, et pourquoi pas dans l’existence en général : « La honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ? » Ce qui est certain, c’est que la littérature brise le plus souvent le silence qui entoure la honte, on s’en aperçoit vite à la lecture de l’ouvrage. Grâce à elle, on saisit fort bien cette mutation de soi, de sujet en objet, qui définit la honte. Elle relève de la déconsidération de soi, mais dans le tourment par lequel on voit constituer son moi par les autres. Retour sur Sartre, sans aucun doute, mais ici par le biais de Witold Gombrowicz, mais ce pourrait être aussi Jean-Jacques Rousseau, mis ici au panthéon des timides invétérés, à l’égal de Stendhal, timides se soignant par l’écriture.

Restons-en toutefois d’abord à la honte généralisée, parfois universalisable : honte d’une humanité qui pratique le génocide, qui ne cesse de guerroyer, qui défaille en permanence, et ne cesse de voir se succéder des hontes historiques : honte de débâcles, de gouvernements, de rancœurs, de ressentiments, honte du racisme (celui-là qui désigne l’incapacité à faire face à sa propre impuissance en humiliant l’autre), les hontes s’enchaînent et se cumulent, tissant autour des mémoires historiques de l’humanité des filets de culpabilité.

Il est aussi des hontes qui font retour sans qu’on s’y attende. Par exemple, la honte que l’autre, autrefois colonisé, suscite dans l’ex-colonisateur, honte racontée par Artaud, Soupault ou Leiris, selon ce fil conducteur littéraire.

 

La honte comme punition

L’analyse des ouvrages de Marcel Proust complète la perspective. Le rapport entre deux individus est traité d’emblée comme une évaluation réciproque du statut social de l’autre. On se jauge, non sans que surgisse alors le principe social de domination (en l’occurrence sensible). Tout le corps se fait regard et écoute de l’autre, dans ses faiblesses et ses suprématies (provincialisme, ton du dominé, domination par le regard, clanisme). Le code figé des relations est conforté par une atmosphère de déni, surtout en régime démocratique.

La honte est vissée aux rapports entre les corps sociaux. Elle participe aussi de rituels coutumiers : châtiments et accusations publics, mises au pilori, flagellations, marques de discrimination, processions de bagnards auxquels on fait traverser la France (les allusions à des romans classiques sont ici évidentes), chemise rouge qu’on fait porter aux assassins avant leur exécution, femmes marquées au fer rouge, filles tondues à la Libération, prisonniers tatoués dans les camps de concentration… La liste est longe de l’infamie passant pour ordinaire infligée aux personnes. Le cœur de l’affaire tient surtout à la manière dont la victime est soumise à la risée publique et aux quolibets. Le bonnet d’âne de nos anciennes mœurs scolaires n’en diffère pas. Finalement, on expose ainsi en public quelque chose d’intime chez la victime, lié souvent à un aveu, mais pas toujours.

Ainsi en va-t-il de la nudité impartie dans la manière de désigner le honteux. Franz Kafka ne décrit-il pas, dans La Colonie pénitentiaire, ce moment où le condamné veut rattraper ses vêtements pour couvrir sa nudité, mais le soldat lui arrache ses derniers lambeaux, de telle sorte qu’à la fin, il ait l’air d’un chien résigné.

 

La honte du « rang »

Parmi les différents types de honte puisés par l’auteur au cœur de la littérature, il y a bien sûr la honte sociale. Elle résulte bien encore du rapport entre personnes, mais complétée cette fois du rapport de mépris ou de moquerie suscité par la fidélité aux origines humbles ou « supérieures ». Paul Nizan, par exemple, est convoqué ici pour fouiller les arcanes des origines familiales. L’humiliation cependant peut donner des ailes au désir de revanche. La honte du type de vêtement porté recoupe la précédente. Cette fois, Camus est invoqué, qui eut honte des habits imposés durant son enfance. La honte de soi saisit l’enfant pauvre, qui s’enferme dans le silence malheureux. Elle saisit aussi la sociologie du Béarn revenant sur la terre de son enfance et de ses parents, et tentant de surmonter l’ancienne honte « d’eux et de moi-même » (Pierre Bourdieu dans Esquisse pour une auto-analyse). L’auteur de l’ouvrage allant par ailleurs jusqu’à en faire le fondement de toute recherche sociologique du professeur promu au Collège de France.

Résiste-t-on toujours à la honte imposée, lorsque le regard nazi vous classe en dehors de la société, par haine du juif ? Là encore, les auteurs classiques (Gombrowicz, Primo Levi) donnent une dimension littéraire à la honte. Et elle n’est pas imaginaire. Et que se passe-t-il lorsque vous êtes enfermé à Mettray et que la honte d’être tondu vous saisit ? Le passage de Jean Genet à l’écriture constitue-t-il un mécanisme de survie à la honte bue ?

 

L’écriture

Aux franges de l’écrit, effectivement, il reste la honte propre à la littérature, du moins aux développements présentés dans la littérature. Il faut alors distinguer deux veines d’analyse, celle qui porte sur l’auteur – curiosité d’ailleurs, à part Annie Ernaux, peu de femmes (citées) sur ce thème en littérature – et celle qui porte sur des textes décrivant la honte. Concernant l’auteur, Jean-Pierre Martin se demande si l’homme de lettres ressemble à l’homme de la honte. Ou plutôt, il l'affirme, insistant aussi sur le fait que le corps des écrivains participe de leurs écrits. N’oublions pas Jean-Jacques Rousseau, tétanisé par Mlle de Breil, éprouvant la honte de ne pas être à la hauteur. Certes, il est encore adolescent. Mais Les Confessions organisent un parcours dans les différentes formes de honte : la honte individuelle, profane, sociale, etc. N’oublions pas non plus Proust rappelant à André Gide qu’en littérature on peut tout dire sauf sur le mode du « je ». Ce qui revient tout de même à faire de la littérature une entreprise d’éhontement, ainsi que le promet Genet : « Mon récit puisé dans ma honte s’exalte et m’éblouit. » Et que de phrases sur la honte chez Marguerite Duras !

Depuis deux siècles, montre l’auteur, la littérature semble nous raconter une série de mises à nu de la honte de soi-même. Retour sur Conrad, mais aussi sur Malcolm Lowry, ou Nathaniel Hawthorne qui, dans la Lettre écarlate, fait de la honte une rengaine, avant que cette honte ne se retourne contre ceux qui l’ont provoquée.

La littérature – nous n’avons cependant par cité chacun des auteurs étudiés dans cet ouvrage – décrit parfaitement bien les hontes à l’égard du corps. C’est d’abord une honte générale envers les manifestations du corps : suintements, sueurs excrétions. C’est ensuite une honte à l’égard de la laideur particulière que l’on ressent de soi, ou d’une imperfection. Encore existe-t-il une honte plus globale, honte du corps et de toutes ses manifestations contingentes ; elle tient évidemment à la métaphysique du dualisme âme-corps. Si l’esprit est tributaire du corps, cette honte grandit comme s’il fallait dire au corps : « Tu me fais honte… » Ceci indépendamment des hontes multiformes suscitées par la scène « primitive » ainsi que décrite par Sigmund Freud