Contre les discours technophobes, B. Stiegler enjoint à une pensée de la technique restituant sa place dans le domaine du savoir pour nous prémunir de ses périls.

En trois entretiens, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir propose un état des lieux de nos sociétés occidentales modelées par les derniers progrès de la science, les avancées techniques et le rôle prédominant du capitalisme dans leur orientation. Pour Bernard Stiegler, l’enjeu qui doit dominer aujourd’hui nos préoccupations est le suivant : comment penser et accompagner les mutations technoscientifiques en les réassignant à des finalités collectives choisies pour les empêcher de devenir des instruments aliénants isolant l’homme dans ses pulsions ?


L’état de la technique aujourd’hui

La critique de la technique est un topos de l’histoire de la philosophie, depuis Platon et sa condamnation de l’écriture jusqu’à la thèse heideggerienne de la domination de celle-ci. Bernard Stiegler se refuse à la condamner trop unilatéralement et s’attache à la comprendre à même ses évolutions, pour mieux en désigner les possibilités autant que les limites et les risques.

Le premier aspect dont il faut tenir compte est que la technique joue un rôle essentiel dans la formation de la culture dans la mesure où elle est porteuse d’une mémoire commune. Platon distinguait entre l’anamnèse, le modèle de la réminiscence des idées véritables, et l’hypomnèse, les techniques de mémorisation qui figent celle-ci et empêchent tout accès vivant et véritable aux idées réelles dont elles ne sont que des simulacres. Bernard Stiegler refuse cette opposition et insiste sur le fait qu’il faut redonner toute leur valeur aux hypomnémata, c’est-à-dire les objets supports de mémorisation et d’extériorisation de nos connaissances, tels que l’alphabet, la numération, les livres ou encore les clés USB. Il faut être à même de voir en eux les supports de l’extension de nos connaissances, dans la mesure où ils permettent le développement de nouvelles capacités opératoires – ainsi pour Husserl précise Bernard Stiegler l’apparition de la géométrie est inconcevable sans l’écriture – et sont ainsi le support d’une pratique de soi émancipatrice. Nulle loi d’airain donc, selon laquelle toute technologie serait inéluctablement aliénante. Ce qui rend d’autant plus urgent une pensée appropriée à celle-ci, d’autant plus capable de pointer du doigt toutes ses déviations qu’elle saisit parfaitement ses apports.

Car la technique, si elle est le support d’une possible émancipation, peut devenir en retour un potentiel instrument de contrôle. Comment penser un tel renversement, qui à vrai dire concerne l’utilisation actuelle réelle qui en est faite, et donc ainsi esquisser les voies d’un nouveau retournement, redonnant à l’utilisation des objets techniques la portée qui est la sienne ? Une telle analyse requiert une présentation plus détaillée de l’état actuel de la technique et de la manière dont elle peut aujourd’hui servir au contrôle. C’est ici qu’entrent en jeu plus précisément les termes énigmatiques du titre : "hypermatériel" et "psychopouvoir".

Sur quoi repose, intrinsèquement, la technique ? Quelle en est la forme actuelle ? La technique, dans le fil de son évolution, se développe selon des procédés que Bernard Stiegler nomme des procédés de grammatisation, qui sont ce qu’il appelle des processus de discrétion, c’est-à-dire qui isolent un geste, une pensée ou autres pour les retranscrire en les rematérialisant autrement. Par exemple, on peut rédupliquer, en l’abstrayant de sa provenance initiale, la voix, qui correspond au départ à un certain état du corps et à la manière dont les organes qui le composent communiquent et s’agencent entre eux, en la matérialisant sous une autre forme, par exemple celle d’un code numérique dans un dictaphone USB. Le stade "hypermatériel" désigne la dernière étape du processus de grammatisation, dont la première étape fut la naissance de l’écriture, la deuxième le développement de l’imprimerie, la troisième le développement du machinisme qui a étendu la discrétisation de la pensée aux gestes corporels. Deux traits caractérisent le stade "hypermatériel" : l’entrée, désignée par Walter Benjamin, dans l’ère de la reproductibilité qui permet de restituer les choses dans leur temporalité propre, et plus encore le fait que la matière se confonde avec la forme, que dans la rapidité des échanges de l’information, la matière ne se distingue plus de ce qui l’informe.

Le couplage de ces deux aspects rend d’autant plus important l’élaboration de la technique comme technique de contrôle, et la constitution de celle-ci comme "psychopouvoir", c’est-à-dire comme possibilité de prévoir les comportements, de les orienter à volonté, selon les seuls impératifs du marché et de la financiarisation, en amenuisant ce qui les oriente, à savoir le désir, pour n’en faire plus qu’une pulsion de consommer.


Dépasser les pulsions, s’orienter selon ses désirs

Ainsi selon Bernard Stiegler, les nouveaux hypomnémata ont fini par "[former] un appareil de captation de la libido qui est devenu une infrastructure mondiale"   . Dès lors que les choses sont reproduites dans leur temporalité propre, et qu’elles sont saturées d’informations, il est possible d’en faire des instruments de captation de l’attention, que l’on oriente selon une possibilité parmi les multiples qu’ouvrent ces choses, pour ramener l’homme au seul plan de la subsistance, de la consommation immédiate, qui lui ôte tout horizon d’attente, toute possibilité de se projeter de lui-même, en commun avec d’autres hommes, selon l’orientation de son désir. Cette captation de l’attention est précisément ce que Bernard Stiegler nomme "psychopouvoir" et est dommageable dans la mesure où elle s’adresse à nos réflexes et constitue une sorte de domestication s’adressant en priorité à notre part  pulsionnelle. Or, il y a là un terrible processus d’autodestruction qui est mis en œuvre, car nous rejetons ainsi ce qu’il y a en nous de "non inhumain", c’est-à-dire notre capacité à nous élever, par la sublimation, en se tenant entre les souvenirs et la mémoire qui nous constituent, et les attentes que l’on projette, projection qui induit toujours une socialisation, car elle produit une attention véritable qui se porte vers le monde qu’investit également autrui. Les psychopouvoirs substituent à l’éducation une captation de l’attention qui est destructrice de toutes formes d’identification pour produire un réflexe de consommation dénué de tout savoir. Aux processus de destructuration qu’ils entraînent dans leur sillage, il faut donc opposer une politique de l’esprit, désignée comme mise en place d’un "système de soins". L’enjeu est de permettre une formation qui fasse réaliser la portée des enjeux techniques, qui puisse reconduire ceux qui emploient les objets techniques à la mémoire dont ils sont porteurs et aux perspectives qu’ils ouvrent.

De manière générale, pour dépasser le domaine du pulsionnel, il faut réinvestir selon Bernard Stiegler le domaine du désir. Le désir est ce qui est amené à être sublimé, à être porté vers un horizon où les tendances s’agencent et se composent entre elles pour former des normes et un plan de croyance. Élevés jusqu’à ce plan, les objets sont investis de leur signification et peuvent alors fournir des motifs à nos actions. Cette sublimation qui transforme la libido en énergie sociale est le processus même de civilisation. Elle est productrice de singularités, c’est-à-dire de ce qui ne se tient pas sur le plan de la subsistance, qui résiste à une consommation immédiate, mais qui est une consistance, dont il faut pouvoir prendre soin, car sur elle reposent l’existence et toute forme d’individuation, dans un sens aussi bien personnel que social. Là où la pulsion isole, tout en produisant, paradoxalement, de l’effet de masse, et détruit les structures, le désir ramène à du commun, qui investit celui-ci, le prend en charge en l’organisant.

Bernard Stiegler en vient donc à réhabiliter la croyance, laquelle peut prendre différentes formes et n’est pas synonyme de religiosité. On peut trouver des traces de la croyance dans tous les domaines du savoir, par exemple dans la géométrie qui consiste en la manipulation d’objets qui n’existent pas (des points, des droites), Le savoir n’est pas nécessairement synonyme de connaissance, en tant qu’il est le résultat d’une sublimation – croyance en un certain sens. L’idée ici défendue est celle d’une infinité de l’esprit, croyance ne devant pas ici être compris comme ce à quoi l’on accorde son crédit sans limites mais ce qui ouvre le champ à l’interprétation, à la réappropriation selon de multiples manières : par exemple une œuvre d’art comme un quatuor de Beethoven n’est pas assignable à une vérité, de même que dans le domaine de la physique la réinterprétation par Einstein des théories de Newton n’en constitue en aucun cas le dernier mot. Le drame est alors dans le fait que le capitalisme capte cette libido, cette élévation à l’infini pour la rendre calculable, la croyance se voyant alors remplacée par la confiance en ce qui est calculable (cf. le dollar américain portant l’inscription "In God we trust"). Le capitalisme est le résultat d’une rationalisation du monde qui réduit son interprétation à sa calculabilité. Selon Bernard Stiegler, il entraînerait un abandon de la sublimation (dont il ne peut cependant jamais tout à fait se passer), réduisant les individus à des mécanismes, tendant ainsi à  un contrôle accru de ceux-ci dans la mesure où il annihile leur part de désir et ne les traite plus que selon leurs réflexes.

On comprend alors mieux le sens d’un "réenchantement du monde" prôné par l’association de Bernard Stiegler, Ars Industrialis, même si on peut considérer qu’il reste frappé d’une certaine ambiguïté : redonner place à la croyance n’est- ce pas en fin de compte épouser les critiques traditionnelles de la modernité comme étant destructrice des repères traditionnels et ainsi en revenir à des visions nostalgiques ? Autre ambiguïté de Bernard Stiegler, celui de son rapport au capitalisme, qu’il critique tout en cherchant à le préserver de son autodestruction (pour Bernard Stiegler l’enjeu n’est pas de dépasser le capitalisme qui selon lui s’épuisera de lui-même) : réinvestir le domaine de la croyance n’est-ce pas alors vouloir maintenir les structures du capitalisme en masquant leurs réalités derrière de beaux récits ? La formulation du projet de Bernard Stiegler permet de dépasser ces ambiguïtés : il n’est ni anti-moderniste ni technophobe car il est pour lui essentiel d’admettre la réalité du conditionnement technique de notre esprit. Réinvestir dans le domaine de la croyance ne signifie donc pas se tourner vers le passé, mais bien au contraire être à même de se tourner vers ce qui est à venir par une orientation du désir dans le sens de la constitution de choix qui seront autant de causes finales, pour dépasser le simple domaine de l’efficience. Reste que ces ambiguïtés rendent parfois difficile une appréhension claire des positions de Bernard Stiegler.