Roland Barthes explore l’œuvre du peintre Cy Twombly et reconstruit son rapport à l’acte de création.

En quoi l’œuvre du peintre américain Cy Twombly intéresse-t-elle Roland Barthes ? Pourquoi cet intérêt a-t-il donné lieu à deux textes brefs, parus initialement dans deux catalogues datant de 1979, repris dans le cinquième et dernier tome des Œuvres complètes de Roland Barthes en 2002 et réunis de nouveau dans cet ouvrage ? La note de l’éditeur rappelle le contexte de l’écriture : une rencontre de Barthes et Twombly organisée par le galeriste Yvon Lambert en 1975. Comme un symbole, le travail de Twombly est d’abord révélé à Barthes « à travers de nombreuses photographies ». Entre la peinture à découvrir et le texte à venir, il y a la photographie : lieu de l’étonnement face à l’acte de création. Au seuil de ces deux textes en fragments, comment ne pas penser à La Chambre claire ? Comment ne pas imaginer Barthes observant les photographies des peintures de Twombly et articulant déjà le langage de son commentaire ? Dans cette peinture photographiée, révélée, présentée au regard du sémiologue, il y a la promesse d’une jouissance dans la rencontre inattendue avec la forme graphique et ses traces sur la toile.

Ce n’est point un hasard si le premier texte, « Sagesse de l’art », s’ouvre sur une question que Barthes associe à la peinture : « Qu’est-ce qui se passe, là ? » Pour Barthes, la rencontre avec le tableau, qu’il rapproche de la scène du théâtre antique, est avant tout une rencontre avec « l’Événement ». Plus qu’un peintre, Twombly est un metteur en scène qui présente, agence, transforme l’acte de création en une succession d’événements inscrits dans le champ de la toile. Chez Twombly, Barthes identifie cinq types d’événements, déjà présents dans le vocabulaire des Grecs : un « fait », un « hasard », une « issue », une « surprise » et une « action ». Le premier texte de Barthes se présente donc en cinq sections faisant écho à « ce qui se passe » dans la toile de Twombly. La structure du texte barthésien est celle d’un dialogue en fragments, comme si la seule façon de lire et d’écrire la peinture de Twombly serait d’opérer précisément dans ce glissement entre les événements et leurs descriptions.

Mais comment s’approprier l’univers de Twombly ? En observateur minutieux, Barthes note que le peintre transforme la matière en un fait, une présence qui « traîne » sur la toile. Libéré de sa fonction, le matériau est élevé au rang de l’absolu. Barthes est attentif aux « gestes » qui rendent possible cette élévation : la « griffure », la « tache », la « salissure ». Dans l’écriture de Barthes, il s’agit de trouver des mots non seulement pour définir le geste de Twombly mais également pour traduire ses « événements écrits », soit les Noms qui traversent son œuvre, glorifiés dans l’acte d’écriture ou dans la graphie de la dédicace. Cet effort de réécriture est au cœur des deux textes barthésiens : écrire sur Twombly revient à étudier des apparences, des impressions, des interstices, des espacements saisis entre l’inspiration de la toile et les échos de l’esthétique japonaise. Car Twombly est aussi un carrefour de lectures et de références. Pour lire Twombly, il faut convoquer Gautier, Valéry, Mallarmé, Chateaubriand, Proust et Sade. « Une sorte de triangle d’or joint les antiques, les poètes et le peintre », écrit Barthes.

The Italians, Sahara, Mars and the Artist, The Age of Alexander… : le texte de Barthes traverse les œuvres de Twombly mais la question du sens finit toujours par resurgir. Pour Barthes, les tableaux du peintre produisent un « effet », soit un jeu complexe de sensations qui mobilise les couleurs et les formes, la poésie et la mythologie, bref la rencontre et le flottement des signes dans la toile. Au cœur de cette « sémiographie », nous dit Barthes, il y a souvent une surprise, c’est-à-dire une sorte de « secousse mentale » qu’il rapproche de l’esprit zen. Ces surprises se lisent par exemple dans l’intervention de l’écriture dans le champ de la toile : mots manuscrits, notations, typogrammes, chiffres et autres inscriptions dictés par la maladresse subversive de la main. Ainsi, Twombly opère une incursion dans le champ de la culture : il évoque des histoires, met en abyme des textes, transforme l’objet de la toile en allusion, faisant du peintre lui-même et de son spectateur les nouveaux « sujets » de la peinture. Ici prennent forme selon Barthes un certain art de la retenue, une sagesse de l’acte de création qui, en rendant la reproduction impossible, en choisissant de flotter plutôt que de saisir, libère l’œuvre d’art et l’offre au désir de la lecture et de l’interprétation.

On le sait : l’écriture de Barthes est une danse des mots, un art du retour sur les objets du monde et le sujet inépuisable de l’écriture. Il n’est donc pas surprenant de constater avec l’éditeur « quelques chevauchements » entre les deux textes du Cy Twombly. D’un texte à l’autre, il y a l’écho d’une écriture barthésienne qui avance en tâtonnant, en se répétant, comme s’il fallait confronter l’incertitude du commentaire à l’insaisissable de la création. À son tour, le second texte s’ouvre donc sur une suite de questions : « Qui c’est Cy Twombly (ici dénommé TW) ? Qu’est-ce qu’il fait ? Comment nommer ce qu’il fait ? » Écrire sur Twombly revient à mener une quête ouverte dans le champ du langage. Là encore, cette quête s’effectue sous le signe du fragment. Le texte barthésien est divisé en six sections : « Écriture », « Culture », « Gauche », « Support ? », « Corps » et « Moralité ». Barthes poursuit son effort de lecture et de réécriture de Twombly à partir de quelques qualités fondamentales : prééminence du geste, esthétique du vague, plaisir du discontinu, gaucherie de l’écriture, rencontre de l’inscription et de son effacement. Au détour de ses lectures, Barthes répond aux commentaires, déconstruit les étiquettes, dévoile le caché : chez Twombly, la couleur est aussi une « idée sensuelle », le temps est « en perpétuelle incertitude », le papier est « le dernier état de la peinture, son plancher ». Au carrefour des lectures barthésiennes, il y a le corps du spectateur : un appel à la séduction, au déplacement, à la quête des traces du désir et de ses pulsions.

Et si l’œuvre de Twombly était aussi un prétexte pour nourrir l’aventure de l’écriture et étendre le domaine de la création barthésienne ? Dans la fin des années 1970, Barthes donne ses cours au Collège de France sur La Préparation du roman et travaille simultanément sur le projet inachevé de sa Vita Nova. De 1971 à 1975, Barthes s’essaie à la peinture et produit, comme le note Tiphaine Samoyault dans sa récente biographie, près de 700 dessins et peintures. Chez Barthes, comme chez Twombly, la peinture reste indissociable de l’écriture. Les deux domaines supposent une recherche par-delà le sens, dans le jeu et le plaisir des signes. En écrivant sur Twombly, Barthes glisse vers l’imitation : il se met, comme il dit, « dans les pas de la main ». Dans ses exercices de peinture, Barthes se plaît à copier non pas le « produit » mais la « production » de Twombly, soit le geste, l’élan, les traces de l’acte de création. Dans cette pratique de l’imitation créatrice, Barthes sait pertinemment qu’il n’atteindra pas l’œuvre de Twombly. Peu importe, l’enjeu est ailleurs : perpétuer le geste de la création dans le champ de la feuille, percevoir la « moralité » de l’art en tant que création qui « ne veut rien saisir », exempte de tout sens, définie par la seule oscillation entre la dérive du désir et le charme de la retenue. Pour Barthes, Twombly est plus qu’un peintre. Il est un « peintre d’écriture », un miroir du double « je » écrivant et peignant, mais aussi un artiste créateur qui invite à glisser hors de l’écriture, hors de la peinture, hors du sens, dans cette zone paradoxale où la création, par sa concision et sa rareté, peut enfin prétendre à une forme d’éternité