L’Encyclopédie, témoignage de la construction et de la formalisation des savoirs et savoir-faire médicaux
« L’art d’appliquer des remèdes dont l’effet conserve la vie saine, et redonne la santé aux malades » , ainsi l’Encyclopédie définit-elle la médecine. Divisée en six thèmes, l’anthologie de Gilles Barroux, dresse un état de la pensée et de la pratique médicale au milieu du XVIIIe siècle. Il met en évidence que la médecine est une discipline en construction qui se divise en plusieurs branches. Elle a pour objectif de soigner, de lutter contre des maladies spécifiques entrainant une interrogation sur la normalité et l’anormalité. Le médecin s’affaire contre la maladie en observant et en prescrivant des remèdes. Il est légitime, dans le sens où ses compétences sont reconnues par ses pairs. Le malade recours à ses services. Gilles Barroux, au travers de l’analyse d’articles de l’Encyclopédie, souhaite faire un état des lieux dynamique d’une médecine en évolution face aux autres savoirs et à la société des hommes du temps : « la médecine à travers toutes ses dimensions contribue à enrichir et régénérer la connaissance de l’homme » .
Les sources diverses de la connaissance médicale au XVIIIe siècle
La replaçant dans son contexte intellectuel et scientifique, Gilles Barroux essaie de déterminer la place de la médecine dans le projet de l’Encyclopédie. Pour cela, il analyse les fondements intellectuels à partir desquels chaque objet de connaissance est appréhendé. Une méthode consistant à suivre les propos de George Canguilhem : « une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère » . Ainsi, l’Encyclopédie possède « une démarche philosophique au sens de définir, d’enquêter, de revenir à l’origine d’un savoir et d’occasionner autant de questionnements » . Il s’agit de rendre raison, de proposer une connaissance intelligible à partir de principes clairs.
Les articles de l’Encyclopédie témoignent d’une tension entre modernité et tradition. La pensée médicale bénéficie d’une littérature abondante et hétéroclite : du corpus hippocratique aux journaux, gazettes et recueils d’observations. Pour Gilles Barroux, les articles ont ceci de commun avec la presse médicale qu’ils mettent en place un travail d’enquête. Ainsi, Jean-Jacques Ménuret de Chambaud, dans l’article spasme, propose une réflexion étendue où il expose les différents points de vues sur ce phénomène physiologique. Traduit par Diderot, et augmenté par Busson, le Dictionnaire universel de médecine de Robert James, publié en France en 1748, constitue l’une des sources majeures de l’Encyclopédie. Gilles Barroux fait ressortir les similitudes et les divergences entre ces deux ouvrages, montrant une évolution dans le contenu des articles. Ainsi, dans l’article « Anatomie », tandis que le dictionnaire avance de manière hypothétique la possibilité des vivisections, de dissections et d’expériences sur les condamnés à mort, dans l’Encyclopédie, Diderot justifie par l’utilité le droit de mener ces expériences.
Gilles Barroux prête une attention particulière aux auteurs des articles, savants et techniciens détenteurs de savoirs et savoir-faire médicaux. Ainsi, faire collaborer médecins, anatomistes, pharmaciens c’est, pour l’auteur, mettre entre parenthèses les frontières politiques et polémiques qui les opposent. Leurs contributions sont essentielles car « aucun objet d’importance dans ce domaine (...) ne peut être expliqué de manière satisfaisante sans convoquer plusieurs dimensions » . La pensée médicale ne peut pas s’appréhender seulement en exposant la pensée des médecins mais bien en présentant les points de vues de tous les professionnels exprimant leurs opinions et leurs spécialités. Parmi les 27 auteurs d’articles médicaux dans l’Encyclopédie, si certains ont peu écrit, comme le médecin Théophile de Bordeu, d’autres ont été plus prolixes. Le cas du Chevalier de Jaucourt est emblématique. Ses 600 articles, reflets d’un Lexicon medicum universale disparu, présentent en filigrane sa pensée : « observer la nature sans la surcharger de remèdes, importance de l’hygiène de vie et enfin la dénonciation des charlatans » . Les articles de Jaucourt montrent « une réflexion murie à partir de l’expérience » ayant pour maxime « se débarrasser, partout où cela est possible, des préjugés maintenant les sciences dans l’état de stagnation » . Il rejoint alors les visées des encyclopédistes.
Un reflet des débats de l’époque
A contrario d’Henri Zeiler, Gilles Barroux affirme qu’on ne peut dissocier radicalement les connaissances du XVIIIe siècle et les œuvres classiques. Les articles « clinique », « crise », « hippocratisme », « galénisme » et « médecins antiques » dressent un état des lieux des connaissances et des pratiques médicales. Les rédacteurs restituent l’histoire de chaque maladie. La « médecine » est divisée alors en plusieurs branches : médecine générale, thérapeutique, pharmacie ou encore l’hygiène. Les articles « médecine », « anatomie », « chirurgie », « hygiène » et « pharmacie » témoignent de ces divisions. Ainsi, l’Encyclopédie ressemble à une véritable « toile d’araignée ». Le lecteur doit mener « une véritable enquête au sein d’un dictionnaire », car 43 articles renvoient à 121 articles renvoyant eux mêmes à d’autres notices.
L’anthologie compte une partie sur la définition de l’état de maladie ou de santé et des maladies particulières : cancer, fièvre, goutte et maladies vénériennes. Gilles Barroux montre que la définition précise de l’état de maladie et son origine opposent les médecins mécanistes et ceux vitalistes. Pour les premiers, c’est un dérangement de la machine. Pour les seconds, c’est la corruption d’un principe d’harmonie générale des parties. Enfin, l’article « inoculation » - nous dirions aujourd’hui vaccination - rédigé par Tronchin se présente comme un manifeste en faveur de cette nouvelle méthode : les treize objections les plus courantes sont démontées une par une, dans un plaidoyer étonnement moderne.
Entre institutionnalisation de la pratique médicale et définition de la normalité
Gilles Barroux met en lumière la mise en place d’une normalisation du statut de médecin par l’État. Les articles « médecin » et « charlatans » témoignent de la volonté de règlementer juridiquement la pratique du médecin, distingué du charlatan : l’édit de Marly, en 1707, règle les études médicales et interdit l’exercice de la médecine par les non-qualifiés. Le médecin, à la vie saine et équilibrée, doit être religieux, dénoué de toute superstition et collaborer avec les apothicaires tout en veillant qu’ils ne prennent pas trop de pouvoirs. L’institutionnalisation passe aussi par les mise en place de lieux particuliers : l’hôpital et l’hôtel-Dieu, où Diderot estime pourtant que les malades reçoivent des soins sommaires.
Le malade n’est cependant pas absent de l’Encyclopédie, bien au contraire. L’un des passages les plus instructifs de l’ouvrage réside dans l’étude de la réalité des soins au travers des thérapeutiques et des médicaments. Le malade est le premier acteur de sa santé par l’adoption d’un régime adéquat déterminé suivant le tempérament, le sexe, la région, le climat et la période. Les dictionnaires médicaux portatifs permettent au malade de s’administrer les remèdes les plus simples. C’est seulement dans un second temps qu’il recourt au médecin. Lui seul est en mesure de prescrire un traitement complexe et de connaître les contre-indications des médicaments. Ainsi, l’article sur le quinquina met en garde contre l’utilisation abusive de cette écorce venue d’Amérique, utile contre certaines fièvres.
Étudier la médecine dans l’Encyclopédie c’est aussi s’interroger sur les conceptions de la normalité et de l’anormalité dans le rapport du physique et du moral. Les articles « passion », « folie » et « manustupration » présentent les passions comme les causes des maux, ce qu’aujourd’hui les médecins nomment la somatisation. Descartes affirmait à ce sujet que l’âme est le siège des maux. En reprenant les études de Michel Foucault, Gilles Barroux présente les interrogations que suscitent les articles « monstre » et « hermaphrodite » : devient-on anormal ou naît-on ainsi ? Les tenants de l’épigénèse, apparition progressive des organes au cours de la croissance sous influence extérieure, s’opposent aux préformistes, pour qui les structures d’un individu sont préexistantes dans l’œuf. Face à l’hermaphrodisme, les médecins semblent dans l’incompréhension. Quel comportement moralement acceptable, pour les hommes du temps, l’hermaphrodite doit-il adopter ? Celui d’une femme ou d’un homme ? Les auteurs restent divisés.
Il convient de souligner le souci tout particulier de Gilles Barroux de rendre intelligible les données concernant les auteurs et les renvois dans l’Encyclopédie : un tableau très pratique permet de se retrouver dans cette promenade labyrinthique. Une analyse des planches relatives à la médecine aurait cependant utilement complété les développements de cet ouvrage. En définitive, cette anthologie est une somme considérable qui appelle maintenant à une étude comparative de la « matière médicale » dans l’Encyclopédie et de l’ensemble des traités médicaux au XVIIIe siècle, à l’échelle européenne