Les voyages de Rilke : une expérience proche de l’ascèse et d’une solitude à toute épreuve.

Rainer Maria Rilke a mené une existence vagabonde. Tout au long de sa vie, le poète a traversé les frontières de l’Europe. Il a séjourné en Allemagne, en Italie et en France. Il a également voyagé en Espagne, en Russie et jusqu’en Égypte. Chacun de ses voyages est une occasion pour lui de se concentrer sur son travail poétique. « Ses vagabondages, écrit Catherine Sauvat, s’éprouvent comme un préambule à la création, ils se justifient comme la condition indispensable à l’émergence de sa veine poétique. »

Ainsi, Rilke n’a cessé de rechercher des lieux où fixer son inspiration errante, sans cesse menacée par l’angoisse : « Pour lui tenir compagnie, il n’a jamais eu que la terreur et l’angoisse : elles ont constitué le moteur de son écriture, ainsi qu’un de ses thèmes privilégiés. » Mais il n’a jamais trouvé sur sa route que des demeures provisoires, à l’exception peut-être du Valais suisse où il a passé les dernières années de sa vie et où il est enterré. Pour les êtres qui lui sont proches, en effet, Rilke est un être de passage, toujours en partance. Ses nombreux vagabondages lui ont permis de s’isoler et de se consacrer pleinement à sa vocation d’écrivain. « La vie des grands hommes, écrit-il, est un chemin envahi par les ronces, car ils ont tout employé à leur art. » Le voyage s’apparente donc chez lui à une forme d’ascèse. C’est le parcours de ce solitaire-né que Catherine Sauvat retrace dans son éclairante biographie.

 

Une vie passée à voyager

Né à Prague en 1875, Rilke n’a jamais éprouvé le sentiment d’appartenir à son pays natal. Il étudie d’abord dans une école militaire autrichienne dont il gardera toute sa vie un souvenir terrifiant. Après avoir entamé des études à Linz, il retourne à Prague où il devient bachelier. Il a alors 20 ans. Tout en travaillant son examen, il fait paraître ses premiers poèmes, quitte à les distribuer de sa propre main. « On le croise aux coins de rue, habillé de noir, les cheveux longs, tentant d’arrêter les passants avec ses périodiques. » Mais Prague ne suffit pas à ses ambitions et les cercles littéraires germanophones qu’il fréquente le déçoivent. « Il est prêt à quitter le terreau natal. »

Le voyage répond en premier lieu à des préoccupations esthétiques. Il s’agit pour lui de s’inspirer, de prendre le large pour découvrir ailleurs de nouveaux paysages et des sensations nouvelles. En Russie, qu’il découvre avec Lou Andréas-Salomé, comme à Worpswede, en Allemagne, où il séjourne au sein d’une communauté d’artistes, il s’émerveille de la nature qui l’entoure. « Rilke a toujours su intuitivement qu’il devait chercher des territoires différents, riches de sensations originelles et de résonances inédites. » Celles et ceux qui l’accompagnent parfois dans ses pérégrinations notent combien le poète s’intéresse au moindre détail, combien il s’émerveille de tout. À Florence, « il visite et absorbe tout ce qu’il peut de la ville baignée de lumière, il entre dans les musées, s’arrête devant chaque fontaine, chaque statue, découvre des cours, des places, des recoins cachés ». À Paris, Stefan Zweig et lui « se promènent plusieurs fois, ce qu’apprécie Zweig car son compagnon remarque les détails les plus insignifiants autour d’eux ».

Rilke découvre aussi, en voyageant, des artistes qui vont l’influencer ou le décevoir. L’une des influences les plus importantes dans sa vie est sans doute celle de Rodin. Ce dernier l’accueille à Paris en 1902. Rilke rédige alors une monographie sur le sculpteur. Rodin l’héberge, puis l’engage comme « secrétaire » avant qu’une dispute n’éclate entre les deux hommes et ne les éloigne. Mais le travail de l’artiste inspire Rainer, fasciné par l’indescriptible énergie qui se dégage des êtres de pierre. Décrivant son atelier à Meudon, Rilke écrit : « Avant même d’être entré, on sent que des centaines de vie ne sont qu’une vie – les vibrations d’une seule force et d’une seule volonté… On dirait l’œuvre d’un siècle… une armée de travail. »

Une autre découverte importante, mais plus tardive, est celle de Cézanne, qu’il découvre en plusieurs temps, d’abord en 1900, puis en 1906, enfin en 1907 au Salon d’automne. Le peintre est alors décédé mais Rilke s’émerveille : « Après Rodin, il éprouve l’évidence d’une seconde révélation qu’il vit avec la même intensité […]. La couleur franche de ses bleus, de ses violets et de ses rouges, la simplicité de ses sujets, leur vie autonome et simple l’enthousiasment. » Le voyage permet ainsi au poète d’approcher de nouveaux horizons esthétiques. On peut dire qu’il a une fonction initiatique, dans la mesure où Rilke rencontre en Tolstoï, en Rodin et même en Cézanne de véritables « maîtres », même si la rencontre de Tolstoï est décevante puisque l’écrivain russe, lorsque le poète lui rend visite en compagnie de Lou Andréas-Salomé, ne leur prête guère d’attention et sonne le glas des illusions que le poète se faisait sur la Russie.

 

Le voyage comme isolement

Mais les vagabondages de Rilke ne sont pas seulement, pour le poète, une occasion de découvrir d’autres cultures ou d’apprendre de nouvelles langues. Rilke, du reste, ne maîtrise qu’imparfaitement les langues qu’il apprend pour ses voyages (le russe, le français, par exemple). En voyageant à travers l’Europe, le poète cherche surtout une forme d’ascèse et de refuge aux obligations sociales ou familiales qui lui pèsent. Catherine Sauvat revient ainsi, tout au long de l’ouvrage, sur les nombreuses conquêtes de Rainer et sur le sort malheureux des femmes qui l’ont aimé. « Toute sa vie, écrit-elle, Rilke aura cultivé la passion amoureuse tout en la maintenant à bonne distance afin de préserver sa solitude d’écrivain. ».

À chaque nouvelle histoire d’amour, en effet, Rainer se montre d’abord engageant, puis distant, avant de repartir en voyage. À Vally, sa première fiancée, il adresse un message de rupture des plus abrupts, alors même que la jeune femme a contribué financièrement à la publication de son premier recueil, Vie et Chansons : « Chère Vally. Merci de m’avoir fait ce cadeau de ma liberté. Tu t’es montrée grande et noble, même dans ce moment difficile. » Et cette histoire, note Catherine Sauvat, ne fait qu’entamer un long cycle de ruptures douloureuses, « un modèle de relations vite nouées et rapidement défaites ». Loulou, une jeune actrice rencontrée à Berlin, connaîtra un sort similaire après avoir divorcé et tout mis en œuvre pour se rapprocher du poète. De même, l’histoire de Rainer et Clara Westhoff – qu’il rencontre à Worpswede et qu’il va épouser, après avoir courtisé un temps son amie, la peintre Paula Becker – suit une trajectoire malheureuse. Après un mariage des plus discrets, le couple a une fille, mais Rainer l’abandonne très vite à Clara, ainsi qu’à sa belle-famille (il ne s’occupera de sa fille, Ruth, que de temps en temps).

En revanche, il écrit beaucoup et exige des réponses. « Cet épistolier acharné, note Catherine Sauvat, a envoyé à pas moins de mille destinataires quelque dix mille lettres dispersées aujourd’hui dans une centaine de publications. » Il est sans doute sincère lorsqu’il écrit à ses conquêtes que la correspondance est son moyen à lui d’être proche de l’autre, d’être présent dans la distance. Ainsi, chacune de ses relations amoureuses se mue, tôt ou tard, en relation épistolaire. Il est bien rare que Rainer modifie ses habitudes pour se rendre au chevet de ses proches, à la seule exception de Baladine « Merline » Klossowska, l’un de ses derniers amours, à qui il rendra visite lorsqu’elle sera malade – encore l’auteure note-t-elle que « Merline […] a souvent été déçue par son amant absent et égoïste ».

Parmi toutes ces liaisons, on doit toutefois accorder une place particulière à Lou Andréas-Salomé. Lorsqu’il la rencontre en 1897, Rilke est plus jeune qu’elle. Il a encore tout à apprendre. Lou, quant à elle, est déjà une femme indépendante et une auteure connue. Entre eux naît une passion réciproque qui va s’éteindre douloureusement pour donner lieu à une amitié intellectuelle vivace. Ainsi, Lou prodigue à Rainer des conseils sur sa manière d’écrire ou de vivre : « Elle tente […] de l’affranchir des maniérismes et des exclamations trop sentimentales de son style, […] le pousse à s’affirmer davantage en tant qu’homme ». Elle le réprimande lorsqu’elle apprend qu’il a abandonné sa fille et le félicite lorsqu’il publie. Elle correspond avec lui tout au long de son existence.

Voyager revient donc pour Rilke à s’isoler du reste du monde. Le voyage est une ascèse qui ne guérit certes pas des crises d’angoisses, mais ne souffre guère de compromissions avec la société. Le poète compte heureusement, au sein du monde (aristocratique notamment) de puissantes amitiés. Il peut donc être accueilli par les nobles qui l’admirent et qui, pour certains, vont devenir ses proches. C’est le cas de Marie von Thurn und Taxis, propriétaire d’un château à Duino où Rilke composera une partie de ses célèbres élégies. Elle joue pour lui le rôle de protectrice. « Si vous n’étiez pas aussi désespéré, lui écrit-elle, vous ne sauriez probablement pas écrire de façon aussi merveilleuse. Donc soyez désespéré ! » Tout au long de sa vie, Rilke a la chance de pouvoir compter financièrement sur sa famille, sur son éditeur Kippenberg et sur des amies telles que Marie Taxis qui vont lui venir en aide à des moments difficiles. Dans le Valais suisse, il est par exemple hébergé par une connaissance de « Merline », qui loue le château de Sierre à son nom pour une durée indéterminée, puis l’achète et le lui offre. C’est dans ce lieu que seront composés les Sonnets à Orphée et la fin des Élégies de Duino, en février 1922. « Pour cet homme qui a vécu surtout grâce à ses mécènes, et dont les relations mondaines ont été vitales – il était le Dottor Serafico de la princesse von Thurn und Taxis et très aimé dans les milieux aristocratiques –, il a toujours existé un remède drastique. S’éloigner le plus rapidement possible et revenir vers la seule équation tolérée : l’isolement, voire la réclusion totale. » On peut dire, en effet, que Rilke a suivi son chemin avec une relative indifférence au reste du monde.

L’un des mérites de cet ouvrage est précisément de mettre en relief les contradictions qui habitent le « génie » poétique de Rainer, toujours à son travail au risque de mépriser les êtres qui l’entourent, voire de se montrer ingrat envers ceux qui l’aiment – il dédaigne ainsi le poste qu’il occupe aux archives pendant la guerre, pourtant obtenu grâce à l’aide précieuse de Marie Taxis qui lui a ainsi épargné les violences meurtrières du conflit. En marge de la grande histoire, le poète s’est tenu à l’écart, guettant l’inspiration et supportant les affres d’une vie marquée par la maladie, l’angoisse et la dispersion. Mais de cette vie recluse, et parfois égoïste, a surgi une œuvre dont Etty Hillesum parle en termes émouvants en 1942, à Auschwitz, un an avant de disparaître : « N’est-il pas justement de bonne économie qu’à des époques paisibles et dans des circonstances favorables, des artistes d’une grande sensibilité aient le loisir de rechercher […] la forme […] la plus propre à l’expression de leurs intuitions les plus profondes, pour que ceux qui vivent des temps plus troublés, plus dévorants, puissent se réconforter à leurs créations […] ? »