Que nous dit Georges Brassens de la société française, hier comme aujourd'hui ?

L’ouvrage de Salvador Juan se veut une « contribution d’esthétique sociologique » à l’image de l’étude que Norbert Elias avait consacrée à Mozart   . Il s’agit ainsi de mettre les œuvres en rapport avec la société qui les vit, et non pas uniquement avec d’autres œuvres. Georges Brassens, entré dans la mémoire collective, est un « phénomène social en ce sens que son œuvre reflète la société française du XXe siècle et, pour une part, une humanité intemporelle ».

 

Un consensus national paradoxal

Impossible de ne pas aimer Georges Brassens ! Salvador Juan part de ce constat (cette hypothèse?) pour tenter de dresser la « sociologie » du chanteur poète – ou plutôt, celle d’une société « de plus en plus fragmentée » qui trouve chez ce dernier un point de ralliement. Mais au fait, pourquoi Brassens est-il tant aimé ? L’auteur, sociologue, nous offre une explication, se saisissant de la figure du chanteur pour illustrer les très profonds changements que connaît la société française au cours du troisième quart du XXe siècle. Or l’imaginaire du poète « transcende toutes les différences ».

 

L’illustration d’une société en mutation

L’avènement de la consommation de masse, l’amélioration globale des conditions matérielles de vie, la plus grande mobilité sociale, la libération des mœurs… tous ces changements culturels issus des Trente glorieuses bouleversent en profondeur la société française. Salvador Juan rappellent qu’ils entraînent avec eux la multiplication des désirs matériels inassouvis, qui vont de pair avec la montée en flèche de la réclame publicitaire, la perte de repères dans les rapports entre les sexes, l’approfondissement des inégalités sociales, ou bien encore l’apparition du phénomène des animaux de compagnie, tous thèmes abondamment traités par Brassens. Salvador Juan illustre chacun d’eux par une série d’extraits de chansons, les resituant dans leur contexte – ce qui incite à penser que, contrairement à l’idée reçue, les textes de Brassens ne sont pas d’une lecture uniquement intemporelle, mais également profondément inscrits dans cette société bien particulière de l’Après-Guerre et de mai 1968. L’une des clefs du succès populaire du chanteur résiderait donc dans cette dualité : faire écho aux difficultés que connaît cette société en proie à des changements profonds tout en jouant d’une corde lyrique que n’aurait pas désavouée un François Villon.

« Brassens a parfaitement analysé et retranscrit […] ces profonds changements culturels et les inquiétudes, doutes et ambivalences qu’ils provoquent dans son public », agissant, fin observateur de son temps, en « sociologue non professionnel ». Ceci tend d’ailleurs à expliquer pourquoi Salvador Juan lui consacre ainsi son ouvrage qu’il qualifie lui-même de « contre-don ».

Le succès de Brassens repose ainsi sur sa lecture de cette société, qu’il dépeint par une abondance de thèmes universels à valeur anthropologique (le temps, la mort, l’argent…), auxquels les scènes de genre apportent un astucieux contrepoint. Son succès repose également sur une série de transgressions des normes culturelles, qui procure à son public un exutoire jouissif.

 

Une figure de transgression

Salvador Juan détaille les transgressions auxquelles se livre le chanteur dans ses textes : transgression des normes et des modèles culturels de bienséance lorsqu’il s’attaque au mariage (La non-demande en mariage, Comme une sœur, Les Croquants) ou à la propriété privée (Les quatre bacheliers, Celui qui a mal tourné) par exemple.

En sociologue, l’auteur nous rappelle ce que Durkheim voit dans la transgression : un élément incontournable, indissociable, comme le crime d’ailleurs, de ce qui institue la morale et le droit et leur permet d’évoluer. « La société doit tolérer les écarts aux normes, sans quoi elle se rigidifierait. Pour qu’elle puisse évoluer, "il faut que l’originalité individuelle puisse se faire jour." […] La transgression [...] est donc potentiellement porteuse de changement social. » Les transgressions verbales de Brassens permettraient donc cette évolution de la société. Salvador Juan relève que ces transgressions s’opposent toutefois à une métrique parfaitement maîtrisée. De la tension entre les références ultra-classiques, les écarts de langage, les représentations de scènes de genre, cette métrique rigoureuse, les thèmes abordés, découle « la plus grande part des transgressions de Brassens ».

« […] Brassens est anarchiste. Mais alors c’est génial ! Si tout le monde aime Brassens, c’est que tout le monde est anarchiste ! » Cette citation du dessinateur Charb (« brassensophobe » comme il se déclare), rapportée par Salvador Juan, résume en elle-même le paradoxe : à l’image d’un candidat politique « antisystème », dans lequel chacun semble avoir vocation à se retrouver, Brassens est un « anarchiste » qui emporte l’adhésion dans toutes les couches de la société.

Pour autant, l’anarchisme de Brassens, fait de transgressions en tous genres, n’est pas exempt de paradoxes, comme le souligne l’auteur : la facilité avec laquelle le chanteur se plie à l’exercice des médias (interviews, photographies, émissions de télévision ou de radio aux côtés d’autres figures médiatiques), qui lui permet finalement de profiter pleinement de l’essor de la « culture de masse », malgré un discours très mitigé sur la question (Trompettes de la Renommée), en est un exemple. Salvador Juan rappelle d’ailleurs à ce titre le développement concomitant du microsillon ou des circuits des grandes maisons de disques, nouveaux vecteurs de diffusion d’artistes, dont Brassens – comme d’autres grands noms de la chanson – a su profiter.

Finalement, en matière d’anarchisme, le chanteur lui-même nous livre son ultime paradoxe : « Je suis tellement anarchiste que je traverse entre les clous pour ne pas avoir affaire à la maréchaussée. »

On ne trouvera pas de biographie de Georges Brassens dans l’ouvrage de Salvador Juan, même si certains éléments indispensables à la compréhension du contexte sont rapportés, dans la mesure où l’auteur a souhaité se concentrer sur la lecture sociologique d’une œuvre. On ne trouve guère non plus, et c’est peut-être plus regrettable, de sources de première main, l’auteur se contentant, dans ses citations, de reprises de textes déjà publiés. Par ailleurs, l’absence de bibliographie en fin d’ouvrage ne facilite malheureusement pas la lecture pourtant passionnante d’une œuvre rarement étudiée sous le prisme de la sociologie. On trouvera en revanche foultitude d’exemples tirés de l’œuvre foisonnante et déconcertante de Georges Brassens, tous venant appuyer avec une grande justesse l’analyse sociologique que nous propose ici Salvador Juan, et qui donne furieusement envie de rebrancher son microsillon – à moins que Brassens ne passe aujourd’hui en MP3 ?

 

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