L'hospitalité relève-t-elle de l'élan éthique face à la vulnérabilité du nouveau venu ? Pas uniquement, nous rappelle Benjamin Boudou.

À l’heure où la France s’interroge avec angoisse sur son lien avec l’extérieur – qu’il s’incarne dans la figure de l’Europe, des puissances de la mondialisation ou du "réfugié", le livre de Benjamin Boudou Politique de l’hospitalité, paru cette année aux éditions CNRS, apporte un recul critique bienvenu. Au fil des pages, cette enquête érudite éclaire de sa rigueur conceptuelle le débat contemporain. L’ouvrage savoureux traverse les âges et les continents pour explorer les deux pôles de cette notion, réunis dans la double postérité du latin hostis : hostilité et hospitalité. Quelle attitude adoptée face à l’inquiétante étrangeté de celui qui vient d’ailleurs et dont on ne peut que supposer les intentions ? Comment accueillir sans risquer d’être envahi ? Empruntant à Michel Foucault sa démarche généalogique, Benjamin Boudou désamorce en un peu plus de deux cents pages cette tension théorique.

La démonstration procède en cinq temps, visant à explorer à chacune des étapes une configuration particulière du "mythe" de l’hospitalité. Sa puissance d’évocation qui nourrit notre imaginaire politique est rappelée à la fin de l’ouvrage. La vertu prêtée à la nature et à "l’hospitalité sauvage" inaugure ce parcours. Cette dernière y est construite comme un mécanisme de captation des potentialités dangereuses voire guerrières de l’étranger. Ensemble de rituels extrêmement codifiés dont l’objet est de faire place au nouveau venu tout en évitant de l’inclure et de l’exclure, elle est cependant nécessairement temporaire et incertaine. Celle-ci n’est pas dirigée vers le bien-être de l’inconnu mais vers sa soumission aux codes de la société l’accueillant. Le lecteur se délectera des anecdotes cocasses et du savoir tiré de la littérature issue de l’anthropologie sur ces questions.

Le deuxième temps de l’enquête nous conduit dans l’antiquité. Si le demos athénien se conçoit sur la distinction indépassable entre étranger et citoyen, la citoyenneté étant acquise à la naissance, Rome est davantage bienveillante. Le passage de la cité à l’empire permet de penser une appartenance politique sur un mode bien plus lâche, laissant entrevoir un embryon de cosmopolitisme. Entre Athènes et Rome, deux notions de la communauté s’opposent donc et leur permanence dans le discours politique actuel est frappante. La communauté politique athénienne serait "statique", et "l’inclusion d’un étranger change(rait) la composition de la société au point de la faire disparaitre". La civitas au contraire s’envisagerait de manière dynamique : "l’adjonction d’éléments étrangers ne met(tant) pas en péril le "commun" de la communauté"   .

Dans un troisième temps, Benjamin Boudou s’attèle à sonder la pensée chrétienne de l’hospitalité. Celle-ci pose les jalons d’une ouverture inconditionnelle, puisqu’elle met en place un récit qui voit en la vulnérabilité de l’étranger démuni la figure du Christ lui-même. Le salut est alors sur le pas de la porte et il s’agit de l’accueillir dans les demeures et dans les cœurs. Le concept tend par là à perdre sa fonction politique de régulation des frontières de la communauté. Ici se noue une des apories contemporaines dans laquelle sont situées les tentatives d’hospitalité politique : l’accueil inconditionnel renvoie au champ de l’éthique et tend à se "briser sur le mur de l’empirique". Parallèlement à cette célébration de la charité se met en place un discours commercial. Benjamin Boudou décrit la figure de "l’aubain", celui qui dépend d’un autre châtelain. S’il vient à mourir sur les terres l’ayant accueilli, le pouvoir politique a le droit de s’accaparer une partie de ses biens : c’est le droit d’aubaine. On peut y voir ici un clin d’œil aux discours visant à défendre l’immigration au nom de l’opportunité économique que représenterait la main d’œuvre immigrée. De même, les plaintes des voyageurs bougons sur le triomphe des auberges accompagnent l’émergence d’un sens mercantiliste de l’hospitalité. Elles ne peuvent que faire écho au succès d’Airbnb et des plateformes en ligne permettant de se loger de particulier à particulier moyennant monnaie sonnante et trébuchante. Le vocabulaire même employé sur ces sites le reflète : l'"hôte" est celui qui reçoit, mais son hospitalité est toute relative : elle est conditionnée à un échange monétaire.

Le XVIIIème siècle est marqué par des tentatives de conjuguer cette vision de l’étranger comme appelant protection à une régulation politique. C’est le temps du droit des gens : l’hospitalité devient un devoir moral et politique s’imposant à toutes les nations. Son fondement se trouve dans le règne de la Raison célébré par les Lumières. Or cette légalité internationale n’a pas qu’une face heureuse : l’idée du "droit de passage" tel qu’il est théorisé par Hugo Grotius revêt un aspect bien plus sombre. Le cosmopolitisme du XVIIIème justifie l’accaparement des terres et des richesses par les Européens et leur entreprise de colonisation. Jennifer Pitts a ainsi montré le lien étroit qu’il existe entre le libéralisme des droits naturels et l’impérialisme dont il peine à se dissocier.   Le regard ici se décale : le lecteur ne se place plus du côté de l’invitant mais de celui de l’invité. La rencontre des Européens avec les Indiens d’Amérique rappelle cruellement les dangers de l’hospitalité. On peut toutefois regretter que l’ouvrage n’aborde pas plus directement la question de la race. En effet, tous les étrangers ne le sont pas de la même façon. Comment joue la perception raciale dans l’inégalité face à l’hospitalité ?

Le dernier chapitre examine enfin la version contemporaine de l’hospitalité à travers les pensées de Jacques Derrida et Paul Ricoeur. Benjamin Boudou initie un dialogue entre les deux philosophes qui tend à sortir la notion du champ de l’éthique. L’appel à une injonction morale d’aider les plus démunis tendrait à dépolitiser le concept.

L’hospitalité serait ainsi un de ses mots "gelés" dont parle la philosophe Hannah Arendt : "quand nous essayons de les définir, ils se dérobent ; lorsque que nous parlons de leur sens, plus rien n’est stable et tout entre en mouvement."   Tout l’intérêt de l’ouvrage est précisément de faire souffler "le vent de la pensée" pour dégivrer ce terme et faire émerger son ambiguïté. L’hospitalité serait donc le lieu de trois indéterminations : entre ami et ennemi d’abord, contenue dans l’étymologie double d’hostis. Entre pratique privée relevant de l’intime et engagement politique ensuite. Les pages sur le délit d’hospitalité sont saisissantes d’actualité : elles rappellent le procès de Cédric Herrou, jugé en 2017 pour avoir hébergé des migrants.   Enfin, ambiguïté entre la demande démocratique d’égalité devant la loi et la partition de la souveraineté que cette notion fait jouer à l’État. Car il faut le rappeler : l’hospitalité est conditionnée au "bon vouloir" de celui qui reçoit. Elle s’inscrit dans le court terme et ne présage en rien d’un devoir d’intégrer durablement. Il suffit de songer aux sorts des réfugiés Palestiniens dans le camp libanais de Sabra et Chatila pour saisir combien est urgent et crucial de défendre l’impératif d’un accueil durable des migrants.   Benjamin Boudou met ainsi en garde contre le possible rapport de domination instauré par le concept même d’hospitalité.

Cet ouvrage contribue donc à rendre justice à la polysémie du mot et en déplie les multiples sens, qui sont autant d’invitations à s’interroger sur ce qui nous lie à l’autre. On aurait toutefois souhaité que l’auteur explore davantage cette notion dans les rapports qu’elle entretint avec les doctrines politiques, de l’absolutisme à la démocratie libérale. Benjamin Boudou nous propose ici une lecture de l’hospitalité comme pratique du pouvoir. L’on pourrait sur un ton provocateur redéfinir la souveraineté à partir de ce concept en le substituant à la situation exceptionnelle de Carl Schmitt : est souverain celui qui décide à qui octroyer l’hospitalité.   #n#