La présence-absence du spectateur aux tableaux confère paradoxalement aux spectateurs les moyens de s’éduquer à la spectatorialité.

Lecture indispensable, cet écrit de Michael Fried publié en 1980   et traduit en 1990 nous revient aujourd’hui en format de poche – malheureusement dépouillé de son iconographie   . Cette réédition donne ainsi accès au plus grand nombre à une recherche centrale concernant l’histoire de l’art d’exposition et celle de l’esthétique, sous la forme du rapport des arts au spectateur et au public. Comment ne pas insister sur ce travail qui examine avec soin, pour la période 1750-1781, la structure d’intention de la tradition moderne, en France, à savoir : trouver la juste place du spectateur, par le jeu paradoxal qui consiste à nier sa présence pour mieux en fixer l’attention ? Pour l’auteur, la peinture française, ici unique et autonome, a eu cette visée, depuis le milieu du siècle des Lumières (qu’elle ait été réalisée pleinement ou non, qu’on la trouve à son goût ou non) : construire une anti-théâtralité dans la peinture ou par la peinture, au point de creuser une place spécifique au spectateur, dans le cadre limité de ces dates.

Peintres et critiques français de cette période, exclusivement examinée dans cet ouvrage (alors que le propos acquerra plus tard une dimension internationale, au grand dam de l’auteur qui préfère valoriser la spécificité locale qu’il met au jour), se seraient donc attachés à construire la modernité artistique et esthétique dont chacun parle désormais. Aux côtés de ces artistes peintres, en effet, officient Denis Diderot, Étienne La Font de Saint Yenne, Frederic Melchior Grimm, l’abbé Marc-Antoine Laugier, etc. Ces écrivains posent les formules verbales, les dispositifs stylistiques et les stratégies rhétoriques qui donnent corps à ce problème central de l’entreprise picturale française de ces années.

On connaît l’une des conditions premières de l’acte de peindre, dans le cadre de l’art d’exposition : la nécessaire présence d’un spectateur et d’un public face à la toile. Mais plusieurs solutions picturales permettent de disposer le spectateur de manières différentes. La spécificité de la peinture française étudiée ici est celle-ci : elle traite le spectateur comme s’il était absent, sans pour autant nier que la peinture doive rester l’objet du regard. Elle traite les figures « comme si elles ne paraissaient pas occupées du soin de se faire voir du spectateur », écrit le critique Fréron. Fried nomme cette pratique paradoxale de la peinture une peinture d’absorbement, parce qu’elle figure des personnages pris dans « le fait d’avoir l’esprit ou d’autres facultés totalement captivés ou engagés »   , dans l’oubli de toute chose extérieure à l’activité à laquelle il se livre (lire, prier, réciter, chanter, etc.).

Mais ce n’est pas tout. Cette question de l’« absorbement » renvoie à une autre, beaucoup plus vaste : la problématique tableau-spectateur, comme problématique centrale de l’art, et donc du public culturel.

 

L’absorbement

La thèse de l’ouvrage se formule donc d’abord ainsi : la peinture française de cette époque (Chardin, Carle van Loo, Vien, Greuze) est une peinture de l’absorbement. La démonstration s’opère immédiatement par l’intermédiaire d’une œuvre de Greuze, La lecture de la Bible, telle qu’elle est décrite dans un texte de l’abbé de la Porte (encore une fois le rapport œuvre-critique est non moins essentiel à la lecture de Fried).

 

(Jean-Baptiste Greuze, La lecture de la Bible.)

 

Ce dernier est frappé par les attitudes des personnages dans le tableau. Aucun ne s’occupe du spectateur, chacun est absorbé dans son activité, nonobstant les enfants qui jouent, renforçant ainsi l’attention aux personnages principaux absorbés par cette activité. Il faut croire que les thèmes de l’attention, de l’oubli et de la résistance à la distraction par concentration intérieure sont devenus centraux dans la pratique artistique. Mais dès lors, cette analyse nous place bien devant un paradoxe : c’est dans l’exacte mesure où la présence du spectateur est neutralisée que celui-ci peut être transporté par l’œuvre, les critiques nous le font savoir.

Fried insiste aussi sur les œuvres de Van Loo. L’examen de La dispute de saint Augustin contre les Donatistes (1753) permet d’approfondir ce thème. L’attention de ceux qui écoutent le plaidoyer du saint relève de différents modes d’absorbement : indifférence en se concentrant sur autre chose, admiration et écoute de l’orateur, etc.

 

(Carle Van Loo, La dispute de saint Augustin contre les Donatistes.)

 

Cela ne va pas sans que ces peintres se cherchent des prédécesseurs, par exemple chez le Caravage, Poussin, Rembrandt, entre autres. Mais ces derniers restent encore pris dans le XVIIe siècle. Cela ne va pas non plus sans que disparaisse progressivement la représentation du personnage, en général unique, qui regardait directement le spectateur pour attirer son regard (l’admoniteur).

En un mot, qu’est-ce que l’absorbement ? C’est ce moment de peinture où le spectateur fait face au tableau et perçoit la totalité de la scène, mais le personnage dans le tableau est indifférent à sa présence. La surface du tableau perçue dans l’activité déployée par le spectateur conduit à des personnages dont le point de vue est différent du sien.

Qu’en tirer ? C’est là que l’ouvrage devient encore plus central. Tout cela se construit, montre Fried, comme si, en fin de compte, l’absorbement du personnage devait servir de synecdoque au passage même du temps où l’on se tient face à la toile, donc à la posture du spectateur. Que doit tirer en effet le spectateur de sa contemplation ? Que l’absorbement est nécessaire dans les activités et en particulier celle de regarder (ou d’écouter, s’il s’agit du concert). Ou pour le conclure d’un examen d’une œuvre de Chardin : il aura « trouvé dans l’absorbement de ses personnages le corrélat naturel de son état du moment [ici il s’agit du peintre] et un reflet de l’absorbement qu’il espérait chez le spectateur devant l’œuvre achevée ». Ce que l’on retrouve non moins dans L’Enseigne de Gersaint de Watteau (1720).

 

(Jean Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint.)

 

D’un point de vue purement figuratif, tout se passe comme si la présence du spectateur menaçait de distraire les personnages. Alors on neutralise sa présence par leur absorbement, mais en utilisant les personnages comme médiateurs entre le spectateur réel et le tableau. Ce que les ouvrages de David (Le serment des Horace et surtout le Bélisaire, largement analysé) démontrent d’autant plus franchement qu’ils maintiennent le primat de la peinture d’histoire ou de représentation d’actions humaines majeures, sans pour autant diminuer le pouvoir du tableau sur l’éducation du spectateur.

 

Le pouvoir d’éducation du tableau

Fort de ce développement, l’auteur souligne qu’il est désormais clair que « l’évolution de la représentation de l’absorbement implique un déplacement majeur du rapport entre le tableau et le spectateur », lequel nous oriente vers les pouvoirs spécifiques de l’œuvre d’art. Comme le spectateur ne comptait pas au nombre des objets d’absorbement, ce sont d’autres thématiques, liées aux pouvoir que possèdent d’autres objets dans la vie réelle, qui remplissent la même fonction, celle de construire un rapport sensible actif : conduire le spectateur à apprendre comment regarder un tableau, faire du regard une véritable activité.

La thèse de l’absorbement s’ancre donc dans une réflexion décisive sur le spectateur. Les tableaux de ce type ont deux préoccupations : exercer le désir de représenter l’absorbement, de dé-théâtraliser la peinture, et le pouvoir d’expression de l’attitude qu’on sollicite chez le spectateur. L’exigence de la peinture n’enferme pas le peintre dans la seule préoccupation de la représentation, elle le pousse encore à accentuer les modalités qui permettront au spectateur de s’identifier à l’absorbement. Si, selon l’exemple précédent, Augustin persuade ses auditeurs, le tableau doit persuader non moins le spectateur d’adopter les bonnes réactions devant l’œuvre.

Articulant son propos à des œuvres précises, l’auteur souligne par exemple que la présence de livres lus ou à lire dans un tableau – ou celle d’un personnage en regardant un autre (cas du Bélisaire) de manière concentrée – invite à comprendre la nature absorbante de cet objet culturel et l’absorbement comme une activité. Par là même, elle incite à transformer le mode d’existence contemplatif esthétique habituel en activité non moins absorbante, c’est-à-dire plutôt en réceptivité totale. L’auteur va jusqu’à préciser que des objets différents peuvent apparaître comme des équivalents fonctionnels de cette option : crânes, violons, livres... autant d’objets appelant des états d’absorbement (méditation, apprentissage, lecture). Leur présence dans la peinture démontre une maîtrise par le peintre de ce rapport constitué par une structure (l’absorbement) à la fois close et lisible. La structure est close parce qu’elle se suffit à elle-même, formant un système du tableau étranger à l’espace et au monde du spectateur. Mais elle est lisible, parce que le spectateur, en s’éduquant, trouve aisément la juste place.

 

L’émergence du public

Ces considérations se prolongent par un nouveau paradoxe : celui de faire appel à un public (comme art d’exposition), mais en faisant tout pour l’ignorer. Loin d’en déduire que le peintre sollicite l’attention du public par des compositions qui ne se permettent aucun accessoire superflu, Fried montre alors que les œuvres l’écartent plutôt, en nient l’existence en lui refusant le pouvoir de distraire les figures peintes. Cet autre enjeu, d’ailleurs central pour le XVIIIe siècle, qui vient au jour, c’est celui de la question du public, de sa formation plus exactement.

Cette question est habituellement soulevée d’une manière exclusivement sociologique. Ce que Fried récuse : un lieu commun des études sur l’art, commente-t-il, veut que l’on tente d’expliquer les traits saillants de la peinture française de la seconde moitié du XVIIIe siècle par l’émergence d’un important public de classes moyennes, dépourvu d’éducation artistique et aux goûts vulgaires. « Cette peinture leur [aurait] donc apporté pleine satisfaction », croit-on. Il fustige ces tentatives, toujours mécaniques, de faire du développement de la nouvelle peinture (d’absorbement) le pur produit des forces sociales, et de leur fonctionnement totalisant. Autrement dit, il récuse les systèmes de causalité directe entre forces sociales et œuvres d’art. Il condamne toutes les réductions économiste ou politique de l’œuvre. Lesquelles consistent à croire que l’œuvre est le produit mécanique des rapports sociaux et économiques, manifestés par un type de public. Or, pour lui, le rapport entre le tableau et le spectateur ou le public est plus central que ce type d’interprétation réductrice. Le fondement de l’art classique, représentatif, n’est pas dans des forces économiques, mais dans l’élaboration de la figure du sujet-spectateur (ce qui n’est pas le « moi »), ainsi que de celle du public, dans une classe de valeurs et d’effets exaltés.

Ce qu’il convient donc de montrer plus finement est plutôt l’inverse : que les œuvres d’art et les artistes résolvent d’abord des problèmes d’art – ici une réaction anti-rococo (peinture décorative et sensuelle, par exemple de François Boucher), le refus la peinture royale, des grandes machines dans lesquels les personnages sont indifférents à ce qui se déroule sous leurs yeux, des allusions à la hiérarchie des sujets dans les arts, à la manière de se démarquer de la prédication, et de s’intéresser aux actions réelles de la vie –, et donc les problèmes afférents au rapport entre le tableau et le spectateur. Et ce sont ces développements internes de l’art de peindre qui s’impliquent dans la réalité sociale et culturelle. D’autant que les formes artistiques et leur impact peuvent dépasser les strictes limites mécaniques de telle ou telle force sociale (la peinture d’absorbement ne s’éteint pas avec ces forces sociales).

Cela dit, toucher le public, comme l’écrit Diderot, ne signifie pas s’y soumettre – « Si quand on fait un tableau, on suppose des spectateurs, tout est perdu », écrit le philosophe –, mais lui proposer les moyens d’une composition de soi aussi forte que la composition de l’œuvre. L’œuvre doit présenter au public une action en mouvement, sans montrer le désir de faire impression sur lui et de solliciter ses applaudissements. Faire advenir le public ne peut consister à l’aliéner par rapport à l’objet de son regard.

Un exemple : Greuze, encore, « désireux de représenter l’absorbement de manière convaincante ». Les commentaires courants font de ce peintre celui du goût profane et grossier d’un large public bourgeois « qui faisait alors irruption dans la vie culturelle française » et qui demandait que les œuvres lui racontent une histoire. Or, une autre analyse peut montrer que ces œuvres de Greuze ne cherchaient pas à satisfaire les goûts littéraires du public de son temps, mais tentaient de faire admettre la fiction d’un spectateur inexistant. Dans quel but, encore une fois ? Non pour satisfaire une classe sociale, mais pour assurer la fonction sujet, le statut de la conscience (attention, inconscience...), et déployer des discussions autour de ces points (ce que les critiques font admirablement à l’époque). Discussions qui ne cessent de se renouveler et Fried fait justement allusions aux interprétations différentes des siennes, qu’il conteste évidemment.

 

La critique de Denis Diderot

Fried interroge, enfin, la signification historique des écrits critiques de Denis Diderot, dont on sait qu’ils s’inscrivent dans la logique spectatoriale des Réflexions critiques de l’abbé Du Bos insistant sur la manière de fixer son attention sur une œuvre d’exposition. On sait d’ailleurs que l’absorbement inspire à ce philosophe paix et silence. Au demeurant, le genre du portrait a favorisé l’émergence d’un tel public, puisque la principale action décrite par un portrait est celle d’un modèle qui se donne à voir, encore fallait-il, pour passer à l’absorbement, que la conscience d’être regardé (par le personnage dans le tableau) ne compromette pas le genre. Diderot croit, et le montre dans les Salons de 1753 et de 1755, que les tableaux d’absorbement peuvent retenir l’attention du spectateur par la force de leur sujet, s’il ne s’agit pas de se contenter d’imiter la nature brute et morte. À ce propos, même s’il distingue deux genres d’œuvres, les œuvres dramatiques et les œuvres pastorales, en se faisant spectateur, il déplace lui aussi le spectateur de devant la toile. La lecture de ses Salons montre qu’à l’évidence, il campe à l’intérieur du tableau, ou visualise sa propre présence dans le tableau. Il n’y a pas à décrire une œuvre, en se plaçant à l’extérieur. En parler, c’est la vivre de l’intérieur, et satisfaire à la fiction de l’inexistence du spectateur.

Aussi, voir la peinture de cette époque à travers la plume de Diderot, c’est comprendre deux choses. D’une part que tout est activité et d’autre part que l’œuvre doit se concentrer sur un seul centre d’intérêt afin de polariser le regard du spectateur, en le concevant lui aussi comme une activité. Voilà qui revient à encourager, du point de vue du critique, chez les peintres, ce rapport entre le tableau et le spectateur spécifique et paradoxal.

Diderot est celui qui affirme le plus ouvertement la primauté du désir de représenter l’absorbement. La capture de l’attention du spectateur lui est tout à fait primordiale, si elle ne confine pas à la séduction. Même s’il se laisse parfois aller à ses sentiments, les oeuvres d’art qu’il examine interdisent plutôt les tentatives de consolation. Dans la plupart de ses textes, extraits des Salons, le philosophe fait apparaître l’abandon de soi des personnages, niant alors la présence du spectateur, mais produisant paradoxalement l’effet spécifiquement artistique de vouer le spectateur lui aussi à l’absorbement.

Cette écriture diderotienne se prolonge d’ailleurs dans les écrits sur le théâtre. Les Entretiens sur le fils naturel s’inspirent de la peinture, y compris en s’imaginant que le spectateur de théâtre, qui doit être chassé de la scène, fait face à une toile. Elle trouve une autre concrétisation dans les romans, notamment La Religieuse en ce que ce dernier est composé comme une série de tableaux. Mais Fried rejoint là des recherches plus répandues, portant notamment sur la question des valeurs et des effets picturaux dans l’écriture du XVIII° siècle.