Au cœur de l’orientalisme, la construction progressive d’une image idéale des Bédouins.

L’orientalisme, concept forgé par Edward Saïd, désigne le regard que l’Occident a, à partir du XIXe siècle, projeté sur l’Orient, regard qui a contribué à construire un fantasme de l’Orient. Dans ce fantasme, la représentation des Bédouins occupe une place à part.

 

Les Arabes larrons

L’auteur prend soin d’inscrire cette représentation dans une longue durée, en remontant aux géographes de l’antiquité grecque, puis aux pèlerins médiévaux. Tous font des Bédouins un peuple d’Arabes, dans des versions souvent assez confuses qui prouvent que l’ethnonyme de bédouin, attesté en latin depuis le XIIe siècle, est en réalité assez mal compris ou utilisé – ainsi de Joinville, le chroniqueur de Saint Louis (qui ne vit donc pas, comme l’auteur l’écrit ici dans un joli lapsus, pendant la Renaissance), qui confond les Assassins, shiites ismaélites de Syrie du Nord, et les Bédouins. Montaigne confond quant à lui les Bédouins et les Druzes, des musulmans non-orthodoxes. D’autres encore choisissent de traduire Bédouin par Bohémien...

La grande majorité de ces sources insistent sur deux traits caractéristiques : leur nomadisme et leur pratique du vol, d’où le terme « d’Arabes larrons ». Vivants dans un espace radicalement étranger, le désert, ils sont au mieux un danger qui menace les voyageurs et les pèlerins, au pire un peuple diabolique.

 

Les seigneurs du désert

Au début du XVIIIe siècle, ce discours bédouinophobe change, d’abord lentement puis de plus en plus rapidement. Des voyageurs, au premier rang desquels le chevalier d’Arvieux, récemment mis à l’honneur par le bel ouvrage de Vanezia Parlea, vivent parmi des Bédouins et s’attachent à en donner une image positive. Les Bédouins deviennent alors un peuple noble – comme l’atteste l’expression de « seigneurs du désert » ; Lamartine en fait quant à lui les inventeurs de la « chevalerie médiévale » – et plus civilisé que les « Arabes des villes ». Courageux, aimant la poésie, curieux, les Bédouins sont surtout caractérisés par leur hospitalité. Avec une grande finesse, l’auteur montre que cette image est elle-même sous-tendue par plusieurs modèles qui, consciemment ou non, informent les représentations des Bédouins : ainsi de l’accueil offert à Ulysse par Nausicaa, ou, plus encore, de l’hospitalité d’Abraham. Les imaginaires occidentaux sont ainsi alimentés par des hypotextes plus ou moins anciens, en sorte que les voyageurs européens, même s’ils insistent sur l’exotisme des Bédouins – topos de la littérature de voyage – reproduisent en réalité des schémas familiers.

 

« Le meilleur peuple de la terre »

Cette inversion rapide de l’image des Bédouins s’inscrit également dans un héritage rousseauiste qui tend à mettre en valeur les peuples « primitifs » – les Bédouins sont d’ailleurs souvent comparés aux Amérindiens. Le Bédouin est ainsi un « bon sauvage » de l’Orient, paré de toutes les vertus que l’Occident oublie ou délaisse. Du Bois Aymé rêve, des années après son retour en Europe, du nomadisme des Bédouins. Savary fait des Bédouins « le meilleur peuple de la terre ». Flaubert, énervé contre les lois de son pays, va jusqu’à écrire « je retourne chez les Bédouins qui sont libres ».

Dès lors, ils deviennent un véritable contre-modèle qui permet en miroir de parler de l’Occident. La plupart des sources insistent alors sur leur goût de la liberté, leur patriotisme, leur bravoure, leur égalitarisme surtout, autant de notions qui sont au cœur des discours et des débats politiques du temps, de 1789 à 1848. Dans le même temps, le mythe bédouin s’installe dans le paysage littéraire, en devenant un sujet pour des romans ou des poèmes.

 

Les imaginaires ne sont pas un long fleuve tranquille

Extrêmement bien écrit, nourri de nombreuses sources et d’une bibliographie à la pointe de l’actualité, l’ouvrage se lit d’une traite. On pourra regretter que l’auteur passe un peu rapidement sur la période médiévale, où l’image du Bédouin est probablement déjà plus complexe qu’il ne le dit ; on aurait pu également souhaiter qu’il analyse d’autres types de sources, notamment des peintures, qui contribuent puissamment à fabriquer les clichés orientalistes. Mais les exemples sont variés, et toujours finement contextualisés. L’auteur sait notamment varier la focale entre des chapitres généraux, qui brassent plusieurs dizaines d’auteurs, et des chapitres centrés sur un texte précis – par exemple la Description de l’Égypte rédigée à la suite de l’expédition conduite par Napoléon Bonaparte, le récit de voyage de Johan Burckhardt, les textes de Chateaubriand,...

L’un des grands points forts de l’ouvrage est que l’auteur s’attache à démontrer les contradictions de cette image du Bédouin : on n’a pas affaire à une histoire lisse, qui déroule inéluctablement une nouvelle représentation, mais à une série d’évolutions, souvent contradictoires, qui répondent aux projets politiques ou aux visions philosophiques des différents auteurs. Alors que d’Arvieux donne une image très positive des Bédouins, plusieurs auteurs – notamment Diderot ou Voltaire – prennent la plume pour dénoncer cette idéalisation. Deux membres de l’expédition d’Égypte, Du Bois Aimé et Jomard, livrent au même moment des visions radicalement opposées des Bédouins : peuple fier et libre pour l’un, animaux cruels et voleurs pour l’autre. Quand Chateaubriand reprend l’image du Bédouin voleur, prêt à agresser le pèlerin, le polonais Rzewuski en fait un modèle de nobles combattants épris de libertés, façon de parler, à mots couverts, de la Pologne contemporaine.

Se dégagent alors plusieurs modalités du rapport à l’autre, du désir d’immersion marqué par une certaine acculturation au rejet eurocentriste, influencé par les premières théories racistes, de la curiosité empreinte de distance et de jugement au regard façonné par les identités religieuses, de l’observation participante de l’ethnologue à la description mélancolique du poète. Le Bédouin n’est pas qu’inventé dans l’imaginaire des Occidentaux : il est utilisé, convoqué, mobilisé pour appuyer une représentation géographique, un style littéraire, une philosophie politique, une vision de l’histoire. En cela, l’auteur pose une question passionnante : l’identité ne consiste pas seulement à savoir qui nous sommes, mais également ce que nous faisons de l’autre.