Penser Dieu en dehors des attributs de force que la théologie et la philosophie lui prêtent traditionnellement.

Dans cet ouvrage, qui s’inspire de sources hétérogènes, visant à déconstruire le Nom de Dieu, et qui s’inscrit explicitement dans l’héritage de la différance derridienne, comme dans celui de Levinas (dont il revendique la conception de la mort de Dieu, et une dette explicite à l’égard de sa pensée à la fin de l’ouvrage), de Benjamin, ou sous la lumière d’analyses religieuses féministes ou exégétiques, John D. Caputo, auteur reconnu en Amérique pour ses travaux en théologie et en philosophie de la religion, formule une hypothèse en totale contradiction avec ce qu’enseignent ordinairement la théologie et la philosophie à propos de Dieu. Il s’attache à essayer de penser un Dieu faible ; et cette hypothèse est particulièrement séduisante, à la fois parce qu’elle semble propice à rendre compte d’une certaine expérience de Dieu (comment penser Dieu après Auschwitz, ou, pour reprendre une formule de Caputo, après  « les » Auschwitz, en dehors d’un Dieu faible), parce qu’elle semble faire droit à une interprétation pertinente de certains passages de la Bible (les pleurs de Jésus quand meurt Lazare, la parabole du Publicain et du Pharisien, ou même le récit de la création dans la Genèse, des textes de Paul qui évoque la « faiblesse de Dieu » (1 Co 1,25), etc.) et parce qu’il retrouve, dans cette hypothèse, de nombreuses analyses conceptuelles (Jean-Luc Marion, Derrida, Vattimo, Benjamin   ), Levinas, Moltmann).


Nom et événement


Caputo opère une distinction entre le nom et l’événement, en soutenant que Dieu est l’événement, qu’il faut libérer sous le nom qui le recouvre et, d’une certaine façon, le dénature   ). En effet, « les noms contiennent des événements et leur prêtent une sorte d’abri provisoire en les pourvoyant d’une unité nominale relativement stable. De leur côté, les événements sont impossibles à contenir et perturbent par là les noms avec leur promesse et l’avenir, avec leur mémoire et le passé, avec pour résultat que les noms finissent par contenir ce qu’ils ne peuvent contenir. » (p.24) Il y a une dimension « spectrale » des événements qui hantent les noms et les empêchent de « jamais reposer en paix ». Cette opposition passe aussi par la différence entre la puissance et le prestige du nom dans le monde (on peut par exemple voir des institutions construites à partir d’eux, comme on construit par exemple des institutions sur Dieu, ou sur la Justice, voire sur la Révolution) et la discrétion ou la ténuité des événements qui passent souvent inaperçus (l’ordinaire de la pratique de tel homme pieux ou juste, l’événement sans portée apparente qui déclenche la révolution, etc.).
Dès lors, en toute logique, le nom contient un événement qui ne devrait pas en principe être contenu en lui. De façon paradigmatique – mais ça vaudrait également pour d’autres noms rattachés illégitimement à des événements – le nom de Dieu bénéficie d’un privilège engendré par des circonstances historiques particulières   ). Si le nom peut être déconstruit, l’événement ne peut pas l’être. Car l’événement est toujours au-delà de notre portée, de notre attente possible. L’événement se donne à penser comme excès et comme débordement.  Dès le départ, la théologie a été une théologie forte, qui fait de « Dieu tout-puissant » une expression redondante. Mais la théologie est divisée et soutient la plus grande force de Dieu et en même temps sa grande faiblesse. On explique cela par la différence entre le nom qui peut avoir prestige et autorité et événement qui ressemble au spectre d’un possible. Aussi s’agit-il pour Caputo de « détacher le nom de Dieu de l’ordre de l’être » (p.34), c’est-à-dire de libérer l’événement en lui contenu. Remplir ce programme exige de penser Dieu non comme une entité suprême dont l’existence pourrait être prouvée ou réfutée, mais de concevoir que le nom de Dieu est le nom d’un événement plutôt que celui d’une entité, d’un appel plutôt que d’une cause, d’une provocation ou d’une promesse plutôt que d’une présence. L’auteur se livre à une épochè sur la définition de Dieu comme entité. Cela exige également de repenser son royaume   ). L’ouvrage se compose de deux parties : la première est un plaidoyer en faveur de la faiblesse de Dieu, tandis que la seconde détaille ce qui se donne à penser comme le royaume de Dieu.


L’hypothèse d’un Dieu faible


S’appuyant sur le constat que l’idée même de Dieu comme Souverain de l’univers constitue le modèle sur lequel repose toute souveraineté, Caputo met en évidence le caractère de force du Dieu de la religion. A cette figure, il veut opposer celle d’un dieu faible, un dieu que ne revendique ni la religion, ni la théologie. Dans le sillage de K. Barth, qui distingue la révélation en ce qu’elle vient de Dieu, de la religion qui n’est que l’effort voué à l’échec de l’homme pour se hisser à la hauteur de Dieu, Caputo est amené à désolidariser dieu, la figure de ce qu’il nomme un dieu faible, de la religion qui ne se consacre elle-même que par l’exhibition d’un Dieu fort.
Il montre comment son dieu faible s’oppose, sur toute une série d’aspects au Dieu de la religion révéré pour son pouvoir. Ainsi, à propos de la justice de Dieu, il montre comment sa position fait varier le sens de ce qu’on entend habituellement par la justice de Dieu : « Dire, comme on le fait dans la théologie forte, que Dieu est le Juge veut dire, en théologie faible, que c’est au nom de Dieu que nous jugeons que le royaume n’est guère encore réalisé, qu’il n’en est qu’à ses débuts, qu’il est encore à venir alors même que nous en avons un besoin urgent et ne pouvons plus guère attendre. C’est au nom de Dieu que le royaume est appelé ; le royaume de Dieu est l’événement appelé par le nom de Dieu. Voilà comment Dieu peut être Dieu. Voilà comment empêcher l’événement d’être pris au piège du nom de Dieu. Abordée en termes d’événement, la question n’est pas tant de savoir de quel nom nous devons nommer Dieu mais plutôt ce que réclame le nom de Dieu, ce que ce nom nous convie à faire. » (p.73). Il établit aussi qu’il ne faut pas prendre la transcendance de Dieu onto-théo-logiquement comme un summum ens dominant de haut les êtres finis que nous sommes, no onto-théo-politiquement comme le souverain maître qui fournit le modèle pour la maîtrise humaine de toutes choses Bien plutôt, il faut penser Dieu comme «  l’exigence inconditionnelle d’une bonté qui choque le monde avec une promesse non tenue, comme] l’appel venu d’au-dessous de l’être qui nous incite à nous dresser au-delà de l’être, au-delà de nous-mêmes. » (p.73-74)
En conséquence, il relit la mort du Christ autrement que ne l’a consacrée la tradition. D’après la version classique de la théologie forte, Jésus ne faisait que retenir son pouvoir divin de manière à laisser sa nature humaine endurer sa souffrance. Il choisit de retenir son pouvoir parce que le Père avait pour projet de rédimer le monde de son sang. Pour Caputo, il faut bien plutôt comprendre que Jésus ne retenait rien au moment où on le crucifiait ; c’est tout à fait contre sa volonté et celle de Dieu qu’il fut crucifié et exécuté. Sa réaction au mal était le pardon, et non pas le paiement d’une dette, due à son Père, par sa souffrance ou par quoi que ce soit d’autre. Ainsi,  Dieu est présent en tant que force faible de l’appel qui retentit du Calvaire et se fait entendre à travers les époques, qui retentit à partir de chaque cadavre causé par un pouvoir cruel et injuste.


Relectures d’épisodes bibliques


Pour corroborer son hypothèse, Caputo se livre à des interprétations pour le moins hétérodoxes de passages de la Bible. Il relit ainsi le récit de la création dans la Genèse et insiste sur l’idée que les éléments préexistent à l’action de Dieu qui ne les fait pas être, mais qui les fait vivre.  Dieu, dans la Genèse, ne crée pas les éléments, mais ces derniers préexistent à la création dans un état primordial. Aussi, « la transcendance d’Elohim n’est pas celle d’un être omnipotent et suprasensible mais plutôt un type de transcendance plus terrestre, comme celle d’un artiste façonnant ses matériaux. » (p.102). Dieu n’est pas la force souveraine créant tout à partir du rien. Il intègre à son analyse les remarques d’inspiration féministe de Catherine Keller, pour qui le refoulement onto-théologique du tohu war bohu (comme le dit le texte hébreu, c’est-à-dire, l’état initial des éléments du monde avant la création) représente une angoisse masculine à l’idée d’une matrice cosmique liquide. La tradition a une dimension onto-phallo-théologique masculinisée qui réduit au quasi-néant ce tohu war bohu, et met à la place un Père créateur omnipotent qui tire toute chose du néant par sa seule force sans aucune trace de vide, d’abîme ou de béance, c’est-à-dire de femme. Le Dieu fort et créateur omnipotent de la Genèse ne semble alors pas être le Dieu que décrit la Bible, mais celui que construit une tradition masculine, et on voit donc que sous le nom du Dieu créateur se cache ici l’événement de son seul façonnement des éléments. Comme le remarque aussi Caputo, « la création n’est pas un mouvement qui va du non-être à l’être, mais de l’être à l’être bon » (p.108). Ce que fait Dieu est de l’ordre de la bonté, pas de la performance de force ou de puissance. Allant encore plus loin, Caputo fait remarquer que si on pense à Dieu en termes de pouvoir, on est pour le moins déçu de l’imperfection de son action en faveur des pauvres et des malheureux. Il en déduit que Dieu est une promesse, pas un pouvoir.
De même, il montre comment la pitié, dans les évangiles synoptiques, est le geste exemplaire de la metanoia, à laquelle invite Jésus dans le Nouveau Testament. Il montre ainsi que lorsque Jésus guérit l’homme à la main desséchée, il n’applique pas le schéma universel à une situation particulière, il n’applique pas une loi générale à un cas particulier, mais il répond à l’appel de l’être singulier qui l’emporte sur les exigences de la loi. La metanoia nous ordonne de changer le cœur, de faire preuve jusqu’à l’excès de pitié, de suspendre les directives de la loi et de nous laisser être sollicités par l’autre, par ceux qui souffrent de leur altérité, de nous laisser toucher et assiéger par ceux qui sont assiégés. La metanoia est la manière dont on est touché par une force faible. La metanoia entend s’affliger du manque de pitié et succomber aux cris de la demande de pitié.
Analysant la parabole du pharisien et du publicain, il montre que le point central du récit est Dieu. L’histoire devient une parabole à propos de Dieu en tant que dispensateur d’un pardon inconditionnel ou radical. Dieu nous pardonne sans égard à nos mérites, nivelant par là la différence entre le pharisien, qui est un homme de bien, et le publicain, qui ne l’est pas. Dans le royaume de Dieu, où c’est Dieu qui règne plutôt que les calculs de la raison humaine, Dieu ne se soumet pas aux « conditions logiques » sous lesquelles le pardon fonctionne pour les êtres humains. » Il voit dans ceci une rupture entre le message de Jésus et les prescriptions du judaïsme traditionnel. Le judaïsme traditionnel offre un « pardon conditionnel », il n’accorde le pardon qu’à ceux qui se sont repentis, qui sont devenus justes, tandis que Jésus offre ce que Caputo nomme un « pardon inconditionnel », un pardon anticipé à ceux qui sont encore dans le péché. Comme le dit l’auteur, « Dans cette perspective, les pharisiens disent : Dieu vous pardonne si vous vous repentez, et Jésus dit : Dieu vous pardonne, donc repentez-vous et amenez vos vies. » (p.303) Du coup, il faut bien comprendre que l’événement du règne de Dieu est, selon les mots mêmes de Caputo, «  un nivellement radical de la différence entre le pharisien et le publicain, différence qui persiste aussi longtemps qu’on reste fixé sur le plan de l’être. Dans la mesure où ils sont tous deux tournés vers Dieu, ils sont tous les deux purifiés, ils remercient Dieu de les avoir élevés et ils sont donc tous deux des pharisiens. Mais dans la mesure où le pharisien est lui aussi parfois tombé dans le péché, ils ont été pardonnés tous deux et ils sont donc tous deux des pécheurs demandant merci à Dieu. » (p.310) Cette importance fondamentale reconnue au pardon est mise en résonance avec une analyse du pardon dans Totalité et infini d’Emmanuel Levinas pour qui nous pouvons placer le passé dans une nouvelle perspective qui  libère ou qui ouvre l’avenir.  Si je suis pardonné, je me vois donner une nouvelle vie et je deviens comme un enfant parce que mon passé se voit donner une nouvelle interprétation. Plus encore,  Levinas attribue une certaine « distinction » ou éminence au pécheur, un certain « surplus de bonheur, l’étrange bonheur de la réconciliation, la felix culpa » qui rend le fait d’avoir été pardonné un état supérieur à celui d’avoir été innocent depuis le début. 
De même, à propos de l’épisode de la résurrection de Lazare, Caputo note-t-il: « la composante la plus humaine-et-divine de cette histoire, ce sont les larmes de Jésus, ses pleurs devant la mort et la perte. (…) Cette histoire nous ramène non pas à l’omnipotence divine, mais à l’absence de pouvoir de Dieu que nous avons repérée dans le mythe de création de la Genèse » (p.326), aux limitations auxquelles Dieu est confronté (au vide sans origine et sans forme).
Ainsi l’hypothèse d’un Dieu faible, ou d’une force faible de Dieu, faisant l’économie d’une réflexion sur l’existence d’une entité portant ce nom, et œuvrant à une déconstruction du Nom de Dieu comme de la religion , fait en « sorte que la ligne de partage entre le royaume et le monde n’est pas la ligne qui sépare les croyants des athées. Ce qui compte, c’est l’événement, pas la dénomination ». (p.366). Cet ouvrage renouvelle la lecture de la Bible, comme la figure que la théologie confère à Dieu, « créateur tout puissant du ciel et de la terre » selon les paroles du Credo. Si l’hypothèse envisagée ne va pas sans rencontrer de multiples objections, elle invite courageusement le lecteur à ne pas pour autant réduire Dieu à son nom et à sa force, comme le fait la tradition.