Le néo-guévarisme d'un révisionniste nommé Olivier Besancenot.

"Commençons par écarter tous les faits, pour nous en tenir aux choses sérieuses, les légendes". Cette belle formule de Régis Debray, compagnon de route de Che Guevara, pourrait illustrer le petit livre qu’Olivier Besancenot consacre au "Che". Mais avant de rédiger son papier, le critique se trouve face à une alternative et s’interroge : faut-il rendre compte d’un ouvrage qui dans sa forme   , comme dans sa dimension historique est sans intérêt aucun ? Faut-il critiquer un livre qui ne vaut pas un clou ? Faut-il perdre son temps et faire perdre celui de ses lecteurs pour parler d’un livre à mettre au rebut ?

 
Le facteur "Che"

La réponse est "oui", et pour une raison très simple : ce livre est co-signé par Olivier Besancenot, porte-parole de la LCR, ancien assistant parlementaire européen d’Alain Krivine, et dont la candidature à l’élection présidentielle, il y a une année, a recueilli 4,08 % des voix. En outre, cet automne, les sondages ont crédité M. Besancenot de 40 % d’opinion favorable (Institut BVA) et la LCR est en cours de mutation ce printemps. Elle vient de mettre en place des "comités de base" et, en mai, une assemblée générale "constituante" sera convoquée pour envisager la transformation du parti trotskiste en "nouveau parti anti-capitaliste". En décembre, un Congrès devrait officialiser la mue.
 
Qu’Olivier Besancenot cherche à placer son combat de 2008 contre la mondialisation sous la protection tutélaire de la figure romantique de Che Guevara, mort il y a un petit peu plus de quarante ans, n’est donc pas innocent. "Le grand chantier pour élaborer le socialisme du XXIe siècle est ouvert" lance-t-il. Hanté par le "Che", Besancenot espère la réapparition de la légende. Croit-il en la réincarnation des héros ? En tout cas, il s’imaginerait bien dans la peau du Che réincarné. Raison de plus pour s’intéresser à ce qu’il écrit lorsqu’il s’improvise historien et biographe. Et de le lire sérieusement.
 
Intitulé Che Guevara, une braise qui brûle encore, ce petit livre de Besancenot est co-écrit avec Michael Löwy, expert du trotskisme et du judaïsme révolutionnaire et post-facé par Daniel Bensaïd, intellectuel organique de la LCR. Voilà donc, dès le départ, notre "facteur" bien encadré, dans la plus pure tradition du parti. Mais cette double caution dogmatique est-elle susceptible de faire ses preuves quant au sérieux historique, et historiographique, de l’ouvrage ? Cela reste à voir.

 
De la guérilla rurale au ministère de l’Économie de Cuba
 
La figure de Che Guevara reste l’une des plus intéressantes de la seconde moitié du XXe siècle. Argentin d’origine aristocratique, le "Che" (de son vrai nom Ernesto Guevara de la Serna) restera d’abord comme le numéro deux de la révolution cubaine : il a pris le pouvoir de force à la Havane avec Fidel Castro en 1959. Après sa séparation avec Castro, en 1965, soit à peine six ans après être devenu son ministre, le Che tentera d’internationaliser la révolution cubaine, au Congo d’abord puis en Amérique latine. Il sera tué par un soldat nommé Mario Teran, travaillant pour le gouvernement bolivien et indirectement soutenu par la CIA, en octobre 1967 – il y a quarante ans. 

Ce parcours singulier, Olivier Besancenot et Michael Löwy le reconstituent par bribes. Il ne s’agit pas, pour eux, d’être fidèles aux faits, mais de sélectionner tout ce qui confirme leur thèse. L’ensemble est décousu, déstructuré, mal écrit et d’une lecture pesante. Mais regardons-y de plus près.
 
Les années de formation du "Che" sont désormais bien connues. Pierre Kalfon, dans son importante biographie Che, Ernesto Guevara, une légende du siècle (Points Seuil, 1997) en donne un récit détaillé tout comme Jorge Castañeda dans son Compañero, Vie et mort de Che Guevara (Grasset, 1998). Le beau film Carnets de voyage propose également un survol intéressant de ces années. Hélas, Olivier Besancenot et Michael Löwy n’utilisent pas ces mines d’informations et rédigent au contraire des passages fantasmagoriques sur cette jeunesse du "Che". La conversion de Guevara au socialisme marxiste est, par exemple, plus tardive qu’ils ne le laissent entendre, plus idéologique aussi que simplement fondée sur ses observations de la misère (nos auteurs sont trop obsédés de peindre la cohérence d’un parcours pour s’attacher aux détails de la chronologie). Jeune, Guevara s’intéresse plus aux filles   et au voyage existentiel qu’au dogme.

Si l’apprentissage du marxisme du "Che" n’est ni compris, ni décrit, son entrée en révolution et ses années cubaines sont encore plus mal expliquées. Le plus consternant dans ce livre consternant est le peu de cas fait à l’idéologie et aux idées de Guevara. Écrire par exemple à propos du "Che" que "sa matrice idéologique ne s’est jamais figée", "sa pensée n’a rien de dogmatique" et a "toujours été en mouvement, en questionnement perpétuels, en interrogations incessantes, mue par une soif de découverte" est délirant. Certes, Guevara peut être considéré comme un intellectuel, celui qui agit à travers et pour des idées. On garde d’ailleurs de lui l’image d’un homme qui avait toujours un livre à la main et dont les sacs de voyage étaient plus lourds que ceux des autres, du fait des livres qu’il transportait. Certes, le Che a constamment intellectualisé son action et pensé son combat, mais il l’a fait dans un cadre étroit dont il n’est jamais sorti, celui d’un marxisme orthodoxe teinté de tiers-mondisme. Lorsque Besancenot le compare à Malcolm X, on se frotte les yeux. Pourquoi pas à Bob Dylan ?  
 
Besancenot et Löwy ont raison de décrire la "portée éthique du socialisme" de Guevara, mais une nouvelle fois, ils nous trompent. Cette portée éthique, qui plaira au lecteur peu attentif, est en fait une remise en cause des dévoiements du socialisme soviétique et, une nouvelle fois, un appel à une pureté léniniste. Et l’éthique dont parle Besancenot avec affection, est en réalité une idéologie qui fait froid dans le dos.
 
Les années de la révolution cubaine, et le combat construit sur la "méthode de la guérilla rurale", qui a rendu Guevara célèbre (et notamment la fameuse théorie du "foco", le rôle hégémonique du "foyer" de guérilla) sont idéalisées sans qu’on ne comprenne ni l’originalité de ce choix de stratégie militaire   , ni les raisons de son succès propres au contexte cubain. Mais c’est surtout dans les années où Guevara est au pouvoir, comme ministre de l’Économie de Castro, que les silences du livre sont les plus assourdissants. On va vite comprendre pourquoi.


Olivier Besancenot, le révisionniste

Le livre de Besancenot et Löwy commence comme une biographie et se poursuit comme un essai. Or, la grande idée de Guevara reste sa critique de l’Union soviétique : c’est ainsi qu’il a gagné sa place dans l’histoire et que, pour cette raison même, il peut être érigé en figure trostsko-compatible. Mais cette démarcation salutaire comporte plusieurs moments que Besancenot et Löwy réécrivent totalement. Le plus connu est bien sûr l’intervention du "Che" en Algérie lorsqu’il dénonce l’indifférence de Moscou aux luttes de libérations nationales et reproche ouvertement à l’URSS d’entretenir avec les pays sous-développés des rapports de type marchand, ce qui est, selon lui, contraire à la critique du capitalisme que les communistes prétendent élaborer et qui fait donc, en définitive, le jeu de l’exploitation impérialiste   . Mais il y a un autre moment clé dans cette mise à distance d’avec l’URSS - elle concerne bien sûr, et antérieurement, la crise des missiles à Cuba. Guevara est alors un jusqu’au-boutiste anti-américain qui est prêt à tout pour éviter la reddition de l’URSS. Quand Khrouchtchev recule, Guevara (comme Castro) est anéanti. Besancenot salue son courage et sa détermination. C’est oublier que la survie du monde est, à ce moment là, en jeu. Le radical Guevara aurait-il préféré l’utilisation de l’arme atomique ? La "trahison" de l’URSS que Guevara hier et Besancenot aujourd’hui dénoncent a tout simplement évité à la planète une guerre nucléaire   . C’est peu. C’est beaucoup.     

Cet épisode essentiel témoigne jusqu’à l’absurde de la vraie nature de Che Guevara. Son anti-soviétisme lui a valu de rester dans l’histoire et il a pu ainsi apparaître comme une figure d’un socialisme à visage humain – à tort. En fait, Guevara est un orthodoxe et c’est sur sa gauche qu’il critique l’URSS. Le "guévarisme" a plu partout dans le monde, et jusqu’à ce jour parmi les étudiants radicaux de toute espèce, du fait de son anti-stalinisme, alors qu’il était en réalité un néo-léninisme. Le rebelle, l’iconoclaste, le franc-tireur ont fait florès – alors que l’homme était droit dans ses bottes. On comprend alors pourquoi le "Che" plait tant à Besancenot.

"Le Che laisse derrière lui son carnet, ses combats et la légende de celui qui est mort pour ses idées, écrivent Besancenot et Löwy (…). Il incarne, des décennies après sa disparition, l’espoir, resté intact auprès des nouvelles générations, de changer le monde par tous les moyens nécessaires". Cette dernière phrase est importante. Si Besancenot est tant fasciné par Che Guevara, c’est parce qu’il pense, comme le jeune dictateur argento-cubain, que la fin justifie les moyens.

C’est ici que l'ouvrage pose plusieurs problèmes graves qui ont été peu signalés par la presse, et moins encore par les nombreux animateurs de télévision et de radio qui ont ouvert leurs micros et leurs ondes à Besancenot, lors de la sortie de ce livre, pour défendre la cause guévarienne et la sienne propre. Quid de la démocratie participative ? Quid du pluralisme politique ? Quid de la violence et de "la haine comme facteur de lutte"   ? Quid de "l’homme nouveau" que Guevara a prétendu bâtir ?

Che Guevara a été le co-fondateur d’une des plus endurantes dictatures du XXème siècle et Besancenot salue son oeuvre. C’est faire peu de cas de la réalité criminelle du castrisme révolutionnaire : les milliers de personnes exécutées, la froide machine à tuer mise en place par Castro et Guevara. Besancenot reconnaît ces morts commises en personne par le "Che" et les justifie en expliquant que Guevara "plutôt que de se retrancher derrière des subalternes, a assuré lui-même les exécutions de plusieurs dizaines de bourreaux et de dirigeants du régime de Batista". Ces pages sont tout simplement ignobles comme le sont ces assassinats ainsi légitimés après coup par notre trotskiste des PTT. Selon des biographies de référence   , Guevara n’a pas assassiné de ses propres mains des "bourreaux", mais des prisonniers politiques. Besancenot excuse cette "justice révolutionnaire" et souligne la "clémence" du Che. Il reprend à son compte l’idée que tous les opposants à la révolution cubaine sont des contre-révolutionnaires, oubliant qu’il s’agissait parfois de démocrates et souvent d’assassinats politiques.

Plus loin, Besancenot et Löwy affirment que "Guevara condamnait aussi de manière explicite le terrorisme". Et pour appuyer leur formule, ils citent une phrase du "Che" coupée de son contexte. La réalité est bien différente. Pour le "Che", la fin, on l’a vu, justifie les moyens. Le terrorisme, "technique" qui, à cette époque, n’a pas encore connu les développements contemporains que l’on sait, ne peut pas être écartée dans le petit manuel du parfait guévariste. Enfin, il y a bien sûr la peine de mort. Sur ce point, au moins, il n’y a pas de doute. Guevara était favorable à la peine capitale et l’a théorisée. Besancenot et Löwy se perdent en circonvolutions pour justifier l’injustifiable. Ils n’honorent ainsi ni Guevara, ni le trotskysme, ni la vérité.
 

Le culte illimité de l’autorité

La question de la violence comme arme politique, la défense de la peine de mort, le problème du parti unique et du leader omniscient ne permettent guère de défendre l’image de Guevara. Mais il y a pire, hélas. Cuba se caractérise encore (et Guevara a théorisé tout cela) par l’absence d’élections démocratiques et de pluralisme politique. Dès le début de la révolution cubaine, et jusqu’à aujourd’hui, les libertés de pensée et d’association, le culte illimité de l’autorité, la question de la libre expression des désaccords, le droit à une vie privée et à une orientation sexuelle de son choix n’existent pas dans le régime politique imaginé par Guevara et salué par Besancenot. La presse est bâillonnée et les prisons sont remplies d’intellectuels, d’écrivains, de journalistes et d’opposants de toutes sortes. Pour les minorités, pour les femmes, pour les homosexuels, mieux vaut vivre aux États-Unis, terre tant haïe par Guevara, qu’à Cuba, comme en témoigne le récit accablant de Reinaldo Arenas sur les prisons cubaines.

Face à ce bilan terrible, notre facteur trotskiste, faussement naïf, réécrit l’histoire et conduit sa propagande pour soustraire le prolétariat "des rouages de la machine capitaliste qui avale et broie les hommes pour les recracher sous forme de profits". On comprend bien sa stratégie. Il aime chez Guevara le rôle d’avant-garde du parti, le culte de la discipline révolutionnaire, la lutte d’une minorité active qui, à force de volonté, peut accomplir un grand dessein. En écrivant son livre, Besancenot pense à son destin propre et au nouveau modèle à construire, qui n’est pas sans rappeler "l’homme nouveau" voulu par le "Che". Tout obsédé parcette écriture du futur, il en oublie de rendre justice à l’histoire et vante donc "l’apport humaniste d’Ernesto Guevara". Si on lisait cet opuscule trotskiste dans les prisons castristes, on se pincerait.

 
Le drame de l’économie du sucre

Au-delà des idées, de la prise du pouvoir et des meurtres, il y a aussi la question économique, laquelle renvoie nécessairement à celle de l’exercice du pouvoir. Le bilan est ici, si l’on peut dire, encore plus désastreux. Les belles idées guévaristes se sont en effet fracassées au ministère de l’Économie cubaine. Ici, pas de circonstances atténuantes possibles, le "Che" a bien été le ministre de Castro. 

Tout le débat porte sur la "planification", mot magique. La théorie économique de Guevara est de défendre cette planification contre le marché. Et le premier domaine où cette théorie a été appliquée concerne le sucre, élément central et emblématique de l’économie cubaine. Dans ce domaine, l’un des objectifs du ministre de l’Économie de Castro est le passage de la monoculture du sucre à la diversification. Guevara crée de toute pièce pour cela toute une industrie centralisée autour de grandes unités modernes. Le résultat est vite décevant, aux yeux même du "Che", et surtout calamiteux pour les Cubains, leurs conditions et leur niveau de vie. D’abord, la production du sucre chute considérablement ; ensuite l’économie cubaine est peu à peu paralysée par une bureaucratisation terrible ; enfin, le système encourage inévitablement le marché noir et la corruption généralisée. C’est à peu près ce qu’il demeure quarante ans après, dans l’état ou Guevara l’a laissé. En pire. 

Dès 1963, Guevara se rend donc bien compte de son échec mais, en bon dogmatique, il croit que ses idées n’ont pas été appliquées et respectées dans leur pureté. Le "Che" ne tolère aucune concession, il renforce même la réforme urbaine, multiplie les expropriations de la grande bourgeoisie cubaine. C’est ce que Besancenot appelle sans doute, ailleurs dans le livre, le grand "esprit d’auto-critique" de Guevara. Peu à peu, l’économie cubaine s’effondre et cela se traduit, comme en URSS, par le monopole du pouvoir par une caste privilégiée. L’idée de la "diversification" de l’économie est un échec. Et depuis les années 1960, plus de la moitié des usines de sucre ont été démantelées et aujourd’hui Cuba doit importer du sucre !

"Une révolution qui ne s’approfondit pas constamment est une révolution qui régresse", écrit Guevara – formule que Besancenot porte en bandoulière. Mais c’est justement cela, cette incapacité à se remettre en cause, à adapter l’économie aux circonstances, à prendre acte des expériences, à privilégier la décentralisation, l’autonomie des assemblées, les expérimentations qui a condamné économiquement le régime castro-guevariste. On comprend pourquoi Besancenot tente d'évacuer presque complètement Fidel Castro de son livre, comme si le "guévarisme" pouvait exister de manière autonome, sans "castrisme".

Le pire, c’est que cet échec a tenu, si on peut dire, jusqu’à aujourd’hui. À Cuba, le pire, comme le dit une plaisanterie, est presque toujours sûr. Et le Cuba du "Che" portait en germe le Cuba de 2008 : le chômage, le travail au noir et la corruption sont la règle ; le salaire moyen (408 pesos) correspondant à environ 12€ par mois, les Cubains vivent souvent grâce aux remesas, ces fonds envoyés en devises de l’étranger… et de Miami. Les transports publics sont un cauchemar et les jeunes rêvent d’aller aux États-Unis. La vraie révolution cubaine que tout le monde attend – sauf Olivier Besancenot – ne peut être qu’une contre-révolution anti-castriste. Et comme hier, on a déboulonné les statues de Lénine, après avoir fait tomber celles de Staline, viendra un jour, à Cuba, ou on déboulonnera les statues de Guevara, après s'être débarrassé du régime de Castro.


L’internationalisation de la révolution cubaine

Après avoir anéanti l’économie cubaine, et contribué méthodiquement à la construction de la dictature castriste, Che Guevara a tenté d’exporter ses talents et ses idées sur la scène internationale. Normal, nous dit Besancenot, car le "Che" est "une source d’inspiration inépuisable".

L’essai d’Olivier Besancenot et Michael Löwy devient, au chapitre 5, une géographie de l’extrême gauche en Amérique latine : on croirait lire le Monde diplomatique de Claude Julien – en pire. Ce n’est pas peu dire !

Utiliser les idées du "Che" pour grille de lecture de l’Amérique latine comme elle va est un parti pris légitime tant la filiation guévariste est présente aujourd’hui dans le "sous-continent américain". "Dans cette nouvelle ébullition idéologique en quête de solutions égalitaires, démocratiques et antibureaucratiques, écrivent nos auteurs, la pensée du Che est une source d’inspiration inépuisable" (cela fait plusieurs fois que cette "source d'inspiration inépuisable" revient sous leur plume). Inépuisable donc sont les louanges tressées aux paysans zapatistes et le Vénézuela de Chávez est naturellement porté aux nues. Dans cette litanie consternante, on remarquera deux choses. D’abord la critique agressive de tous les régimes "sociaux-démocrates" d’Amérique latine, traités avec un mépris et une condescendance affligeantes (le Brésil de Lula da Silva, le Chili de Michèle Bachelet). Ensuite, l’apologie, qui n’a été dénoncée par personne, des FARC. Pour Besancenot, un dictateur vaut mieux qu’un démocrate et un groupe armée colombien d'extrême gauche qui tient en otage des prisonniers politiques innocents, comme Ingrid Bétancourt, se situe dans la lignée de Che Guevara. Tout cela se passe de commentaires.

Guevara a-t-il des circonstances atténuantes ? Le contexte explique-t-il ses actes, ses assassinats ? Nos auteurs le pensent. Des biographes plus exigeants, des observateurs plus lucides sur le Cuba contemporain, des critiques moins intéressés et plus autonomes, eux, en doutent. 
 

Le casier judiciaire et la légende

Le bilan de Guevara est donc sombre. Bien sombre. Pourquoi, dans ces conditions, la légende survit-elle aux faits ? Pourquoi le visage du "Che", et en particulier la photographie de Korda, si belle et si célèbre, apparaît-il encore aujourd’hui à tous les coins de rue chez les vendeurs à la sauvette de Gaza et de Ramallah, sur les trottoirs de Yaoundé et de Sarajevo, sur la place de la Révolution à Bucarest, dans les magasins hip de Saint Mark’s Place et de Dumbo à New York ? Comment ce symbole unit-il les Palestiniens radicaux et les white trash américains en quête de rébellion, les apprentis dictateurs d’Amérique latine et les terroristes arabes, comme les enfants de la bourgeoisie aisée de Californie ?
Répondre à cette question, c’est s’interroger sur la force des mythes. Mais c’est aussi comprendre comment la mémoire est sélective (et pas seulement celle d’Olivier Besancenot, la nôtre aussi). La vie de Guevara a été marquée par de nombreux faits et formules, attitudes et actes qui, plus que ses erreurs tragiques, demeurent jusqu’à aujourd’hui. C’est cela qui parle aux jeunes Palestiniens et aux activistes sud-américains, même lorsqu’ils ne savent pas lire dans le texte le marxisme.

Quelle est cette image ? Répondre à cette question, c’est s’interroger sur ce qu’est aujourd’hui encore, et partout dans le monde, le "guévarisme". Et c’est alors qu’il faut revenir à la vie et à l’homme. Vrai ou faux   , Guevara a mené son existence d’une manière exemplaire. Son destin christique, est celui d’un homme qui a fait de sa vie une illustration de l’éthique sociale, celui qui a su garder la révolte à fleur de peau, celui qui n’a cessé de se battre contre l’injustice dans le monde (en se trompant beaucoup sur les causes, et plus encore sur les solutions, mais en se battant tout de même et jusqu’à la mort contre l’injustice). Son combat solidaire s’est traduit chaque jour par des actes et des images. Le "Che" a porté haut une exigence de l’effort physique auprès de ses troupes, il a toujours choisi d’alphabétiser ses compagnons d’arme, défendu l’éducation et la culture (du moins tant qu’elles étaient au service du socialisme)   . Il a mené une vie caractérisée par une forme d’ascétisme social, refusant les avantages et les privilèges, les rémunérations supérieures, la nourriture, les soins – leçon qu’aucun apparatchik de Cuba n’a retenu   . Il a porté un sac encore plus lourd que les autres soldats dans la Sierra Maestra en tant que combattant et effectuait des heures de travail avec les ouvriers, notamment dans les champs de canne à sucre, en tant que ministre de Cuba. Cet homme sans cynisme a cru à ses idées et a accepté de mourir pour cela. Son marxisme n’était pas de circonstance. Son catéchisme léniniste n’était pas brandi pour épater la bourgeoisie comme Olivier Besancenot et ses tournées de postier   . Dans une époque où la fidélité intellectuelle, sans même parler du sacrifice pour des idées, apparaît comme un témoignage incongru de temps anciens, cette image de Saint Just assure encore au "Che" une belle postérité. Les adolescents des pays riches affichent son nom et son visage sur des tee-shirts en se donnant bonne conscience et en espérant être, comme lui, mais en plus light, un esprit vaguement contestataire. L’image du desperado au béret militaire, Warholienne, reste efficace même quarante ans après sa mort. Ce n'est pas prêt de changer. La "Vietnamienne", comme on appelait en 1968 la machine à polycopier, peut continuer à tourner pendant des années. L'industrie du merchandising et du product-tie-in de Guevara n'est pas un commerce en déclin.

Le deuxième élément qui contribue à la légende, c’est l’antiaméricanisme viscéral et total de Guevara. C’est un autre moteur très puissant du succès international du guévarisme. Non pas la critique des Etats-Unis (toujours souhaitable), ni même la remise en cause de l’hyperpuissance américaine (indispensable). Mais la haine de l’Amérique. Chez Guevara, cet anti-américanisme primaire à visage bolchévique s’apparente à une forme de racisme. Besancenot n’a pas trop de mal à en remettre une couche, oubliant tout ce qu’il devrait savoir (l’importance de la société civile aux Etats-Unis, le don, le secteur non lucratif, les communautés, le radicalisme noir et tout ce qui contredit la plupart de ses formules). A cela s'ajoute un paradoxe : l’Amérique constitue aujourd’hui l’un des pays de référence à travers le monde pour la libération des Noirs, des femmes ou des gays, mais apparaît aussi comme un des exemples d’un combat certes difficile, inabouti, et toujours menacé, des Latinos pour accéder à la démocratie et à la reconnaissance de leur identité. Et non pas Cuba ! Si Guevara n'est plus là pour méditer ce paradoxe, Besancenot aurait pu le faire pour lui.

Et puis il y a les formules, célèbres. A elles-seules, elles sont un bréviaire de conduite qui reste, à tort ou à raison, un modèle pour beaucoup d’activistes dans le monde : "Il faut s’endurcir sans se départir de sa tendresse" ; "Créer deux, trois, de nombreux Vietnam" ; "Révolution socialiste ou caricature de révolution"   .

Ces formules, ces attitudes, ces images du personnage ont contribué à façonner la légende. Mais c’est enfin, et peut-être surtout, sa mort, jeune, qui a figé son personnage rimbaldien, pour l’éternité, lui évitant le discrédit d’un Castro. Ses défenseurs contemporains peuvent d’autant plus saluer, comme le fait Besancenot, sa pensée qu’elle est restée en devenir avec sa mort en 1967, et que son action est inachevée et inaboutie, moteur diesel de la légende.

Besancenot peut alors prétendre – notez bien la barre slash et la parenthèse – que les notes de Guevara, et les carnets à venir, "constituent indéniablement une étape importante du chemin de Guevara vers une alternative communiste/démocratique au modèle (stalinien) soviétique"   . Aujourd’hui, le "Che" serait peut-être, à l’en croire, un démocrate bon-enfant adhérent de la CFDT, un Bernard Kouchner sans le béret, un Daniel Cohn-Bendit sans son accent allemand, un lecteur du Nouvel Observateur de Denis Olivennes ? Besancenot tente de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. A ce stade du n’importe quoi, mieux vaut conclure.
 

Le "besancenisme" est-il un guevarisme ?

Olivier Besancenot est à l’histoire ce que Thucidyde est au trotskisme. Ce n’est pas son truc. Anachronismes, lectures tendancieuses, mélanges des genres, mensonge sur des "vérités de faits" (comme le dit Hannah Arendt dans La crise de la culture), divagations, formules sentencieuses, contre-vérités, son livre Che Guevara une braise qui brûle encore (et dont le titre a lui seul est tout un programme) serait un modèle de copie bâclée de l’épreuve du bac histoire, s’il n’était signé par l’un de nos leaders politiques les plus en vue.

Besancenot et Löwy ont tenté vainement d’effacer le casier judiciaire de Che Guevara pour peaufiner la légende. Ils en ont fait dans leur biographie simpliste une sorte de Gramsci des tropiques, avec l’action en plus, et l’accent italien en moins. C’est un exercice de style - médiocre -, mais ce n’est pas de l’histoire. Tout juste de l’instrumentalisation et de la récupération politique.

En définitive, il y a pourtant bien une leçon à tirer pour le contexte français contemporain à la lecture de ce livre et du parcours de Che Guevara : celle d’un bel exemple à ne pas suivre, d’un cas d’école à ne pas répéter. En gros, il convient d’en faire une lecture opposée en tous points à celle de Besancenot. La gauche, pour évoluer et se construire, doit désormais se séparer définitivement d’une forme de gauchisme "guévariste". Elle doit couper tous liens avec une idéologie qui l’empêche de se moderniser. Elle doit traiter toutes les formes de néo-guevarisme, à la LCR d’Olivier Besancenot mais aussi dans plusieurs familles du gauchisme et de l'altermondialisme, pour ce qu’ils sont : une idéologie dont l’enthousiasme et les bons sentiments ne doivent pas faire oublier qu’il s’agit d’un dogmatisme, d’un mensonge et en définitive d’un totalitarisme. Ce petit livre dangereux aura au moins réussi à nous en convaincre : c’est bien un anti-manuel pour l'avenir de la gauche, centré sur la figure d'un contre-héros, qu'Olivier Besancenot a signé.     
 
 
 

* Deux ouvrages sérieux ont été largement utilisés pour faire ce compte-rendu : Pierre Kalfon, Che, Ernesto Guevara, une légende du siècle (Points Seuil, 1997) et Jorge Castañeda, Compañero, Vie et mort de Che Guevara (Grasset, 1998). Celui de Kalfon, plutôt bienveillant à l’égard du "Che", mais bien informé, est agréable à lire et accessible : nous le recommandons vivement.
 

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Crédit photo : BvdL / flickr.com